dimanche 14 janvier 2018

A Modiano, Modiano et demi

Souvenirs dormants (Patrick Modiano)
Le prix Nobel de littérature est une institution dangereuse. Depuis le temps – bientôt cinquante ans – que Patrick Modiano était un immense jeune homme racontant avec de timides balbutiements les tâtonnements de ses doubles romanesques dans une brume de souvenirs avec souvent pour seul viatique un vieux carnet d’adresses, le voilà devenu depuis trois ans et des poussières un vieux monsieur couvert d’honneurs pour l’ensemble de son œuvre. Dès lors, on ne peut ouvrir un opus du désormais grand homme sans quelque crainte : sera-ce le livre de trop ? N’aurait-il pas dû se taire, pour ne point écorner l’image de maître qui est dorénavant la croix qu’il doit porter ? En somme, le voilà empaillé, plongé dans le formol, voire enterré – certes en grande pompe.
Les détracteurs de Modiano nous diront que cela ne change rien, vu qu’il écrit toujours la même chose depuis au moins quarante ans[i]. Cela n’est pas entièrement faux, mais les fantômes qu’évoque Modiano ont leur charme, ce qui fait que l’on revient volontiers les visiter, ou en visiter de nouveaux qui ressemblent curieusement à leurs prédécesseurs…
Ni les détracteurs de Modiano ni ceux – dont je suis – qui sont sensibles à son charme sans en être totalement dupes ne seront déçus à la lecture de Souvenirs dormants. Au fil des noms notés dur divers calepins, le narrateur évoque, plus qu’il ne les raconte, ses relations avec une certaine Geneviève Dalame, vers 1965… Il y a évidemment de fausses pistes, tout un monde interlope de déclassés, de mages, de voyous et d’artistes ratés, ainsi que des souvenirs désagréables.
Seulement, les noms et les situations mettent la puce à l’oreille : tout cela, Modiano l’a déjà raconté, et pour de bon. Il semble ici avoir touillé la matière de plusieurs de ses romans, principalement parmi les derniers. Dans ce cas, c’est un peu paresseux, et nous devons déplorer la mort de Patrick Modiano, assassiné à coups de récompenses par l’Académie suédoise. Ou alors il a feint de dévoiler le procédé par lequel, à partir d’une matière concentrée, il créée celle de plusieurs romans, certes fort semblables les uns aux autres, mais avec toujours une petite différence : il suffit de combiner les affaires, de lier tel et tel personnages… Et dans ce cas, c’est peut-être une manière habile de clore un cycle, en prétendant vendre la mèche.
Clore un cycle, pour se taire ou pour en ouvrir un neuf : on signale la parution de Nos débuts dans la vie, pièce de Théâtre signée Modiano. Ne l’ayant pas lue, j’ignore si elle confirme mon hypothèse.
Jeux de dame (Thierry Dancourt)
« Si tu apprécies l’atmosphère des romans de Modiano, tu devrais essayer ceux de Thierry Dancourt », me disait à peu près, cet automne, un ami. Justement, cet automne est paru son quatrième roman, Jeux de dame[ii]. Le conseil est redoutable : s’il permet de savourer un roman bien écrit, agréable à lire, d’une intrigue bien ficelée, il présente le risque d’une déception.
Dans Jeux de dame, un homme employé à trier et classer les archives du Palais des colonies se lie d’amitié, et bientôt plus, avec une femme aussi mystérieuse qu’apparemment maladroite ou étourdie… Nous sommes en 1961, nous verrons le XIIe arrondissement de Paris, Berlin et d’autres lieux ; plusieurs épaisseurs de masques couvrant les visages des personnages, aussi, et les détours que prennent parfois les tromperies familières aux espions. Tout est en place en effet pour une modianesque errance. Cependant, quelques détails coincent, qui placent ce roman à un niveau inférieur à ceux de Modiano.
Premièrement, la narration peine à adopter un point de vue : est-ce celui de Pascal, l’archiviste, celui de Solange, espionne qui a tant brouillé les pistes qu’elle s’y perd un peu elle-même ? Ou celui de marc Jeanson, supérieur et amant de Solange, toujours préoccupé d’elle ? Voire des trois ? L’auteur ne prend pas parti, il hésite peut-être. Le point de vue de Pascal eût pu être le plus intéressant à adopter, dans ce qui est plus la recherche ou l’identification de Solange qu’une intrigue mêlant amour et espionnage. Cette intrigue eût pu justifier la multiplication des angles, l’alternance des récits, mais elle n’est qu’un prétexte. Le vrai sujet du roman est bien Solange.
Deuxièmement, tout est trop net. Adopter un point de vie une fois pour toutes eût été une manière intéressante d’introduire le tâtonnement, l’hésitation quant à la personne de Solange et de les faire partager au lecteur. Ce que sait fort bien faire Modiano – et qui fait le chare de ses romans, que l’on finit par confondre un peu tous.
Troisièmement, cette netteté et la neutralité du narrateur omniscient, combinées à une action située précisément en 1961, donnent l’impression d’un roman historique, d’une reconstitution en costumes où certains détails sont fournis avec une insistance qui n’est guère utile, sauf peut-être pour donner un certain genre, un certain charme d’époque aux personnage, à Solange surtout, dont nous savons qu’elle fume des « State Express 555 » et qu’elle roule en Volvo P1800. A propos de voitures, Thierry Dancourt doit être amateur : dès qu’un véhicule apparaît, nous en connaissons le modèle ; c’est une galerie d’époque : Alvis TD 21, Lancia Flavia, Ford Zephyr… Ici se pose un problème moins futile qu’il ne pourrait paraître : comment Solange pourrait-elle posséder début 1961 une Volvo P1800, alors que ce fort joli coupé ne fut commercialisé qu’à partir de la fin de cette même année ? Souci exagéré du détail, m’objectera-t-on. Pas tout à fait : cette erreur, du genre de celles que l’on fait parfois dans des reconstitutions historiques pourtant appliquées, serait fort bien passée dans un récit à la Modiano, à la première personne, avec quelques bégaiements, tâtonnements, hésitations sur l’époque, les personnages, l’aventure ou l’anecdote dont il est question…
Jeux de dame reste donc en-deçà d’un grand roman. Mais on peut y voir un divertissement de qualité, non dénué d’un certain intérêt.


[i] On aurait pu, en somme, lui décerner le prix Nobel de littérature il y a quarante ans. C’eût été une mort pour le moins prématurée. Que l’on songe, dans un autre registre, au prix Nobel de la paix décerné à un Barack Obama encore relativement neuf. Qu’a laissé M. Obama ? Le souvenir d’un brave homme, intelligent, élégant et ne manquant pas d’une certaine éloquence. Et c’est à peu près tout (ce qui fait, reconnaissons-le, un contraste saisissant avec son successeur).
[ii] Je précise que je n’ai lu aucun des précédents, Hôtel de Lausanne (2008), Jardin d’hiver (2010) et Les Ombres de Marge Finaly (2012), tous publiés ainsi que le dernier à la Table ronde.

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