dimanche 26 février 2017

« Drôle de voyage » (Pierre Drieu la Rochelle)

A écrivain maudit, roman maudit : pendant des années, ayant vu figurer Drôle de voyage dans la liste des œuvres de Pierre Drieu la Rochelle, j’ai écumé les boîtes des bouquinistes à la recherche de ce titre. Rien, bredouille, macache. Il m’est même arrivé de temps à autre de douter de son existence. D’ailleurs, Drôle de voyage n’a pas eu l’honneur d’être sélectionné pour figurer dans le volume paru en Pléiade il y a cinq ans.
Que cachait cette malédiction ? Ce roman contient-il quelques propos particulièrement odieux (sur les Juifs, par exemple) ? Est-il pornographique ? Serait-il particulièrement raté ou insignifiant ? Ce n’est pas le cas, à en croire Bernard Frank qui, dans La Panoplie littéraire, le cite parmi « quelques bons romans » de Drieu, aux côtés du Feu follet et de Rêveuse bourgeoisie. De quoi être alléché si comme Bernard Frank on considère Le Feu follet et Rêveuse bourgeoisie comme de bons romans de Drieu.
Grâce aux éditions du Castor astral, il est désormais possible de se faire une idée sans avoir à jouer les archéologues : Drôle de voyage est disponible depuis 2016 dans une réédition publiée par cette maison.
Force est de constater, à sa lecture, que ce roman n’a pas les défauts que j’avais fini par soupçonner : Drieu n’y est pas plus antisémite que dans ses autres romans (quelques notations vers le début et la fin, de moins en moins insistantes, comme si Drieu se lassait lui-même de ce déplorable dada) ; ce n’est pas cochon, ce n’est pas insignifiant comme, disons, L’Homme à cheval ou Béloukia… Peut-être faut-il reprocher quand même à Drôle de voyage d’avoir un argument aussi ténu que L’Homme couvert de femmes[i], roman largement oubliable.
L’argument, donc, et l’intrigue aussi, de Drôle de voyage tiennent en effet en peu de mots : un jour, on présente à Gille Gambier[ii], vague diplomate resté au Quai et doté d’une réputation de coureur, Béatrix Owen, une Anglaise jeune et jolie mais chétive et timide, quoique non dépourvue d’intelligence : le contraire des femmes au corps ferme et à l’âme flasque dont il a l’habitude de se repaître. Ils se tourneront autour, on parlera de mariage, de plus en plus sérieusement… Mais la fuite et le gâchis sont des possibilités que Gille ne cesse d’envisager.
Peu d’intérêt en apparence, donc, dans cette mince intrigue – si ce n’est cette possibilité de fuite ou de gâchis qui se reflète jusque dans l’air expédié de la fin de ce roman. Reste donc la forme : certains passages dialogués – ou juxtapositions de monologues – ainsi que quelques ruminations de Gille ont quelque chose d’à la fois théorique et ampoulé qui pourrait rebuter. Il faut donc s’accrocher pour apprécier la part de comédie de pose de chacun des personnages : comment être perçu par les autres, comment se percevoir soi-même ? Quel personnage jouer et à qui ?
Dans ce registre, la drôlerie, la satire, et même par brefs instants la farce, ne sont pas absentes. Elles donnent du relief au texte. Ainsi, Lord Owen, le père de Béatrix, décrit comme un aristocrate anglais mutique et imbibé, sorte de carafe ambulante où décanterait quelque whisky de bon aloi, sauf à l’heure du thé, où l’on boit du thé. Ce n’est qu’à la fin qu’il ouvrira – brièvement – la bouche pour dire de manière assez lapidaire, mais plutôt lucide, à Gille ce qu’il pense de lui. Leur dialogue finit par un échange d’une drôlerie toute française : à Lord Owen qui lui dit « vous êtes déplaisant », Gille répond : « à mes heures ».
Pourquoi toute française ? Eh bien, c’est léger, désinvolte quoique peut-être plus profond qu’une blague cynique et élégante. On sourit souvent dans ce roman, pas comme à une satire farcesque à la Waugh (anglaise, donc), ni comme à la délirante comédie sociale à la Gombrowicz (polonaise, sous des déguisements universels). C’est le trait assassin jusque dans la syntaxe qui fait sourire, art français[iii] que Nimier portera à la perfection avec le naturel que l’on sait. Chez Drieu, cet art peut donner :
« Gabriel, l’aîné, quand il sortait de sa bibliothèque, était important dans l’industrie textile. »
Qui sait si ces traits si français ne gênaient pas Drieu, qui se rêvait en « Nordique » (sans en être dupe, comme déjà dans Etat-civil) ? Du reste, en termes d’identité, les incertitudes de Drieu pouvaient aller, comme on le sait, jusque dans la politique. A un Anglais qui le soupçonne d’être « bolchevik », Gille répond : « Tout au plus sommes-nous capables d’être fascistes, c’est-à-dire de mettre un peu de démagogie dans notre conservatisme. »  Lire cela chez Drieu-le-fasciste peut paraître étonnant. Mais il est vrai que nous sommes en 1933, époque où Drieu ne savait pas encore bien s’il était de centre-gauche ou fasciste. Il n’était sans doute pas le seul en son temps. Le spectre des idées politiques, à une époque donnée, a des porosités que nous sommes ensuite bien en peine de comprendre. Notons que cette pique envers le fascisme précède une de ces tirades un peu boursouflées… Mais est-ce vraiment Drieu qui fait alors l’intéressant, ou le personnage de Gille ?
Les éditions du Castor astral ont eu raison de citer sur la quatrième de couverture ce jugement de Bernard Frank :
« C’est ici que Drieu est à la fois le plus lui-même et le plus libre. Tout ce qui agace et tout ce qui séduit chez lui a trouvé dans Drôle de voyage son point d’équilibre. »


[i] Roman, soit dit en passant, dédié à Louis Aragon. A ce propos, j’évoquais ici il y a quelque temps le nom de Laurent Dandrieu, sur un tout autre sujet. Ce nom est, paraît-il, un pseudonyme choisi par admiration pour Drieu. En faisant un peu de lacanisme de comptoir (Jacques Lacan fut, dit-on, l’amant de la seconde épouse de Drieu), on lira : dans Drieu ; ou alors d’Andrieux, ce qui nous ramène à Aragon. Et nous oblige à nous interroger – sans réponse possible – sur ce qui a pu attirer des écrivains de la valeur de Drieu ou de son frère ennemi Aragon dans les idées politiques les plus indéfendables…
[ii] Double romanesque de Drieu ? Ce nom (orthographié Gille ou Gilles) apparaîtra dans quelques romans et nouvelles, jusqu’à Gilles.
[iii] Si, si, français, j’insiste. Un candidat à l’élection présidentielle, assez en vogue en ce moment, du nom de Macaron ou Micron, je ne sais plus, aurait récemment prétendu que la « culture française » n’existerait pas. On lui conseillera de lire un peu plus.

samedi 18 février 2017

Curieuses annonces

 A plus d’un titre
Les journalistes sont des êtres extraordinaires. Ils caressent ou tutoient parfois des sommets de comique, l’air de rien, sans paraître y penser. C’est une manière d’art.
On apprenait ainsi il y a quelques jours qu’aux Etats-Unis, lors d’un tournoi de tennis où était présente une équipe allemande, un « chant nazi » avait été entonné en lieu et place de l’hymne national de nos tudesques voisins. En ces temps de trumpomanie ou de trumpophobie, rien de tel pour insister sur la balourdise américaine.
C’était du moins ce que nous indiquèrent les titres de quelques journaux. Renseignements pris, l’erreur avait consisté à chanter le couplet « Deutschland, Deutschland über alles »[i], bien connu depuis 1844 et retiré en 1952 de cet hymne. Il est vrai qu’entre-temps le goût de paraître envahissant avait passé aux Allemands. Notons que cet hymne est chanté sur un timbre composé par Josef Haydn en 1797, ce qui n’est pas rien (et ce qui n’est pas nazi non plus grâce à Dieu).
Si j’étais un instant tenté par un manque de charité, j’appliquerais volontiers à nos amis les journalistes ce titre relevé dans le Figaro cette semaine : « Si les babouins avaient un cerveau plus développé, ils pourraient parler ». Mais ne cédons pas à la tentation, car l’article portant cet admirable titre contenait peut-être, qui sait, d’intéressantes informations sur la structure cérébrale des vaillants babouins, et contentons-nous de remarquer que si les serpents avaient des pattes, ils trotteraient peut-être avec une certaine élégance.
Les journalistes vont à la messe !
La plaisanterie est facile : quand un candidat à la présidentielle se rend sur l’île de la Réunion, il va de soi que celle-ci devient la Réunion électorale. C’est dans ce cadre que M. Fillon s’y trouvait il y a quelques jours, notamment le 12 février. Comme c’était un dimanche, M. Fillon s’est rendu à la messe. Miracle : les journalistes l’y ont suivi ! Ils ont été paraît-il fort impressionnés de ce que la lecture de l’Evangile se rapportât tant aux déboires de M. Fillon : « tu ne t’en sortiras pas avant d’avoir payé jusqu’au dernier sou. » Ils n’ont, semble-t-il, retenu que cette parole. Peut-être en est-il qui ont cru que le prêtre avait choisi ce texte exprès pour faire honte à M. Fillon…
Si c’est le cas, ils feront bien d’ouvrir un missel ou de se renseigner auprès de personnes plus au fait qu’eux pour apprendre que c’était l’Evangile[ii] lu dans toute l’Eglise catholique ce sixième dimanche du temps ordinaire (année A). S’ils voulaient bien savoir quelle richesse contient ce passage ! Il s’agit de beaucoup plus de taper sur les doigts d’un banal politicien français. L’eussent-ils d’ailleurs remarqué si M. Fillon s’était aussi discrètement que possible rendu à la messe à Sablé-sur-Sarthe ?
M. Fillon a peut-être rougi, tiqué ou blêmi. Qu’importe ! Nous avons probablement tous de quoi le faire en entendant ces paroles. Cela va bien plus loin, bien plus profondément dans l’âme de chacun que ce que certains semblent imaginer.
Alors, de grâce, n’assaisonnez pas trop les Evangiles à la mode de quelque passagère circonstance politicienne.
Affiches romaines
Les habitants du Vatican étant des êtres humains, il arrive que, même sur cette auguste colline, quelques-uns aient de quoi rougir. Ceux, par exemple, qui ont affiché sauvagement, çà et là dans Rome, des affiches représentant le pape François faisant la moue, au-dessus de cette apostrophe :
« Eh France' [diminutif de Francesco], tu as placé sous tutelle des congrégations, tu as viré des prêtres, tu as décapité l'Ordre de Malte et les Franciscains de l'Immaculée, tu as ignoré des cardinaux... Mais où est ta miséricorde ? »
Il faudrait faire deux ou trois remarques aux instigateurs de cette aimable campagne. Pour commencer, ces affiches sont fort laides ; l’Italie nous a habitués à plus de beauté. Ensuite, vu leur teneur leurs auteurs (qui ont préféré garder l’anonymat) se disent certainement catholiques ; or de tels procédés rappellent ceux dont usa un certain Martin Luther en 1517, en moins courageux toutefois : Luther, au moins, revendiqua ses paroles et ses actes ; si cela se trouve, des égarés auront applaudi à cette campagne après avoir reproché au Pape son voyage de Suède à la Toussaint. Enfin, dans certains milieux se voulant catholiques mais ne manifestant que peu de respect pour ce pape-là, on estime qu’il « divise » l’Eglise ; et que pense-t-on de pareilles affiches dans de tels milieux, en matière de division ? Que ces gens veuillent bien ouvrir les yeux et se demandent quel est le nom qu’on donne communément à celui qui a pu inspirer pareilles sottises.
Quant au pape, ils verront certainement où est sa miséricorde, quand ils auront humblement reconnu leurs errements.
Identitaires (bis)
J’avoue avoir éprouvé quelques scrupules il y a une semaine en écrivant, puis en postant ma modeste recension du livre d’Erwan Le Morhedec, Identitaire, le mauvais génie du christianisme[iii]. C’est que j’avais tendance à voir le triste phénomène abordé dans ce livre circonscrit à quelques sites internet aussi groupusculaires qu’agressifs. Or, quelle ne fut pas ma surprise, dimanche dernier, après la messe, d’être abordé par un quinquagénaire de bonne coupe qui rôdait à quelque distance des grilles de l’église. Il me tendit un tract et me parla brièvement de TV Libertés, chaîne de télévision « catholique et patriote » diffusée sur Internet.
Le tract est éloquent : il nous présente « la télévision des familles et des traditions ». Rien que cela ! S’ensuit une liste de programmes mentionnant les noms de quelques invités pas effrayants, ainsi que ceux, quelquefois moins rassurants, des animateurs. Bon, si MM. Martial Bild, Jean-Yves Le Gallou, Gilbert Collard et alii sont désormais des autorités spirituelles… Je crois que je m’en tiendrai aux prêches (excellents, en général) de mon curé. Et merci à ces gens de ne pas trop distraire d’innocents paroissiens[iv].
Le vrai visage du libéralisme
On apprenait il y a peu qu’une association d’inspiration catholique venait de perdre un procès contre une entreprise qui, par le biais d’un site Internet, permet de faire des « rencontres extra-conjugales » et ne se prive pas de faire régulièrement des campagnes d’affichage sur la voie publique. L’avocate de ces marchands d’adultère s’en est réjouie : « C'est la victoire de la liberté d'expression sur ces bigots animés d'une volonté de censure », a-t-elle cru bon de déclarer[v].
Rien de plus logique de nos jours que ce dénouement (provisoire ?) : nous vivons des temps de libéralisme ; qu’importent la morale, le code civil, la vie des couples et des familles, s’ils sont autant d’obstacles à un juteux marché, m’argent à gagner devant être la mesure de toutes choses ?
On tient souvent à distinguer, au moins en France, libéralisme économique, libéralisme des mœurs et libéralisme politique. Or ils font un excellent ménage (à trois), usant toujours contre leurs adversaires du même discours gentillet : vous êtes des bigots, des tartufes, des ennemis de la liberté ; vous êtes pleins de fiel et de haine ; vous êtes des réacs (ou des communistes, au choix, selon le penchant du gentil libéral qui s’apprête à détruire ce qui vous paraît précieux).
Les libéraux les plus extrêmes et les plus conséquents, s’ils sont à court d’arguments, se réfèreront à la Révolution française et à la fameuse maxime de Saint-Just : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté »[vi]. C’est par exemple le cas avec l’adoption « définitive » de la loi sur le « délit d’entrave à l’IVG »[vii].
Tout cela se tient, en somme. Je préfère être un bigot.


[i] De la Meuse au Memel, de l’Adige… Il fut un temps où les Allemands avaient les idées un peu trop larges au goût de leurs voisins…
[ii] Mt 5, 17-37.
[iii] Voir ici.
[iv] Je n’éprouve cependant aucun ressentiment envers le monsieur qui me tendit ce tract. Après tout, ce tract proclame « Enfin une télévision qui vous ressemble » : avec mon imperméable kaki, mes souliers anglais à doubles semelles, mes cheveux courts, mon air hébété et rougeaud, il se peut que j’aie été pris pour un amateur potentiel…
[v] Voir ici dans Le Figaro, par exemple.
[vi] Cette phrase fait toujours un peu trembler les plus raisonnables (c’est-à-dire les plus trouillards) des bourgeois libéraux. Ils savent bien que « la liberté » s’entend ici par la conception qu’en a celui qui prononce la phrase. C’est pourquoi ils préfèreront toujours, en matière de Révolution française, vanter la loi Le Chapelier ou se souvenir avec tendresse du calendrier républicain, qui ne comptait qu’un jour de repos par décade : ah, mon bon monsieur, quel bel exemple ! les ouvriers se tournaient sans doute un peu moins les pouces !
[vii] J’ai déjà radoté sur le sujet il y a environ deux mois, ici et .

samedi 11 février 2017

« Identitaire, le mauvais génie du christianisme » (E. Le Morhedec)

Sous différents assauts (conjugués ou non, peu importe en l’occurrence), les traits qui définissent les identités des civilisations paraissent menacés en ce moment. Cela vaut en particulier pour la nôtre, en France. La modernité, sous des formes techniques, mercantiles ou politiques, ainsi qu’une immigration massive et réputée inassimilable, voilà de quoi susciter des inquiétudes parfois légitimes. Pour qui ne veut pas se résigner à être effacé, deux voies sont possibles.
La première est celle, saine et toujours nécessaire, de l’illustration : elle consiste à accepter humblement un vieil héritage et à le faire vivre, y compris en le critiquant sur les bords et en l’enrichissant par la pratique des vertus qu’il porte.
La seconde est moins saine : elle consiste à figer, à mythifier cet héritage (quitte à le déformer), à en faire à la fois une idole et la bannière d’un combat politique ; à se flatter aussi d’en être le dépositaire. C’est cette voie que l’on peut qualifier d’identitaire.
Pour ce qui est de la France, la religion catholique fut longtemps une composante forte de notre identité, aussi bien par le rythme, le parfum et la couleur qu’elle donnait à la vie quotidienne et à la culture que par ce qu’elle nous a apporté de plus profond, de plus essentiel. Il n’est par conséquent pas étonnant que les tenants d’une voie identitaire essaient de se l’approprier et que quelques catholiques (dont il n’est pas permis de douter de la sincérité) cèdent à cette tentation. Nous y sommes d’ailleurs tous plus ou moins exposés.
Or, si les identitaires, en s’emparant de ce qui nous est cher (nos traditions, notre culture, notre histoire…), peuvent nous agacer quelque peu, il en va autrement en matière de religion : il ne s’agit pas seulement de ce qui nous tient à cœur, mais de ce que nous croyons être notre salut. La tentation identitaire est donc d’autant plus grave[i].
C’est cette tentation qu’entend combattre Erwan le Morhedec[ii] dans un bref essai – ou faut-il dire pamphlet ? – paru voici environ un mois aux éditions du Cerf : Identitaire, le mauvais génie du christianisme. Ce livre a provoqué de vifs débats – voire de vaines empoignades ? – dans un petit monde catholique, où il est souvent opposé à Eglise et immigration, le grand malaise : le pape et le suicide de la civilisation européenne, essai de Laurent Dandrieu ; ce dernier ouvrage est accusé d’être une attaque frontale et peu évangélique contre le pape François[iii].
Que reproche Erwan le Morhedec à nos catholiques identitaires ? En quelques mots, de réduire la religion catholique à quelques signes extérieurs vite folklorisés, de cultiver des réflexes communautaires, de confondre religion et « ethnie » (pour ne pas dire race), dé répandre un discours en permanence défensif, voire vengeur, et même de s’acoquiner avec des tenants d’un fumeux néo-paganisme, le tout à des fins plus politiques (nationalistes, le plus souvent) que spirituelles.
Un mal étant plus facile à combattre s’il est extirpé à la racine, Erwan Le Morhedec tente d’en cerner les origines. Parmi celles-ci sont évoqués certains écrits de Charles Maurras[iv] prônant en quelque sorte un catholicisme « déchristianisé », utile comme support ou ciment de l’ordre social, et rejetant « le venin du Magnificat » ou « les évangiles de quatre juifs obscurs ». On sait quelles frictions il y eut, dès 1926, entre l’Action française et l’Eglise…
Il ne cache pas non plus qu’en matière de réflexes identitaires l’époque est tentante, pour qui en rejette bien des signes (et souvent à juste titre). L’exemple de la « loi Taubira » et des protestations qu’elle occasionna[v] s’impose à cet égard, notamment en ce que cet épisode fut l’occasion pour certains manifestants jeunes, vifs et pleins d’allant, de rencontrer quelques tentateurs…  Ajoutons à cela un sentiment de vide, de délitement (aussi spirituel que social ou politique), y compris dans l’Eglise catholique en France il y a une quarantaine d’années, et bien des conditions sont réunies pour que la tentation fonctionne, avec ses promesses de vigueur et d’enracinement retrouvés. Bien des exemples des confusions qui en naissent sont fournis principalement dans le premier chapitre, « Par Odin et Notre Seigneur Jésus-Christ ? »[vi].
(Observons que ce chapitre, en présentant les racines du mal qui suffisent à sa démonstration, fait de ce livre plus un pamphlet qu’un essai. Sinon il eût mentionné d’autres antécédents historiques comme le gallicanisme, la vision napoléonienne – à travers le concordat de 1801 – du catholicisme et des religions établies en général, ou encore les excès des « Chevaliers de la Foi » à la Restauration, époque que connut bien Chateaubriand, auteur du Génie du christianisme.)
Après avoir décrit ce mal et certaines de ses causes (y compris dans de curieuses accointances ou perméabilités politiques, plus ou moins spontanées), Erwan Le Morhedec s’attache (dans le chapitre intitulé « L’identitarisme, nouvel antichristianisme ») à expliquer pourquoi ce mal en est un. Il y a chez bien des identitaires un attachement aux rites catholiques, dans leur réelle beauté, qui parfois ne semble pas aller au-delà de celle-ci, laissant de côté Qui cette beauté célèbre. Le danger est donc de faire de la religion un signe purement extérieur, de détourner certains catholiques vers une forme de célébration de soi, un brin narcissique : « ce christianisme identitaire, féru de passé glorieux, de cimetières et de vieilles pierres, dévitalise et stérilise le christianisme pour en faire une référence culturelle comme une autre », écrit-il page 117, avant d’avoir recours à une citation éclairante de Mgr de Germay, évêque d’Ajaccio, qui résume fort bien le danger : « On ne peut se contenter de préserver les signes extérieurs de chrétienté. Si l’on fait cela sans se préoccuper du cœur de la foi, nous risquons de nous trouver en face d’une coquille vide qui, un jour, s’écroulera ».
Enfin, Erwan Le Morhedec met en évidence ce que le comportement de nos frères identitaires a d’incohérent du simple point de vue du bon sens : dénonçant à juste titre le communautarisme parfois geignard d’autres religions, ils s’y livrent en se récriant contre le moindre acte ou la moindre parole hostile, voire contre l’absence de vœux de la part des autorités civiles au moment des fêtes chrétiennes ; se voulant défenseurs de la Chrétienté (notion vague : s’agit-il des territoires habités par des populations de tradition chrétienne ?), ils s’affirment prêts à l’être avec une virilité n’excluant pas la violence, ce qui n’est guère chrétien – d’où une longue citation fort bienvenue, pages 115 et 116, de Soumission de Houellebecq, qui rappelle qu’au fond, en cas (ce qu’à Dieu ne plaise) d’islamisation de la France, les identitaires (chrétiens ou non) pourraient tout à fait logiquement s’en accommoder[vii].
Le troisième chapitre (« La seule identité qui vaille ») ainsi que la conclusion de cet ouvrage, après les critiques des chapitres précédents, livrent une invitation que l’on pourrait résumer ainsi : si vous redoutez la disparition du christianisme dans nos contrées, cessez d’être sur la défensive ; cessez d’voir peur ; faites confiance à l’Esprit Saint et engagez-vous, rengagez-vous ! Au lieu de défendre une mythique chrétienté, illustrez le christianisme, par la parole et par les actes. Il y a de la place dans ce combat- là pour tout le monde, y compris pour les âmes viriles.
Pour finir, observons que Identitaire, le mauvais génie du christianisme a provoqué des cris outragés et des accusations extravagantes, Erwan Le Morhedec ayant été traité çà et là de pharisien, voire de cathare : curieuses accusations chez des gens épris de signes extérieurs et de pureté. Pour leur répondre, il suffit de deux citations : « Notre foi doit nous inciter et nous aider à refuser cette tentation identitaire. Elle est humaine, naturelle, compréhensible comme beaucoup d’autres tentations, il n’est pas coupable de la ressentir, il est coupable d’y succomber » (p. 142), ce qui n’est pas très pharisien et « Servir. Servir l’autre, servir le pays, servir Dieu » (p. 140), ce qui n’est pas très cathare. Les détracteurs de ce livre l’ont-ils vraiment lu ?


[i] La gravité de cette tentation est ce qui fait son importance, plutôt que le nombre des personnes qui y cèdent, que nous ignorons…
[ii] Dont on connaît le blogue Koztoujours.
[iii] Il n’en sera rien dit ici, ni en bien ni en mal, car je ne l’ai pas lu.
[iv] Voir notamment p. 50. L’auteur rappelle que tout n’est pas à jeter chez Maurras et dans l’Action française, mais que faire la part des choses est une tâche nécessaire et difficile si l’on veut s’y intéresser.
[v] Les habitués du présent blogue le savent (voir ici par exemple).
[vi] Dont un assez cocasse, concernant un objet nommé tour de Jul (p. 57) ; précisons qu’en vieux norrois, le mot jul désignait la période du solstice d’hiver (voir l’anglais yuletide) ; aujourd’hui, dans les langues nordiques, ce mot désigne la fête – bien chrétienne – de Noël. L’érudition des néo-païens est peut-être un peu hâtive.
[vii] C’est une réflexion intéressante que, sans me vanter, j’avais relevée dans ce roman (voir ici).

jeudi 2 février 2017

Pénélope guette

Personne, en France, à moins de vivre dans l’ascèse la plus complète et la plus admirable, n’aura échappé aux « révélations » concernant M. Fillon et les emplois fictifs qu’aurait occupés son épouse. J’ai déjà évoqué (ici) le peu d’enthousiasme que j’éprouve pour les propositions de M. Fillon, du moins pour ce que j’en sais, ainsi que la méfiance que m’inspirent les arguments dont il use pour les présenter ou les justifier. Puisque M. Fillon a revendiqué en matière de probité une conception exigeante de la fonction à laquelle il aspire, ces « révélations » devraient constituer pour moi une raison de plus de me méfier.
Cependant, j’ai des doutes. Point n’est besoin d’être initié aux secrets peu reluisants de la vie politique pour deviner que ces « révélations » tombent un peu trop à point nommé pour ne pas être le fruit de quelque coup monté contre M. Fillon. A ce que l’on sait, les affaires qui nous sont « révélées » ne dateraient pas d’hier après-midi. Elles étaient donc probablement connues depuis longtemps dans les milieux bien informés et quelques-uns ont dû attendre le moment approprié pour nous les apprendre. Le coup du dossier qu’on garde au cas où pour le Canard enchaîné est bien connu. Si ce qui nous est dévoilé ainsi n’est pas à l’honneur de M. Fillon[i] (ni de son épouse), le fait de le dévoiler maintenant et de la manière que l’on sait (par tranches chaque mercredi) n’est pas à l’honneur de ceux qui sont en train de le faire.
Pour la presse en général, peu importe que les faits soient avérés ou non (ils le semblent au moins en partie) et qu’ils soient légaux ou non (un avocat, Régis de Castelnau, peu « fillonniste » lui-même s’est étonné ici dans Causeur de la diligence de la justice dans cette subite et opportune affaire). Ce qui paraît compter pour nos amis les journalistes, c’est l’odeur alléchante de la viande fraîche et le bruit qu’ils vont pouvoir faire en la mastiquant et en la digérant. Ils auront comme d’habitude l’impression fugace d’être un peu ceux qui firent « tomber » Richard Nixon en 1974, donnant au passage à cette affaire le nom de Penelope-gate[ii], du prénom de Mme Fillon.
Qu’est-ce que le Penelope-gate ? Le portail de Pénélope ? Celui de quelque palais d’Ithaque ou des bords de la Sarthe, à moins que ce ne soit celui – rêvé – du palais de l’Elysée, rêve qui pourrait bien partir en fumée à cause des bourdes de M. et Mme Fillon ? Dans ce dernier cas, c’est en Espagne qu’il faudrait situer le palais de l’Elysée.
A moins qu’il s’agisse de dire que Pénélope guette ? Que guette-t-elle ? Le retour de son mari pour disperser de fâcheux et illégitimes prétendants ?
Mais revenons à des considérations plus sérieuses : cette affaire, outre qu’elle trouble l’image d’intégrité qu’entendait cultiver M. Fillon, trouble son discours. Comment l’écouter et en faire la nécessaire critique, avec tant de bruit ? Comment l’inciter à infléchir certaines des orientations qu’il revendique, lesquelles paraissent intenables[iii] ? Avec de telles incitations, M. Fillon aurait certes du pain sur la planche, obligé qu’il serait de revoir une partie de ses propositions. La tâche serait pour lui – et pour les Français – plus intéressante que celle qui consiste à restaurer son image.
Mais, dans tous les cas, nous savons bien que « faire, défaire et recommencer, c’est toujours travailler ». Voilà un proverbe que n’eût pas démenti une certaine Pénélope, il y a fort longtemps, avant de se remettre chaque matin devant sa tapisserie, en disant : « filons » !


[i] En résumé, nous découvrons, consternés, que M. Fillon est un politicien comme les autres, ce que nous aurions pu deviner depuis longtemps.
[ii] J’ai déjà évoqué ici cette détestable et ridicule habitude d’utiliser un peu à tout bout de champ le mot gate.
[iii] Voir à ce sujet un intéressant article de Guillaume de Prémare dans Permanences, ici (l’article est paru en décembre, donc avant ce lamentable vacarme).