samedi 7 octobre 2017

« Le Déjeuner des barricades » (Pauline Dreyfus)

Délaissons, voulez-vous bien, le mythe du « deuxième roman », celui-à-l’occasion-duquel-les-écrivains-sont-attendus-au-tournant. Comme il y a quelques jours, célébrons plutôt un « troisième roman », en cette « rentrée littéraire »[i]. Nous aurions tort de nous gêner en ce qui concerne Le Déjeuner des barricades de Pauline Dreyfus, dont l’opus précédent, Ce sont des choses qui arrivent, nous avait quelque peu déçu.
Voici donc un nouveau « roman d’époque au présent » qui nous ramène cette fois en 1968, soit longtemps après Ce sont des choses qui arrivent et peu avant Immortel, enfin, dont nous retrouvons d’ailleurs quelques personnages se coulant parfaitement dans l’univers de ce roman : Paul Morand, Patrick Modiano, Florence Gould…
Pour être précis, c’est le 22 mai 1968 que nous sommes transportés, à l’hôtel Meurice. Ce jour-là, au déjeuner de Florence Gould, le jury du prix Roger Nimier est attendu, ainsi que le récipiendaire dudit prix pour 1968 : un certain Patrick Modiano, immense et timide jeune homme, auteur de La place de l’étoile.
Comme on est en mai 1968 à Paris, tout est un peu à l’envers : le personnel du Meurice a décidé de travailler en autogestion – le chef-cuisinier a donc pris l’initiative de composer lui-même le menu de ce déjeuner[ii] – et une part non négligeable des convives se sont fait excuser. Qu’à cela ne tienne, on invitera quelques pensionnaires du moment : Salvador Dali et Gala, J. Paul Getty (qui acceptera de quitter sa suite où il s’était barricadé par crainte des « rouges »), ainsi qu’un vieux notaire de province venu s’offrir un peu de luxe à Paris avant de mourir. Ce dernier ne sera pas déçu et aura même son petit rôle à jouer…
Tout étant, donc, un peu à l’envers, ce sont quelques-uns des « vieux » (Paul Morand, par exemple) qui se réjouissent de ce chambard (par détestation de « Gaulle », à n’en point douter, pour ce qui est de Morand), tandis qu’il y a des « jeunes » pour en faire peu de cas. Ainsi Patrick Modiano rassurera et décevra ses commensaux en balbutiant que « les étudiants croient vivre une révolution alors qu’il s’agit d’un simple monôme ». Tout est dit. D’ailleurs, les choses ne tarderont pas à rentrer dans l’ordre, même au Meurice, où l’on devra toutefois déplorer un drame sanglant au sujet duquel Dali saura tout expliquer…
Pour retracer cette journée plus ou moins folle, l’emploi du présent s’imposait, contrairement à Ce sont des choses qui arrivent. Le présent ? « Il n’y a jamais eu pour moi de présent, ni de passé. Tout se confond. » C’est ce que répond Patrick Modiano au vieux notaire qui a avoué avoir été dérouté à la lecture[iii] de La place de l’étoile par la difficulté à en situer l’action dans le temps.
Il est curieux d’observer que Pauline Dreyfus, née en 1969, ait déjà publié deux romans situés en 1968. Eprouverait-elle une attirance pour un temps précédant de peu sa naissance, de même que Modiano, né en 1945 ? Qui sait ? On se délecte en tout cas en lisant – longtemps après le monôme – quelles furent les inquiétudes de quelques nantis à ce moment. Soit dit en passant, des bourgeois bien plus simples, s’imaginaient eux aussi, alors, Paris à feu et à sang (votre serviteur, bourgeois valboitrien né en 1972, en a entendu avec amusement quelques récits de première main…).
A propos d’amusement, Pauline Dreyfus semble en éprouver à l’idée apparemment saugrenue que Morand ait pu faire un vibrant éloge du premier roman de Modiano et y voir comme un héritage ou une prolongation de Nimier. Pour ce qui est de l’éloge, on conçoit qu’il puisse y avoir un malentendu entre l’antisémite Morand et Modiano sur son personnage, Raphaël Schlemilovitch, juif antisémite (ou pas). En somme, c’est un bon tour qu’aurait joué Modiano à Morand, admiratif pour de mauvaises raisons… Quant à l’héritage et à la continuation de Nimier, les raisons peuvent sembler meilleures, si l’on va plus loin que des notions vagues comme l’« insolence » et « l’esprit hussard ». On pourra lire dans le Cahier de l’Herne sur Nimier, paru en septembre 2012, un article de Bruno Blanckeman qui analyse la parenté et les différences radicales entre certains romans de Modiano (La place de l’étoile et La ronde de nuit) et Les épées de Nimier[iv].
Et Modiano ? « Après, il écrira », pour paraphraser Pauline Dreyfus (dans Immortel, enfin, mais cette fois au sujet de Morand). La ronde de nuit, donc, puis Les boulevards de ceinture et Villa triste. Ces deux derniers romans, moins « sauvages » que les premiers, délimiteront désormais son spectre. On peut lui reprocher d’avoir ensuite adouci sa plume. C’est d’ailleurs vraisemblablement pour cette raison qu’il a fini par être puni d’un prix Nobel de littérature en 2014[v]. Il l’avait bien cherché, diront les mauvaises langues. D’autres, dont votre serviteur, se contenteront de remarquer qu’en matière d’explosifs, Nimier est un nom bien plus recommandable que Nobel.
Mais assez de digressions. Outre le plaisir que procure la lecture de ce Déjeuner des barricades, reconnaissons-lui le mérite de nous inviter à quelques relectures : Immortel enfin, du même auteur, certes, mais aussi La place de l’étoile, ou encore Les épées ou L’étrangère. Et pourquoi pas, de Bernard Frank, Géographie universelle ?


[i] Curieuse invention commerciale des éditeurs, au parfum quelque peu scolaire. Faut-il s’imaginer des écrivains revenant de vacances, ayant délaissé bains de mer, pâtés de sable et coquillages – pour ne rien dire des cerfs-volants ni des épuisettes pour la pêche aux crevettes grises – pour endosser à nouveau le cartable ? Les habitués se donneront de fortes bourrades, les nouveaux seraient intimidés et il y aurait toujours quelques fayots avec un compliment pour la maîtresse, ainsi qu’un ou deux bons élèves jouant les affranchis turbulents…
[ii] Pour le plus grand plaisir des invités, semble-t-il.
[iii] Ce notaire est un sage et un homme bien élevé : invité à un déjeuner avec un écrivain, il court acheter son roman et le lit d’une traite. Comment réaliser un tel exploit en mai 1968 ? Il existe une de Rivoli une fort belle librairie où l’on ne saurait faire grève, mai 68 ou pas mai 68.
[iv] Dont il est permis de se demander, pour compliquer encore les choses, s’il ne s’agit pas d’un « négatif » de L’étrangère, premier roman de Nimier (refusé par Gallimard), qui ne sera publié qu’en 1968 avec une préface de Paul Morand (le monde est petit).
[v] Voir ici.

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