mardi 26 décembre 2017

Relectures, sur des pistes

J’avais évoqué ici il y a quelques mois quels désirs de relectures pouvait éveiller la lecture du Déjeuner des barricades de Pauline Dreyfus : les premiers romans de Patrick Modiano, aussi baroques que coupants, puis les premiers de Roger Nimier, dont certains éclats et certaines arêtes pourraient constituer comme une annonce de la première manière (la meilleure, à mon goût) de Modiano.
Naturellement (je l’affirme au risque de radoter), relire un roman que nous admirons – ou qui nous a laissé un souvenir admiratif – est une entreprise analogue à celle par laquelle nous décidons d’aller revoir un paysage (ville ou campagne) que nous aurions quitté depuis longtemps, voire de retrouver une personne perdue de vue. Les mots, les lieux, les personnes aussi, nous retrouvent comme nous sommes, comme nous avons changé. Notre sensibilité, fatalement, a évolué, pour toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises. Nous ne percevons plus les mêmes couleurs, les mêmes proportions, ni les mêmes traits. D’où le risque d’être déçu, mais aussi la chance de découvrir des beautés jusque-là négligées.
Le jeune Modiano, celui de La Place de l’Etoile et de La Ronde de nuit, ne bouge guère : il nous égare toujours dans une nuit où il devient difficile de distinguer les collaborateurs et les résistants, les juifs et leurs persécuteurs ; dans un Paris occupé, distordu par la nuit ou le cauchemar, le narrateur, mêlé à toutes ces catégories, ne sait plus trop lui-même à laquelle il appartient, peut-être à toutes, à la fois ou successivement. La rage, la cruauté, la peur et la tendresse nous attaquent sans trop prévenir, sous un vernis de cynisme.
Ces ingrédients sont peut-être ceux dont use, quelque vingt ans plus tôt, le jeune Roger Nimier. Le résultat est tributaire du dosage, bien entendu, ainsi que de la manière. L’Etrangère, pour commencer, met en scène le penchant que ne peut assouvir un jeune homme morose, taquin et bourré de littérature pour une jeune Tchèque, tout juste mariée et de passage… Pour ne point être dupe de ce malheur – immense ou minuscule – l’auteur-narrateur lui donnera des couleurs comiques, tragiques ou cruelles, liées par une solide autodérision. C’est délicieux, les drames de l’histoire ont leur place aussi, mais le coupant n’y est pas encore : quelques égratignures tout au plus.
Modifier le dosage, voilà le secret : Nimier s’y applique dans Les Epées, sortant pour de bon de lui-même pour créer l’étonnant François Sanders, personnage des plus ou des moins recommandables selon la facette qui nous sera montrée. Et là, nous nous coupons souvent, François Sanders aussi, probablement, qui nous assène au passage un aphorisme farfelu, définitif et pas si bête sur la politique et ses séductions :
« Les boîtes de conserve vides, à la semblance des dictatures, sont agréables à regarder – mais à l’usage elles se révèlent d’un caractère blessant. Tandis que les épluchures de légumes, si elles sentent aussi mauvais que les républiques, au moins peut-on s’y habituer. »
Suivons notre piste : « l’odieux et séduisant Sanders » refait son apparition dans Le Hussard bleu, sur une période éludée au milieu des Epées. Est-il encore au centre de ce roman ? Peut-être pas. On pencherait plus pour le tendre cavalier Saint-Anne[i] ou certaine jeune femme allemande… Peut-on être sûr de quoi que ce soit dans ce roman où la multiplicité des facettes ne réside pas tant dans chaque personnage que dans la succession des points de vue, chacun succédant à l’autre pour tenir le poste de narrateur ? L’explosion est rendue sensible par les variations du style, d’un Nimier multiple (Sanders / Saint-Anne) à divers pastiches parfois poussés à l’extrême ou à la caricature – Proust, Céline, Ernst von Salomon[ii], et pourquoi pas Joyce, dans le dernier monologue de Florence. Il ne faudrait pas seulement y voir une vitrine étourdissante des talents de Nimier – celui d’écrivain bifide et celui de pasticheur –, ce qui serait aussi magnifique que vain. Chaque personnage  - chaque narrateur – a sa place pour vivre et respirer, du nationaliste allemand frustré, exalté et cynique au brigadier Casse-Pompons, mouche du coche geignarde perdue dans la grande histoire, en passant par un des colonels les plus scrogneugneu et culotte de peau de la littérature française.
En 1967, une traduction tchèque du Hussard bleu parut en Tchécoslovaquie. C’était l’année où parut dans le même pays le premier roman de Milan Kundera, La Plaisanterie. Par bien des aspects, on serait tenté de rapprocher les deux romans : deux successions de narrateurs différents, exposés à l’histoire. Seulement, Kundera acheva l’écriture de La Plaisanterie en 1965. Au premier abord, l’histoire et la politique sont au premier plan, toute l’intrigue tournant autour de Ludvik, militant communiste humilié par le régime qu’il avait soutenu, avide d’une petite revanche toute personnelle qu’il mettra quinze ans à prendre… ou non.
Or l’histoire, la politique, la vie dans un régime totalitaire, tout cela pourrait ne constituer qu’un cadre auquel, certes, nous qui n’avons pas connu la vie dans un pays satellite de l’URSS accordons une importance qui ne serait pas celle voulue par Kundera ni celle perçue par un lecteur tchécoslovaque de 1967. Après tout, une bonne manière pour un écrivain d’être crédible consiste à faire vivre ses personnages dans un monde qui lui est familier.
Ce détachement du politique permet de percevoir une intrigue où la vengeance et sa vanité – au travers du personnage principal se confrontent aux possibilités – vraies ou fausses – du pardon, au travers de personnages apparemment secondaires tels que Kostka ou Lucie (quoique cette dernière n’accède jamais au statut – temporaire – de narrateur[iii]) ; où s’entrelacent aussi un grand sérieux et une réjouissante cocasserie. Quant à la politique, au régime totalitaire… Eh bien, il est possible d’y voir un prétexte pour dépeindre les arrangements, les compromissions, les enthousiasmes, les incohérences ou les hypocrisies des différents personnages. Leur courage ou leurs interrogations aussi, parfois. Et c’est passionnant, bien plus qu’une simple peinture un peu satirique de la vie en Tchécoslovaquie, entre 1949 et 1965.
Il faut dire, à la décharge de ceux qui se seraient égarés sur la piste de la satire politique (ou plutôt limités à celle-ci), que Kundera ne nous aide à comprendre tout cela que dans une postface, qui ne manque pas d’un certain sel en ce qui concerne la découverte – amusée ou consternée – par l’auteur de la traduction française de son œuvre. Cela peut faire penser à l’agacement qu’éprouva plus d’une fois Vladimir Nabokov en tombant sur les traductions dans diverses langues de ses romans.
Encore une piste ? La littérature est décidément pleine de portes.


[i] Echo des naïvetés exquises de L’Etrangère ?
[ii] Volontairement mal digéré, semble-t-il, pour un effet à la fois tragique et grotesque.
[iii] Point commun qu’elle a avec Rita, l’Allemande du Hussard bleu.

mardi 19 décembre 2017

Apothéoses contemporaines

Considérons deux hommes à qui leur activité aura conféré un certain statut et ayant atteint récemment les limites de leur séjour ici-bas.
Le premier était un de ces écrivains que d’aucuns trouverons comme il faut, voire dans la bonne moyenne : académicien, bien né, longtemps titulaire d’un rond de serviette dans un magazine des plus convenables, auteur couronné de succès… C’était aussi un « bon client » pour la radio et la télévision : peut-être beaucoup retiendront-ils de lui, plutôt que ses talents d’écrivain, ses charmes de causeur, son humour, une certaine lucidité quant à sa position dans l’histoire des lettres ; le plaisir aussi qu’il semblait prendre à la conversation, goûtant les mots, les retenant un temps en bouche comme on le fait d’un bon vin… Ajoutons, pour ses apparitions télévisées, une tenue élégante et un regard bleu et vif qui, auprès des dames, compensait peut-être une taille un peu courte. Mais ne nous attardons pas sur le physique ni sur la vie privée de Jean d’Ormesson.
A peine la presse lancée dans un niagara d’éloges funèbres, le second décédait. Celui-là était d’un autre genre : comme un vieux petit garçon d’après-guerre ayant du mal à se situer et s’étant trouvé – peut-être – une identité dans le culte d’une Amérique rêvée : motos, Los Angeles, grosses voitures, route 66, rock n’roll… Au point de prendre, au seuil d’une longue carrière de chanteur, un nom de scène qui faisait « américain ». Ce qui étonnait chez Jean-Philippe Smet, dit Johnny Hallyday, c’est la capacité de durer, en une permanente mue, de celui qui eût pu n’être qu’un chanteur yéyé de plus, ainsi que le mélange de mégalomanie et de simplicité dont il donnait l’impression. Au fond, ce qu’il fit durer – et ce qui le fit durer – est peut-être l’énergie, l’engagement, la sincérité avec laquelle il perpétua l’esprit yéyé. L’esprit yéyé ???? Mais oui, un culte du toc, d’une Amérique de carton-pâte, dont Johnny Hallyday fut en quelque sort le grand prêtre, voire l’archevêque[i].
Naturellement, il ne sied pas d’ironiser sur ces deux défunts. Ces deux hommes sont pleurés par leurs proches et aussi par leurs admirateurs. Et il ne m’appartient pas – pas plus qu’à quiconque – d’évaluer les profondeurs des âmes de ces deux hommes. La moindre des choses est de souhaiter la paix à ces deux âmes. C’est d’ailleurs au moins en partie le sens des obsèques religieuses qui ont été célébrées pour chacun d’eux.
Ce qui m’a surpris en revanche, voire amusé, c’est l’espèce de deuil national qui a été presque décrété pour ces deux hommes. Il faut bien parler d’espèce de deuil et de presque décrété. Il a été question, outre les obsèques religieuses, d’hommage national pour Jean d’Ormesson et d’hommage populaire pour Johnny Hallyday, les deux étant présidés, en quelque sorte, par l’auguste et jupitérien M. Macron. Hommages d’une forme d’ailleurs inédite, semble-t-il. Comme si Jupiter, enfin parvenu à sa place, pouvait décider de qui avait droit à une apothéose.
(Les mauvais plaisants auront pu redouter un instant que M. Macron, dans sa frénésie du simultané, dans son et en même temps permanent, n’admît sur les flancs de son Olympe Johnny d’Ormesson[ii]. Mais il n’en fut rien. Laissons là les mauvais plaisants.)


[i] Les photos de lui dans ses vieux jours le montrent souvent dans des tenues sombres, avec une espèce de croix pectorale…
[ii] Jamais à court de révélations essentielles, les journalistes ont déniché un arbre généalogique révélant la parenté – lointaine – entre Jean Bruno Wladimir François de Paule Lefèvre d'Ormesson et Jean-Philippe Smet. Ils eussent pu se contenter d’observer que Smet, c’est Lefèvre en flamand.

lundi 11 décembre 2017

Joyeux Léon !

Faut-il encore joindre ma voix au chœur – déjà d’ancienne fondation – des lamentations sur ce que le monde moderne a fait de Noël ? Bien évidemment, les dégueulis de mièvrerie et le tapage mercantile dont nous sommes envahis dès le début de l’Avent me révoltent, comme tout chrétien normalement constitué. Entendre des haut-parleurs éructer des Petit Papa Noël et des Jingle Bells ou avoir vent de « calendriers de l’Avent » où chaque case renferme un bon de réduction dans un hypermarché[i], voilà qui naturellement me donne envie d’organiser des distributions de gifles. Mais bon, j’ai mieux à faire.
Il arrive par ailleurs que des industriels renoncent à inscrire Noël sur les étiquettes des produits spéciaux dont ils entendent inonder le marché à cette saison. C’est, paraît-il, dans certains pays, le cas d’une grosse brasserie belge. Certains s’en sont offusqués, voyant dans cette décision un triomphe du laïcisme, voire une manœuvre destinée à complaire aux musulmans (avec de la bière, enfin, bon…). D’autres, chrétiens revendiqués eux aussi, s’en féliciteraient presque : c’est toujours une annexion de moins (oh, parmi des milliers qui demeurent) de Noël par la consommation[ii]. Je ne suis pas loin de partager leur avis[iii].
Le risque, après tout est grave. A un tel point qu’il est des chrétiens, et même des prêtres pour envisager de ne plus utiliser le nom de Noël, tant il a été sali et abâtardi par les zélateurs de Mammon. C’est paraît-il le cas d’un prêtre irlandais qui s’est récemment exprimé en ce sens. Si je comprends la lassitude de ce prêtre, je ne peux l’approuver. Après tout, devant les marchands du temple, Jésus n’a pas dit : « puisque c’est comme ça, je rentre à la maison »…
Evidemment, pour un chrétien, les autres noms ne sauraient manquer, à commencer par la Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ, pour ne citer qu’un exemple assez explicite. Chez les laïcards, la chose est plus difficile : ceux qui parmi eux ont de (louables) idées « sociales » sont eux aussi écœurés par l’invasion de tout par le marché ; mais ils craignent aussi l’eau bénite, les pauvres. Certains, à Poitiers par exemple, ont décidé de fêter Léon à la fin de l’année. J’ignore si des anticléricaux irlandais auront eu l’idée de célébrer Samtsirhc, ce qui aurait pour nous, vu de loin, le charme d’une hypothétique sonorité gaëlique.
En tout cas, je veux bien aussi fêter Léon s’il s’agit de sortir dans la rue et de gifler les oreilles des passants en lisant à haute voix les œuvres de Léon Bloy.
Dans ce cas, et dans ce cas seulement, je crierai bien volontiers : joyeux Léon !


[i] En toute saison, le mercanti n’a qu’une idée : traire la vache. Qu’elle soit grasse ou maigre.
[ii] Même si je ne refuserai certainement pas que l’on me serve à Noël un verre de quelque bonne et onctueuse bière brune  issue de quelque brasserie artisanale…
[iii] Voir ici, par exemple, chez Phylloscopus.

dimanche 3 décembre 2017

Le sexe des genres

Il serait peut-être exagéré de prétendre que jamais autant qu’à notre époque la frontière entre les causes de franche hilarité et celles de consternation n’a été aussi mince. Peut-être, dis-je bien. Ainsi, on apprenait récemment que des élues dites écologistes du conseil de Paris avaient proposé de modifier le nom des « journées du patrimoine » pour en faire les « journées du matrimoine et du patrimoine ». Comme toujours, la modernerie n’en finit pas de renouveler son stock d’occasions de se tenir les côtes. En quelques jours, certains ont eu le loisir et le talent de mettre en évidence la cocasserie de ce genre de bêtise[i].
Soit, rions un bon coup (cela en vaut la peine), et puis haussons les épaules ? Presque. Ce genre d’imbécillité pose des problèmes peut-être graves.
D’abord, celui de l’hystérie féministe. Que des femmes soient plus souvent que des hommes victimes de violences, d’injustices ou tout simplement de condescendance, cela semble un fait. C’est déplorable, et il convient non seulement de s’en indigner, mais aussi de corriger autant que possible ces tristes réalités. Mais comment le faire lorsque quelques précieuses ridicules viennent encombrer les débats avec leurs futilités ? Bon, l’hilarité est si générale en l’occurrence que l’affaire a de fortes chances de rencontrer vite sa destinée de courant d’air.
Ensuite, celui de l’écologie politique. Que cette proposition émane d’élues encartées au parti nommé Europe Ecologie – les Verts donne une idée assez claire de l’imposture que représente ce parti. L’impression est celle d’un ramassis de snobs progressistes qui pensent avoir mieux à faire que de s’intéresser à de vraies questions écologiques. Il y en a de nombreuses à poser à Paris ; ce sont des questions sérieuses, parfois urgentes, qui méritent mieux que les opérations de com’ souvent désastreuses de Mme Hidalgo.
Il semble d’ailleurs qu’un peu partout on se sente pressé d’obéir à la mode plutôt qu’à sa mission essentielle. Il appert, par exemple, dans un tout autre ordre que ce qui précède, que l’Eglise suédoise (de confession luthérienne) proposerait dans son nouveau missel des formulations évitant de mentionner Dieu avec des formes trop masculines. Selon ce que j’ai compris, certaines tournures permettraient d’éviter aux pasteurs que cela gênerait d’employer des mots comme Seigneur (Herre en suédois) ou Père (Fader en suédois). Contrairement à ce que de petits êtres caricaturaux (identitaires luthériens[ii], progressistes qui considèrent hâtivement la Suède comme leur seconde patrie sans y avoir jamais mis les pieds, journalistes) ont pu affirmer (pour s’en offusquer, s’en émerveiller ou s’amuser du pittoresque de la chose), l’usage du désolant pronom « neutre » hen (ou plutôt Hen, s’il s’agit de Dieu) n’a pas été envisagé. Certains pasteurs suédois ont néanmoins exprimé quelques inquiétudes : quid de la sainte Trinité, commune à tous les chrétiens ? N’est-ce pas là une manière un peu légère de se séparer des autres confessions chrétiennes ? L’Eglise suédoise a cependant précisé qu’une bénédiction pourrait toujours être prononcée au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, mais qu’elle pouvait aussi l’être au nom du Dieu trine… Que de complications et de vaines disputes en perspective !
On pourra me faire plusieurs objections :
Premièrement, dans la vie de toute Eglise, il est nécessaire de temps à autre de faire des réformes. D’ailleurs, dans l’Eglise catholique, la traduction française du Notre Père[iii] vient de subir une mise à jour, désormais en usage dans les pays francophones. Certes, mais dans ce cas précis cette mise à jour a été jugée nécessaire pour lever une ambiguïté dans le texte d’une prière essentielle. Il ne s’est point agi de céder à un genre d’esprit du temps.
Deuxièmement, de quoi est-ce que je me mêle, étant catholique ? Eh bien, je me fais du souci pour mes frères luthériens suédois, voilà tout ; je n’ai pas envie de répondre à la manière de Caïn : « suis-je le gardien de mon frère ? ». En l’occurrence, je suis triste de voir une Eglise à laquelle je n’appartiens pas paraître se soucier de choses futiles plutôt que du salut de l’âme de chacun, tout en risquant de s’épuiser dans des disputes.
Troisièmement : soit mais dans ce cas, pourquoi ne pas inviter les luthériens suédois à « redevenir » catholiques ? Cela, il faut le demander aux catholiques suédois. Ils répondront certainement que les portes de leurs églises sont ouvertes, mais que nul catholique ne peut forcer quiconque à les franchir.
(Mais évidemment je préfèrerais voir ces deux anecdotes demeurer ce qu’elles devraient être, à savoir de bonnes blagues…)


[i] Comme David Desgouilles, ici. Observons que remplacer la maire de Paris par la paire de Maris affolera les complotistes, qui y verront une tentative à peine masquée de promouvoir l’ouverture du mariage aux femmes polyandres.
[ii] Ils ont aussi les leurs.
[iii] Laquelle a donné lieu aux enthovenesques élucubrations que l’on sait. Mais que M. Enthoven soit pardonné, ayant fait amende honorable.

samedi 25 novembre 2017

Le caporal épinglé ?

On a récemment prêté à Mme Agnès Buzyn, ministre de la santé, une velléité de bannir le tabac du cinéma français, ou tout au moins de prendre « des mesures fermes ». L’intéressée a démenti, mais le soupçon demeure. Il existe paraît-il des ligues pour s’indigner de voir des personnages fumer dans les films. Cela inciterait les spectateurs à fumer.
Or fumer nuit à la santé, ce que nous savons à peu près tous, que nous fumions ou non. Si les noms de Virginie, Maryland, Havane, Saint Domingue, voire caporal ou scaferlati, en font rêver certains, ils font aussi tousser tout le monde. Observons que ceux qui reprochent à l’idée prêtée à Mme Buzyn d’être une intrusion de la morale dans l’art se trompent : il s’agit bien plutôt d’hygiène. Dans la même logique, la crasse, la poussière, les voitures à moteur thermique et les mauvaises habitudes alimentaires devraient disparaître de nos écrans. Sans parler des tenues trop légères, qui risquent de donner aux spectateurs des désirs d’attraper froid.
Où je rejoins ceux dont je prétendais dénoncer plus haut l’erreur, c’est que de l’hygiène à la morale, il n’y a qu’un pas : si montrer au cinéma des personnages au comportement peu hygiénique nuit à la santé, alors montrer des personnages au comportement répréhensible pourrait aussi bien être répréhensible. On ne saurait, du reste, se limiter à la morale : après tout, le moral compte aussi ; pourquoi ne pas interdire tout film où se produirait un malheur ? Où paraîtrait l’imperfection qui frappe le monde et les hommes qui l’habitent ? C’est parfois un peu déprimant, et il n’est pas gentil de montrer des choses déprimantes.
Il siérait d’ailleurs d’étendre cette interdiction au théâtre et à la littérature. Qu’en résulterait-il ? Vraisemblablement, l’impossibilité de toute intrigue, même la plus simplette, de toute drôlerie, de tout drame et de toute tragédie. Tout cela ne repose en fait que sur l’imperfection ou l’adversité, ne serait-ce que momentanée. En résumé, tout récit, même édifiant, serait impossible. Il ne resterait plus qu’à filmer, représenter ou raconter l’histoire d’un caillou posé sur un rocher assez stable pour lui éviter une malencontreuse chute, laquelle pourrait avoir des conséquences désagréables. Cela aurait peut-être le charme minimaliste que l’on prête au zen, du moins tel que l’on se l’imagine en Occident. Trois minutes de la vie d’un écureuil seraient déjà trop violentes (les écureuils amassent des noisettes et font subir de terribles supplices aux pommes de pin pour en extraire les pignons, supplices que je préfère ne pas détailler, de peur d’incommoder les natures délicates).
Sinon, il est permis de faire remarquer aux censeurs hygiénistes qu’il importe de distinguer le récit ou la mise en scène d’une part et la réalité de l’autre. Tout ne peut pas être montré ni même raconté, bien entendu, mais la question reste celle du goût, du style ou encore de l’intention. En général, une œuvre intéressante ne se perd pas dans la complaisance.
Pour rassurer nos nouveaux censeurs, précisons que Le Caporal épinglé n’est pas le récit d’une interminable tabagie. Caporal est aussi un grade dans l’armée. Cependant, reconnaissons que Jacques Perret fut par ailleurs l’auteur d’un Rapport sur le paquet de gris

mercredi 22 novembre 2017

Pathétique Enthoven

Ecoutez-vous Europe 1 ? Pour ma part, non, la vie étant courte. C’est donc par des voies détournées que j’ai appris la teneur d’une chronique livrée par M. Raphaël Enthoven, « philosophe » (c’est-à-dire professeur d’histoire de la philosophie, en fait) le mardi 21 novembre. Il y est question de la nouvelle traduction du Notre Père, que nous dirons (ou que nous « ânonnerons » selon M. Enthoven) lors des messes à partir du 3 décembre. Dans cette nouvelle traduction, « ne nous soumets pas à la tentation » est remplacé par « ne nous laisse pas entrer en tentation ».
Qu’en a dit M. Enthoven ? Ce qui suit :
« Vous avez remarqué la ligne que l’on a changé. Ne nous soumets pas à la tentation. Le problème, ce n’est pas la tentation, c’est qu’on a supprimé le verbe soumettre, on a ôté du texte, l’idée de soumission. […] La première chose qu’on sait de l’islam, le seul truc que croient savoir les gens qui n’y connaissent absolument rien, c’est que islam, dit-on, cela signifie soumission. La suppression inutile du verbe soumettre est juste à mon sens une façon pour l’Église de se prémunir contre toute suspicion de gémellité entre les deux cultes. Et les paranoïaques de l’islamophobie qui passent leur temps à la traquer chez les Républicains exemplaires feraient bien de tendre l’oreille pour une fois dans la bonne direction, parce que ce qui se joue là sournoisement contre l’islam crève les tympans quand on tend l’oreille. À compter du 3 décembre prochain, tous les fidèles francophones qui diront le Notre-Père ânonneront quotidiennement à mots couverts : chez nous Dieu ne soumet pas, nous ne sommes pas du tout des musulmans, c’est librement qu’on croit. […] Une prière mérite mieux qu’un message subliminal. »
Ce que l’on peut en conclure sur la connaissance qu’a M. Enthoven du catholicisme et, plus généralement, du christianisme, c’est qu’elle est mince, pour ne pas dire nulle. Et que ce qui « crève les tympans » de M. Enthoven[i], ce sont les clous qu’il y enfonce avec un plaisir qui m’inquiète pour lui. Il faudra lui expliquer que le Notre Père n’est pas une prière rédigée récemment en français pour signifier comment les catholiques francophones se situent par rapport à l’islam. Entendant parler de cette abyssale sottise, j’ai commencé par penser que c’était une chose insignifiante, un bruit parmi d’autres… Autant hausser les épaules : peut me chaut ce que M. Enthoven pense, croit penser ou dit penser, si jamais il pense.
Puis d’autres lectures m’ont éclairé sur ce qu’elle a de dangereux. Je ne me donnerai pas la peine de m’étendre sur le sujet, d’autres l’ayant justement abordé avec plus d’éloquence que je ne saurais en avoir. Koztoujours, par exemple.

Post-scriptum du 23 novembre : M. Enthoven a tenu à présenter aujourd'hui des excuses pour les propos absurdes qu'il a tenus (voir ici par exemple). C'est assez rare pour être salué et c'est tout à son honneur. Cependant, il faudrait qu'un certain nombre de personnes cessent de tout ramener à une éventuelle relation avec l'islam ; que ces personnes cessent de voir en tout un acte de "soumission" ou au contraire une manifestation "islamophobe". La vie est un peu plus riche que cela, non ?


[i] Et moi qui croyais que c’était Beethoven qui était sourd. Mais c’est un sourd qu’on écoute encore.

dimanche 19 novembre 2017

« Les Epis mûrs » (Lucien Rebatet)

Il est des écrivains que l’on lit – ou que l’on s’interdit de lire – pour de mauvaises raisons. Rebatet en est un parfait exemple : l’homme sentant le soufre, on lira ses romans pour prouver qu’on a l’esprit ouvert ou pour se rendre odieux à quelques-uns que l’on s’empressera de qualifier d’imbéciles. Or il vaut mieux lire ses romans pour ce qu’ils sont, pour y chercher ce qu’il y a à chercher dans des romans : le récit, l’intrigue, le style, le rendu de la réalité, voire – et c’est encore mieux – la transposition de celle-ci.
Pour ce qui est de se rendre odieux (et pas qu’aux imbéciles), Lucien Rebatet ne manqua pas de talent, puisque c’est de peu qu’il échappa au peloton d’exécution après la Libération. Et à propos de talent ce n’est qu’ensuite qu’il en donna le meilleur, dans Les deux étendards puis dans Les Epis mûrs. Pour un peu, sa destinée ferait penser à celle de Tchernychevski telle que  contée (de manière fantasque) par le héros du Don de Vladimir Nabokov.
Si Les deux étendards est un roman largement autobiographique, c’est pourtant dans Les Epis mûrs que l’on trouvera un écho – largement et à plus d’un point de vue transposé – de cette destinée, au travers de celle de son héros, Pierre Tarare, jeune musicien fort prometteur. Résumons les choses aussi brièvement que possible.
Les petits bourgeois sont des êtres parfois étranges. Certains exercent des métiers estimables, qu’ils ont dû apprendre et qu’ils tâchent d’illustrer de leur mieux, en étant dignes de traditions dont ils sont les héritiers. Prenons, par exemple, dans l’artisanat, le noble métier de chapelier, exercé par M. Tarare père. Que l’esprit bourgeois s’en mêle, et voilà notre artisan qui se pique de statut et d’ascension sociale ; de progrès, aussi. C’est décidé, les fils de M. Tarare seront polytechniciens. Julien, l’aîné, faisant vite preuve d’une médiocrité qui convaincra son père de son erreur, reste Pierre, le cadet, d’un esprit plus vif. Seulement, Pierre est pris d’une curieuse passion dès l’âge de cinq ans : tirer des sons, voire des mélodies et des harmonies, du piano familial, meuble encombrant servant d’ordinaire à témoigner d’un statut bourgeois, à prendre la poussière et à se laisser enfouir sous les portraits de famille. A la rigueur, si Pierre était une fillette…
Ce puéril accident sera en fait une révélation : celle d’une vocation, qu’il faudra cultiver malgré l’opposition paternelle. Elle mènera Pierre, à travers des crises, des rencontres et des découvertes, au seuil d’une carrière de compositeur. C’est sans compter sur la guerre de 1914, qui tirera un trait sur de si nobles aspirations.
Ce qui rend passionnant ce roman n’est pas le conflit qui oppose le père et le fils, avec son lot habituel de trêves, de fureurs et de demi-réconciliations. Cela serait bien banal. C’est plutôt le récit de la découverte d’une vocation et du dur apprentissage qu’elle impose : Pierre n’est pas un génie incompris, ni révolté ; c’est un génie qui cherche le cadre, la forme, l’idiome par lesquels il parviendra à maîtriser et à faire fleurir ses dons. A chaque étape, on se dit : ça y est… et ça n’y est pas du tout. Tout reste encore à apprendre. Il est légitime d’y voir une image – transposée dans l’univers musical parisien du XXe siècle commençant – d’un thème universel, l’adolescence. Ici, la découverte des harmonies et des rythmes remplace avec bonheur celles du poil au menton, de l’autre sexe par ses plus mornes versants – la salacité et le sentimentalisme (encore que…). A chaque étape, donc, ce que le jeune homme croit être un accomplissement n’est en fait encore qu’une promesse, au mieux un présage.
Curieusement, on croit savoir[i] que Rebatet considérait Les Epis mûrs comme un œuvre mineure, en comparaison avec Les deux étendards. Il ne faut pas toujours suivre le jugement des auteurs quant à leur œuvre. Moins soucieux de se justifier, libéré par la distance que donne une œuvre d’imagination, stimulé aussi, peut-être, par l’univers où il nous entraîne (celui de la musique, passion autrement saine que la politique), Rebatet est ici moins lourd , moins explicatif, moins apologétique, ce qui donne plus de naturel aux passages dialogués, par exemple. En somme, Rebatet nous est plus accessible lorsqu’il illustre sa passion de la musique que lorsqu’il justifie son absence de foi.
Et le rapport entre la destinée de Pierre Tarare et celle de Lucien Rebatet ? Si l’histoire rattrape Pierre et l’efface au moment où son talent va enfin éclore, Rebatet, lui, s’est arrangé pour être « mort » avant de se mettre enfin sérieusement au travail. Les deux étendards et Les Epis mûrs sont les preuves du talent d’un fantôme. Ces preuves sont autant de raisons pour en vouloir à ce fantôme, devenu illisible pour trop de personnes à cause des malentendus provoqués par ses absurdes engagements.


[i] Grâce aux annexes fournies avec la réédition des Epis mûrs parue en 2011 au Dilettante.

mardi 7 novembre 2017

Clochemerle-de-Bretagne

Connaît-on toujours bien le Morbihan[i] ? A part quelques noms de grandes villes comme Vannes ou Lorient et ceux de sites touristiques, balnéaires ou nautiques (comme Carnac, Quiberon ou la Trinité-sur-mer), qui connaît l’intérieur de ce pays ? Certes, les amateurs de légendes celtiques savent que la forêt de Paimpont cache sous ce nom aux allures débonnaires celle de Brocéliande, et ceux de la chose militaire savent situer Coëtquidan.
C’est d’ailleurs non loin de Paimpont et de « Coët » que se situe la paisible ville de Ploërmel, dont les habitants, jusque-là, semblaient ne rien demander à personne. Or, voici quelques années, un sculpteur russe a fait don à la municipalité de Ploërmel d’une de ses œuvres, une statue du saint pape Jean-Paul II. Ladite statue trône désormais sur une place de Ploërmel, surmontée, ou encadrée si l’on veut, d’une étrange et massive arche de béton sur laquelle a été érigée une croix.
Il n’en fallut pas plus pour tirer de leur hébétude ordinaire les dévoreurs de curés de service : comment, un signe religieux sur la place publique ? La France ne saurait transiger avec ce genre d’invasion, etc. Deux habitants de Ploërmel, avec le soutien de la « libre pensée » du Morbihan (ce qui fait au bas mot trois personnes), ont donc déposé une plainte.
L’affaire, de recours en appels, supposons-le, a atterri au Conseil d’Etat. Lequel a fini par rendre un avis : au nom de la laïcité, la croix doit être ôtée ; en revanche, la statue peut demeurer, car en tant qu’effigie d’un chef d’Etat, sa présence dans l’espace public ne saurait en rien contrevenir aux lois en vigueur dans notre république. Certains ont cru bon de voir dans cet étrange décision une réminiscence du jugement de Salomon (tant il est vrai que notre langue et notre culture générale sont remplies de références bibliques, même mal assimilées) ; d’autres (dont votre serviteur) préfèrent y voir un genre de compromis impossible, un moyen sûr d’attiser la rage des tous les « camps » déclarés.
Car naturellement les « libres penseurs » ne décolèrent pas, non à la vision, mais à la simple idée de cette statue d’un pape. Le diable n’apprécie guère, après tout, les averses d’eau bénite. Même si le Conseil d’Etat, donc, dans sa pontifiante niaiserie républicaine, assure qu’il ne faut voir dans ce pape qu’un chef d’Etat[ii]. Mais laissons là ces imbécillités, elles sont dans l’ordre des choses.
Qu’en disent les catholiques français ? Les plus optimistes estiment que cette affaire a le mérite de faire parler de la Croix. Pourquoi pas… Il semble aussi que se manifeste comme un « parti clérical » (pour user de termes vieillis) ou une opposition « identitaire » (pour faire plus actuel) prompt à gémir et à gronder dès que se manifeste le gras ectoplasme de la « libre pensée ». Nos « cléricaux », ou plutôt nos « identitaires », enragent presque autant que leurs ennemis laïcards. On espère ne pas voir ces deux camps sombrer dans quelque affrontement physique un peu arrosé, comme dans le Clochemerle de Gabriel Chevallier. Mais laissons là Clochemerle, lieu censé se trouver dans le Beaujolais.
Je n’en ai toutefois pas fini avec ce qu’en disent les catholiques. Nos ultras, nos identitaires, tout en se ralliant (au moins aussi nombreux que les pelliculaires vieilles barbes laïcardes) au cri de « Montre ta croix », accusent – selon leur habitude – nos évêques de ne rien dire ni faire dans cette affaire. Ils ne s’étonnent pas plus que cela, d’ailleurs, de cette supposée passivité chez ceux en qui ils voient une clique de « mitres molles » certainement infiltrée par la franc-maçonnerie.
Je e permettrai donc de leur conseiller, si d’aucuns parmi eux me lisent, la lecture d’un récent communiqué à ce sujet, émanant de l’évêché de Vannes[iii]. Pour ma part (en brave petit catholique français se voulant obéissant), ce communiqué me semble fort bien tourné, pour les raisons suivantes :
Premièrement, il n’entre pas dans des arguties judiciaires aussi filandreuses qu’obscures et incertaines. En cela, l’évêque de Vannes évite de de perdre du temps et donne au passage à l’Etat une leçon de laïcité, exprimant en toute liberté son point de vue, sans prétendre substituer celui-ci au droit.
Deuxièmement, il ne joint pas sa voix aux chœurs plaintifs, revendicatifs, voire vindicatifs auxquels nous ont habitués certains identitaires. Une mitre n’est pas un mouchoir pour pleurnicher et une crosse n’est pas une massue.
Troisièmement, il n’oublie pas de rappeler ce qu’aurait de regrettable la disparition d’une croix, repère qui manque tant aux âmes contemporaines.
C’est pourquoi je me fierai toujours plus au point de vue d’un de nos évêques qu’à un arrêt émis par quelques auditeurs distraits du Conseil d’Etat (à l’heure de la digestion, qui sait ?) ou qu’aux récriminations de quelques ultras. « Montre ta croix », disent ces derniers. Je veux bien, mais alors porte la aussi et dis aux autres – tes frères – tout ce qu’elle signifie, pas seulement pour toi.


[i] Si l’on n’est pas Breton, précisons-le afin de ne point froisser la sensibilité d’éventuels lecteurs originaires de terres sises à l’ouest du Couesnon.
[ii] Ce qui rappelle la muflerie, bien républicaine elle aussi, assumée par M. Mélenchon dans une « lettre ouverte à monsieur le pape » voici bientôt trois ans.
[iii] A lire ici.

dimanche 29 octobre 2017

« The Square » (Ruben Östlund)

Au festival de Cannes, le cinéma a pour habitude de célébrer le cinéma. On se distribue des prix après avoir revêtu de somptueux costumes ou des robes osées. De temps en temps, on se donne bonne conscience en récompensant un film « social » et « dérangeant », souvent au détriment de la forme artistique, avant de filer au buffet.
On peut se prendre à rêver d’une rupture dans ce train-train en songeant que cette année la palme d’or a été remise à Ruben Östlund, cinéaste suédois peu connu du grand public, pour son étrange film The Square. La réalité est probablement plus ambiguë. Le film en question, certes, comporte une forte dose de satire – et donc de critique – d’un monde artistique épris de soi et des vertus qu’il s’attribue, satire qui s’appliquerait aussi bien au monde du cinéma. Lequel, pour se venger, aura fort bien pu feindre l’extase devant le talent avec lequel a été menée l’attaque, ne serait-ce que pour montrer son ouverture d’esprit.
Mais trêve de mondanités cannoises. Nous sommes en automne, et The Square est sorti en salles pour le plus grand plaisir du vulgum pecus[i] dont vous et moi faisons partie.
De quoi s’agit-il donc ? Je dirais volontiers : d’un cauchemar, voire de deux cauchemars ; du nôtre et de celui du personnage principal. En 2020, rien ne va plus dans le royaume de Suède[ii] : les rues de Stockholm sont pleines de clochards et de mendiants, et le palais royal héberge désormais un musée d’art contemporain, le X-Royal Museum, dont le directeur est – horresco referens – un Danois prénommé Christian. Dans un matin gris, on déboulonne tranquillement la statue équestre de Charles XIV[iii] pour la remplacer par une installation qui a pour titre The Square. Christian, le conservateur, tandis qu’il met la main aux derniers préparatifs de l’exposition dont cette œuvre est le clou tout en supervisant les mondanités célébrant ses riches mécènes, est victime un matin d’un larcin pour lequel il décide de se faire justice lui-même. Son téléphone portable faisant partie du butin, il parvient à le localiser et distribue dans tout un immeuble de banlieue un courrier priant le voleur de lui rendre son bien. A première vue, l’entreprise sera couronnée de succès. Il en va de même pour la future exposition, qu’une équipe de communicants s’apprête à promouvoir en fanfare.
C’est alors que commencent les ennuis : la promotion de l’exposition tourne au scandale et un gamin habitant l’HLM visée par le « publipostage » de Christian vient lui exiger des excuses, n’étant pour rien dans le vol dont il s’est senti accusé et pour lequel ses parents l’ont puni.
Vu le milieu dans lequel se déroulent la plupart des scènes de The Square, il serait facile d’y voir – et de ne voir que cela – une satire de l’art contemporain. Que ce soit pour l’encenser ou pour le dénigrer, certains critiques se sont jetés dans cette facilité. Les détracteurs ne se sont pas privés de dire que les quelques « œuvres » que nous avons l’occasion d’apercevoir au cours du film sont une lourde caricature de cet art, tant elles sont nulles. Cette critique me paraît infondée : il suffit de passer le nez dans une exposition ou un musée d’art contemporain pour constater que c’est cet art lui-même qui constitue sa propre caricature et, de fait, pas toujours des plus subtiles. La satire de l’art contemporain, de fait, est bien présente, aussi à travers un des éléments essentiels de celui-ci qu’est le discours – ou plutôt le verbiage – qu’il engendre pour se justifier, ainsi que de l’approbation forcée d’un public « éclairé ». L’irruption au milieu d’un dîner de mécènes d’un performeur russe[iv] poussant des cris de singe en sautant de table en table[v] et les réactions qu’elle provoque d’abord[vi] en sont une parfaite illustration. Mais il n’y a pas que cette satire.
Car la critique sociale est évidente, et bien plus intelligente, soit dit en passant, que n’importe quel drame naturaliste et militant dont raffolent d’ordinaire les jurys cannois entre exhibitions de décolletés au tapis rouge et aigreurs provoquées par l’abus de champagne. On ne peut qu’être frappé par le grand nombre de clochards et de mendiants qui font comme partie du décor des scènes de rue : tout le monde s’en fout, jusqu’à la jeune dame qui demande aux passants de « sauver des vies » (lesquelles, où ? Nous ne le saurons pas) en signant une quelconque pétition. Notre conservateur, lui, croit s’en tirer avec The Square, ce carré tracé au sol, à l’intérieur duquel chacun doit se sentir conscient de ses devoirs envers les autres, etc., etc. (Au moins, Tartufe, lui, feignait d’être un croyant.) Observons aussi la trouille qu’il éprouve en allant poster ses cinquante lettres dans une HLM de banlieue[vii] : peur de ce que l’on appelait jadis les classes dangereuses. D’ailleurs, l’irruption du garçonnet avec son gros accent « immigré » (le jeune acteur jouant ce rôle est d’un grand talent) dans la vie de Christian ne peut paraître à ce dernier que comme une incongruité. Ce gosse insupportable et fruste est un des seuls personnages encore civilisés que l’on rencontre dans ce film : il n’aime ni les mensonges, ni les injustices, ni le déshonneur.
Il est aussi permis de voir dans The Square une critique encore plus générale que celle de l’art contemporain ou de notre époque égoïste, hypocrite et dépourvue d’honneur et de traditions, à Stockholm ou ailleurs. Si nous revenons à la performance de l’« homme-singe », observons que celle-ci tourne mal, le performeur devenant de plus en plus agressif et finissant par jeter son dévolu sur une jolie dame qu’il semble s’apprêter à… Jusqu’à ce qu’un seul homme se lève pour prendre la défense – avec ses poings s’il le faut – de cette dame. Les autres hommes le suivront, prêts à massacrer le performeur. Il reste à chaque spectateur honnête à se demander quel aurait été son comportement dans de telles circonstances : celui – courageux – du défenseur qui se lève seul, ou celui de la meute qui va le suivre après avoir été passive ?
Comment finira ce cauchemar ? Peut-être par une vague lueur, à moins qu’elle ne soit quelque peu tardive. L’ensemble est admirablement rendu, avec ici et là quelques longueurs et quelques scènes inutiles (quoique réussies), et fort bien joué. Et, comme Ruben Östlund semble bien maîtriser les codes et les formes de la modernité pour la critiquer, il ne reste qu’à saluer dans The Square une passionnante œuvre antimoderne.


[i] Ou du vulgi pecoris ?
[ii] J’eusse pu écrire qu’il y a quelque chose de pourri dans ledit royaume, mais un Anglais a déjà écrit cela il y a plus de quatre siècles au sujet du Danemark. Et encore, c’était un Danemark rêvé pour le théâtre, hors du temps et du monde en quelque sorte.
[iii] Plus connu dans sa jeunesse paloise sous le nom de Jean-Baptiste Bernadotte.
[iv] Tiens, tiens
[v] La « grande scène » du film, de l’avis de tous.
[vi] Et ensuite ? Eh bien nous verrons cela ensuite.
[vii] La disposition des boîtes à lettres dans bon nombre d’immeubles suédois, où chaque boîte est disposée sur la porte de l’appartement auquel elle correspond, permet de filmer cette distribution de courrier comme une course affolée…

samedi 21 octobre 2017

Pavlenski embastillé ?

Il y a quelques nuits, les pompiers parisiens eurent à éteindre un incendie place de la Bastille, sur la façade d’une succursale de la banque de France. L’auteur de l’incendie, encore présent sur les lieux, fut aussitôt appréhendé par la police pour être placé en garde à vue. Renseignements pris, l’homme est un artiste russe, réfugié politique en France et se nomme Piotr Pavlenski.
Cet individu avait pas mal fait parler de lui il y a environ deux ans, lorsqu’il s’était rendu l’auteur de dégradations comparables au siège du FSB, à Moscou. Tout ce qui compte dans le monde de l’art contemporain et dans celui de la bonne conscience patentée avait alors protesté contre l’oppression des artistes par M. Poutine, compte tenu de la peine de prison – ou du séjour en hôpital psychiatrique – dont était menacé Pavlenski. Je me rappelle avoir touché quelques mots ici de ce que j’en pensais.
Depuis, Piotr Pavlenski s’était réfugié en France. Notre pays, patrie des droits de l’homme, comme chacun sait, se devait d’ouvrir les bras à un artiste opprimé et écorché – au moins par  les supplices qu’il est capable de s’infliger.
Quant au sort que lui fera la justice française, tout est possible. Après tout, une artiste luxembourgeoise (cela existe) a récemment été relaxée à l’issue d’un procès faisant suite à une accusation d’exhibition sexuelle en plein musée du Louvre. Nous verrons donc si notre justice saura évaluer comme il se doit l’œuvre d’art qui consiste à incendier la façade d’une agence bancaire.
Une pièce qui sera certainement utilisée au procès de Piotr Pavlenski et de son épouse (elle aussi mise en examen après cette performance) est la déclaration faite par l’intéressé pour expliquer son geste[i]. Il y est question de la Bastille et de la finance ou de la banque, ce qui explique le choix de la cible – pardon, du site. Plus précisément, Pavlenski y prétend que la banque, en confisquant la révolution au peuple, qui s’était donné le mal de prendre la Bastille, s’était installée à la place occupée auparavant par la monarchie. Il y a quelques erreurs à corriger là-dedans, et elles sont de taille.
D’abord, que faut-il entendre par le peuple ? Une foule avinée, chauffée par des agitateurs, qui s’est emparée d’une vieille prison où traînaient quelques fils de bonne famille ayant fait un peu trop de scandale ou de dettes ainsi que quelques pauvres hères ? Merci pour le peuple. En toute rigueur, le peuple n’a rien pris le 14 juillet 1789.
Ensuite, pour ce qui est de la confiscation de la Révolution française, toute personne s’intéressant un minimum à l’histoire de France sait pertinemment que cette révolution dont nos républicains se gargarisent visait dès le début à donner le pouvoir à des bourgeois, voire à porter LE BOURGEOIS au pouvoir. Rien d’étonnant que cela finisse par des histoires de banque.
Je ne suis pas juge et ne puis donc déterminer quelle punition infliger à Piotr Pavlenski, s’il en mérite une. Mais suggérons une pénitence qui consisterait à prendre des cours d’histoire.
Cela posé, s’en prendre à une banque, non pour y voler de l’argent mais pour dénoncer le pouvoir disproportionné de la phynance, pourquoi pas ? La chose, en elle-même, pourrait ne pas manquer de panache. Puisque Piotr Pavlenski se dit artiste, pourquoi n’a-t-il pas imaginé quelque performance ou quelque installation mettant en évidence l’idolâtrie de l’argent ? Quelque allusion au veau d’or, devant une agence bancaire, eût pu être éloquente.
Pavlenski eût pu mettre ainsi de son côté les rieurs, les esprits artistes et ceux qu’inquiète le pouvoir excessif de l’argent. L’allusion au veau d’or nécessite, il est vrai, un vernis de culture, sinon chrétienne, du moins biblique. Peut-être ces rudiments lui manquent-ils, lui qui, si cela se trouve, n’a pu former son âme qu’en somnolant lors de quelque cours de marxisme-léninisme débité sans conviction au temps de l’URSS agonisante…
Que dire encore de Piotr Pavlenski ? Trois hypothèses se présentent sur son cas :
La première : il savait ce qu’il faisait en allumant son petit incendie dans Paris, alors que les agents de la force publique ont déjà bien assez de menaces à affronter ; et il espérait profiter de son statut de « réfugié politique ». Dans ce cas, c’est un cynique doublé d’un imbécile, qui s’est rendu coupable d’un crime.
La deuxième : peu conscient de la nature et de la portée de son acte et malgré les précautions de son entourage, il est parvenu à le commettre. Auquel cas c’est un fou.
La troisième : peu conscient de la nature et de la portée de son acte et manipulé par son entourage, il a été poussé à le commettre, sans doute à de fins de publicité. Auquel cas c’est un fou qu’on exploite.
La première hypothèse donne envie de renvoyer l’hurluberlu et son épouse en Russie (où ils se débrouilleront) à grands coups de pieds au derrière. Les deux autres inspirent en revanche une profonde pitié.


[i] Il s’agit donc bien d’art contemporain, domaine où le commentaire compte au moins autant que l’œuvre. Ce qui, soit dit en passant, vaut mieux pour le commentaire.

vendredi 13 octobre 2017

Soyons tou∙te∙s inclusif∙ve∙s !

 « D’ailleurs, de quoi parlerais-je bien cette semaine ? Les boîtes de M. Poubelle ont épuisé l’imagination et rassasié pour quelque temps toutes les faims de l’esprit »
Léon Bloy, Propos d’un entrepreneur de démolitions
Ainsi donc, comme le propos ci-dessus (portant le millésime 1884) l’atteste, le buzz, comme il convient de dire de nos jours, ne serait pas né hier. Sans aller jusqu’à affirmer, pour paraphraser Alexandre Vialatte, qu’il remonte à la plus haute antiquité, force est de constater que cela fait quelque lustres que tout le bruit nécessaire à empêcher en nous « toute forme de vie intérieure »[i] est entretenu avec une constance qui mérite l’admiration. En tous sens et d’un peu partout fusent des imbécillités dérisoires créées avec un acharnement croissant.
Il en va ainsi de l’écriture inclusive, dernier hochet féministe à la mode qui consiste, si j’ai bien compris le procédé (et à condition qu’il y ait quelque chose à y comprendre), à truffer tout texte de courtes extensions, marquées par des points, indiquant l’ajout d’une terminaison féminine à chaque mot variable que l’usage de notre langue utilisait jusqu’ici au masculin « neutre ». Visuellement, cela tient du morse ou de l’acné, selon les goûts.
Cette écriture inclusive est assurément ce que l’on nomme un marqueur de gauche, et il y a fort à parier que tout∙e militant∙e insoumis∙e qui se respecte l’a désormais adoptée. Selon les sensibilités, on s’en félicite, on s’en offusque ou l’on s’en amuse[ii].
Autre sujet de polémiques bileuses ou de controverses ardentes, comme on voudra, en tout cas de bavardages souvent stériles : les « sorties » de M. Macron sur les « ouvrières illettrées », les « fainéants » ou encore « ceux qui foutent le bordel ». On s’époumone, on s’égosille, on racle ses derniers lambeaux de cervelle pour les jauger à l’aune de ses prédécesseurs : ces sorties sont-elles pires que le casse-toi pauv’c… de M. Sarkozy ou les sans-dents de M. Hollande ? Si ces sorties sont spontanées, elles portent à croire que M. Macron ferait preuve en son for intérieur d’une certaine morgue, voire de mépris pour les gens de condition modeste.
Il se trouve que de tels propos passent mal à gauche, où l’on y voit sans aucun doute des marqueurs de droite. M. Macron a donc besoin, pour équilibrer son image, de marqueurs de gauche s’il veut rappeler aux Français qu’il est toujours et de droite et de gauche. Car, bien entendu, les Français risquent de perdre le sommeil[iii] à force de ne plus pouvoir situer M. Macron sur l’échiquier politique[iv] : à droite, à gauche ou un peu partout en même temps ?
Certes, pour s’approvisionner en marqueurs de gauche, M. Macron dispose, dans son gouvernement, de Mme Schiappa. Il semble qu’elle soit là à cette seule fin. Et il y a fort à parier qu’elle est une ferme partisane de l’écriture inclusive. Pourquoi ne donnerait-elle pas quelques cours à M. Macron, qui aurait ainsi à sa disposition des marqueurs et de gauche et de droite en même temps ? Il devrait apprendre vite – c’est un garçon intelligent, à ce que l’on dit.
Inclusif, M. Macron l’a d’ailleurs déjà été, avec plus ou moins de bonheur, il est vrai. Ses discours de campagne étaient pleins de celles et ceux, ce qui était tout à fait dans la ligne. En revanche, le caractère inclusif d’autres déclarations s’est avéré trop neutre, comme dans : « une gare, c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent[v] et des gens qui ne sont rien. » Des gens, je vous demande un peu… Alors qu’il eût pu dire des femmes et des hommes
Voyons donc comment M. Macron, ministre ou président, eût pu rassurer une gauche inquiète, s’il avait fait ses « sorties » en écriture inclusive. D’abord, le ministre :
« Bien souvent, la vie d’un∙e entrepreneur∙e est bien plus dure que celle d’un∙e salarié∙e […]. Elle ou il peut tout perdre, elle ou lui, et elle ou il a moins de garanties. »
« Il faut des jeunes Français∙es qui aient envie de devenir milliardaires. »
« Il y a dans cette société une majorité de femmes et d’hommes ; il y en a beaucoup qui sont illettré∙es. »
Ensuite, le président :
« Y’en a certain∙es, au lieu de foutre le bordel, elles ou ils feraient mieux d’aller regarder si elles ou ils peuvent avoir des postes là-bas, parce qu’elles ou ils ont les qualifications pour le faire. »
Naturellement, le président ne devrait plus communiquer que par écrit pour donner à ses déclarations désormais inclusives toute leur saveur de gauche. D’ailleurs, ne faut-il pas voir dans la présentation par Mme Schiappa et Mme Pénicaud ces derniers jours d’un guide de bonnes pratiques à l’usage des petites entreprises préconisant l’emploi de l’écriture inclusive un signe de cette synthèse tant désirée par M. Macron ? Ainsi, les salarié∙es seront plus facilement licencié∙es, mais avec des tournures résolument de gauche. Voilà qui ne pourra que les rassurer.
Autre avantage : à lire le charabia des futurs discours macroniens, les commentateurs avisés se perdornt en conjectures, hypothèses et spéculations[vi], voire en de rebondissantes exégèses. Pendant ce temps, le gouvernement aura tout loisir d’entreprendre ce qui lui plaira.
Ensuite, il ne restera plus qu’à s’exprimer par des glapissements, avant de saisir des bâtons et de s’en frapper les uns les autres avec vigueur. Il y a déjà, paraît-il, des députés qui font cela avec des casques de moto, alors…


[i] Après Bloy, Bernanos. Mon compte est bon.
[ii] Jeu : en lisant ce texte, devinez de quelle sensibilité je relève.
[iii] Pour ma part, je ne me laisse pas pousser la barbe, ce qui m’évite de me demander chaque soir si je dors avec la barbe en-dessous ou au-dessus des couvertures.
[iv] Curieuse expression. A croire que les journalistes, qui en raffolent, s’imaginent qu’un échiquier n’a qu’une dimension.
[v] Observons que, dans le monde de M. Macron, il n’y a pas de gens « qui ont réussi ». Non, il y a des gens « qui réussissent » : toujours en mouvement, en devenir, en marche !
[vi] Non taxées, bien entendu.

samedi 7 octobre 2017

« Le Déjeuner des barricades » (Pauline Dreyfus)

Délaissons, voulez-vous bien, le mythe du « deuxième roman », celui-à-l’occasion-duquel-les-écrivains-sont-attendus-au-tournant. Comme il y a quelques jours, célébrons plutôt un « troisième roman », en cette « rentrée littéraire »[i]. Nous aurions tort de nous gêner en ce qui concerne Le Déjeuner des barricades de Pauline Dreyfus, dont l’opus précédent, Ce sont des choses qui arrivent, nous avait quelque peu déçu.
Voici donc un nouveau « roman d’époque au présent » qui nous ramène cette fois en 1968, soit longtemps après Ce sont des choses qui arrivent et peu avant Immortel, enfin, dont nous retrouvons d’ailleurs quelques personnages se coulant parfaitement dans l’univers de ce roman : Paul Morand, Patrick Modiano, Florence Gould…
Pour être précis, c’est le 22 mai 1968 que nous sommes transportés, à l’hôtel Meurice. Ce jour-là, au déjeuner de Florence Gould, le jury du prix Roger Nimier est attendu, ainsi que le récipiendaire dudit prix pour 1968 : un certain Patrick Modiano, immense et timide jeune homme, auteur de La place de l’étoile.
Comme on est en mai 1968 à Paris, tout est un peu à l’envers : le personnel du Meurice a décidé de travailler en autogestion – le chef-cuisinier a donc pris l’initiative de composer lui-même le menu de ce déjeuner[ii] – et une part non négligeable des convives se sont fait excuser. Qu’à cela ne tienne, on invitera quelques pensionnaires du moment : Salvador Dali et Gala, J. Paul Getty (qui acceptera de quitter sa suite où il s’était barricadé par crainte des « rouges »), ainsi qu’un vieux notaire de province venu s’offrir un peu de luxe à Paris avant de mourir. Ce dernier ne sera pas déçu et aura même son petit rôle à jouer…
Tout étant, donc, un peu à l’envers, ce sont quelques-uns des « vieux » (Paul Morand, par exemple) qui se réjouissent de ce chambard (par détestation de « Gaulle », à n’en point douter, pour ce qui est de Morand), tandis qu’il y a des « jeunes » pour en faire peu de cas. Ainsi Patrick Modiano rassurera et décevra ses commensaux en balbutiant que « les étudiants croient vivre une révolution alors qu’il s’agit d’un simple monôme ». Tout est dit. D’ailleurs, les choses ne tarderont pas à rentrer dans l’ordre, même au Meurice, où l’on devra toutefois déplorer un drame sanglant au sujet duquel Dali saura tout expliquer…
Pour retracer cette journée plus ou moins folle, l’emploi du présent s’imposait, contrairement à Ce sont des choses qui arrivent. Le présent ? « Il n’y a jamais eu pour moi de présent, ni de passé. Tout se confond. » C’est ce que répond Patrick Modiano au vieux notaire qui a avoué avoir été dérouté à la lecture[iii] de La place de l’étoile par la difficulté à en situer l’action dans le temps.
Il est curieux d’observer que Pauline Dreyfus, née en 1969, ait déjà publié deux romans situés en 1968. Eprouverait-elle une attirance pour un temps précédant de peu sa naissance, de même que Modiano, né en 1945 ? Qui sait ? On se délecte en tout cas en lisant – longtemps après le monôme – quelles furent les inquiétudes de quelques nantis à ce moment. Soit dit en passant, des bourgeois bien plus simples, s’imaginaient eux aussi, alors, Paris à feu et à sang (votre serviteur, bourgeois valboitrien né en 1972, en a entendu avec amusement quelques récits de première main…).
A propos d’amusement, Pauline Dreyfus semble en éprouver à l’idée apparemment saugrenue que Morand ait pu faire un vibrant éloge du premier roman de Modiano et y voir comme un héritage ou une prolongation de Nimier. Pour ce qui est de l’éloge, on conçoit qu’il puisse y avoir un malentendu entre l’antisémite Morand et Modiano sur son personnage, Raphaël Schlemilovitch, juif antisémite (ou pas). En somme, c’est un bon tour qu’aurait joué Modiano à Morand, admiratif pour de mauvaises raisons… Quant à l’héritage et à la continuation de Nimier, les raisons peuvent sembler meilleures, si l’on va plus loin que des notions vagues comme l’« insolence » et « l’esprit hussard ». On pourra lire dans le Cahier de l’Herne sur Nimier, paru en septembre 2012, un article de Bruno Blanckeman qui analyse la parenté et les différences radicales entre certains romans de Modiano (La place de l’étoile et La ronde de nuit) et Les épées de Nimier[iv].
Et Modiano ? « Après, il écrira », pour paraphraser Pauline Dreyfus (dans Immortel, enfin, mais cette fois au sujet de Morand). La ronde de nuit, donc, puis Les boulevards de ceinture et Villa triste. Ces deux derniers romans, moins « sauvages » que les premiers, délimiteront désormais son spectre. On peut lui reprocher d’avoir ensuite adouci sa plume. C’est d’ailleurs vraisemblablement pour cette raison qu’il a fini par être puni d’un prix Nobel de littérature en 2014[v]. Il l’avait bien cherché, diront les mauvaises langues. D’autres, dont votre serviteur, se contenteront de remarquer qu’en matière d’explosifs, Nimier est un nom bien plus recommandable que Nobel.
Mais assez de digressions. Outre le plaisir que procure la lecture de ce Déjeuner des barricades, reconnaissons-lui le mérite de nous inviter à quelques relectures : Immortel enfin, du même auteur, certes, mais aussi La place de l’étoile, ou encore Les épées ou L’étrangère. Et pourquoi pas, de Bernard Frank, Géographie universelle ?


[i] Curieuse invention commerciale des éditeurs, au parfum quelque peu scolaire. Faut-il s’imaginer des écrivains revenant de vacances, ayant délaissé bains de mer, pâtés de sable et coquillages – pour ne rien dire des cerfs-volants ni des épuisettes pour la pêche aux crevettes grises – pour endosser à nouveau le cartable ? Les habitués se donneront de fortes bourrades, les nouveaux seraient intimidés et il y aurait toujours quelques fayots avec un compliment pour la maîtresse, ainsi qu’un ou deux bons élèves jouant les affranchis turbulents…
[ii] Pour le plus grand plaisir des invités, semble-t-il.
[iii] Ce notaire est un sage et un homme bien élevé : invité à un déjeuner avec un écrivain, il court acheter son roman et le lit d’une traite. Comment réaliser un tel exploit en mai 1968 ? Il existe une de Rivoli une fort belle librairie où l’on ne saurait faire grève, mai 68 ou pas mai 68.
[iv] Dont il est permis de se demander, pour compliquer encore les choses, s’il ne s’agit pas d’un « négatif » de L’étrangère, premier roman de Nimier (refusé par Gallimard), qui ne sera publié qu’en 1968 avec une préface de Paul Morand (le monde est petit).
[v] Voir ici.