Depuis longtemps, voire
toujours, « nous autres chrétiens » (pour paraphraser Mauriac, que
nous laisserons ensuite tranquille) savons, ou plutôt devrions savoir, que nous
ne sommes pas du monde, tout en y étant. Songeons qu’il nous arrive parfois de
pratiquer l’inverse, ce dont il n’y a pas lieu d’être fier. D’autant que nous
nous rangeons alors – momentanément, souhaitons-le – parmi ceux que certains
nomment fort justement des athées pieux.
Il serait intéressant de
se demander si cette injonction – être dans le monde sans en être – ne s’applique
pas, sur un autre plan, aux artistes, en particulier aux écrivains.
Politique d’Orwell
Une des ambitions avouées
de George Orwell était de faire du commentaire politique un art. Pourquoi pas ?
Aussi bien dans la satire que dans la critique ou la proposition, la matière ne
manque pas et le but n’est pas sans noblesse s’il est visé sans perdre de vue
une certaine hauteur morale.
Orwell est très porté de
nos jours chez ceux qui pensent à gauche comme à droite[i], en France.
La haute moralité de l’homme, son courage physique et sa célébration de la common
decency y sont sans doute pour beaucoup.
On peut trouver, dans une
édition « Penguin », une anthologie parue il y a quelques années des
écrits politiques d’Orwell[ii] :
pourquoi ne pas aller y voir ? La droiture, la lucidité n’y manquent pas,
pas plus que l’humour ou le talent littéraire[iii]. On
y découvre au détour d’une critique le nom d’un des « fondateurs » du
« néo-conservatisme », James Burnham, ancien trotskyste et auteur
notamment de The Managerial Revolution, observant l’émergence d’une
nouvelle classe dominante, les « managers »…
Cependant, ces essais
contiennent bon nombre de conjectures liées à des tactiques politiques, voire
politiciennes, qui laissent aujourd’hui assez indifférent un lecteur français
et vivant au XXIe siècle. Avec aussi des erreurs d’appréciation ou de
perspective, notamment lorsqu’Orwell s’aventure à parler de l’Eglise
catholique, qu’il n’appréhende que comme force politique. Un point de vue un
peu sec, pour le moins.
Alors, Orwell mondain ?
Certes non, ce jugement serait injuste, voire insultant. Cependant, sa
limitation à des considérations politiques (nobles ou anecdotiques) permet de
lui reprocher d’être resté un peu terrestre.
Suicide de Drieu
Si Orwell prétendait
élever au rang d’art le commentaire politique, et parfois avec succès, ne faudrait-il
pas voir en Pierre Drieu la Rochelle un vrai artiste enlisé dans la politique
et dans quelques autres obsessions ? Nommons parmi ces dernières le corps
des femmes et les Juifs.
Les corps des femmes,
cela le mènera de l’une à l’autre et leur évocation hantera bon nombre de ses
pages. Quant aux Juifs, si l’on est antisémite, cela amène à dire ou écrire
beaucoup de sottises, voire à tenir des propos indécents[iv]. Quant
à la politique, on sait où elle a mené Drieu : au suicide, au moment même
où il tenait peut-être son chef-d’œuvre, les Mémoires de Dirk Raspe.
C’est de ces obsessions
et de leur issue tragique que Mme Aude Terray a récemment tiré un récit paru
cette année chez Grasset, Les Derniers jours de Drieu la Rochelle, où
nous suivons la chronologie de la vie de Drieu entre ses deux tentatives de
suicide (d’août 1944 à mars 1945). D’emblée, annonçons la couleur : Mme
Terray n’a pas choisi son camp, et cela dans deux domaines.
Premièrement, et c’est à
son honneur, il ne s’agit ni d’une défense désespérée des idées de Drieu (dans
le genre du grand intellectuel victime d’une épuration menée par de vilains
communistes et des médiocres bouffis d’envie) ni d’un exercice facile
(soixante-dix ans après) de dénigrement de plus (hou-le-vilain-collabo).
Secondement (et là c’est moins glorieux), Mme Terray n’a écrit ni un essai
biographique ni un roman. Elle est restée entre les deux, dans quelques limbes
inconfortables.
L’invention romanesque
est évidente lorsqu’il s’agit de pénétrer dans les sentiments et les pensées
non seulement de Drieu[v] mais
aussi de son entourage[vi]. Or,
pour se lancer dans le roman, mieux vaut avoir un peu de style et ne pas
clichetonner approximativement comme un journaliste à qui quelque magazine
aurait distraitement commandé quelque « série de l’été ». Nous avons
droit à quelques jolies perles dans ce domaine, comme « Ramon Fernandez
porte les initiales de la République française qu’il a trahie et dont le retour
triomphal est imminent » (page 15), « L’étendard de la
vengeance claque sur Paris Libérée » (page 51), ou encore (page 207) « Doriot
[…] crache un discours de sept heures à des milliers de militants en chemise
sombre et bras levé »[vii]. Du
même Doriot, nous apprendrons qu’il « est mort le 22 février 1945, en Allemagne,
sa voiture pilonnée par l’aviation alliée » ; « mitraillée
par un avion allié » eût suffi, mais le souffle du grand reportage a
sans doute enivré Mme Terray ; à moins que ce ne soit l’abus du « whisky
anglais » (!) de Drieu, tant apprécié par Gerhard Heller avant que ce
dernier n’ait à quitter Paris avec l’armée allemande, au milieu de « torpédos
conduites par des généraux accompagnés de blondes agrippées à leurs visons et
leurs bijoux » (page 35).
N’en jetons plus :
ce livre, par ailleurs bien documenté et comportant çà et là des observations
bien senties, n’est pas écrit. Les obsessions sensuelles et politiques de Drieu
s’y résument en de nombreuses occurrences des mots seins et fourvoyé[viii].
La tentative de Mme
Terray, si elle est ce que nous croyons (celle d’écrire un roman au présent
avec un personnage réel pour lequel l’auteur éprouve des sentiments mêlés), était
tout à fait légitime et eût pu être réussie. Les réussites existent dans ce
domaine : citons par exemple Immortel, enfin, de Pauline Dreyfus,
paru en 2012 chez Grasset. Il y est question de Paul Morand dans ses vieux
jours, enfin au seuil de l’Académie française. Paul Morand ! Redoutable
piège à clichés, lui aussi, dont Mme Dreyfus s’est tirée avec talent et avec
humour.
Mais il est vrai que
Drieu porte plus au tragique, d’où le risque d’une certaine emphase. Du coup, le
récit de Mme Terray, malgré ses bonnes intentions, ne rend guère justice à
Drieu. Sans doute eût-elle dû plus se pencher sur la naissance de Dirk Raspe,
signe d’une réelle inspiration, du moment où Drieu se dégage (trop tard,
hélas), de ses stériles obsessions pour enfin devenir l’artiste qu’il était[ix].
Adolescences fitzgéraldiennes
On retient en général de
Francis Scott Fitzgerald un océan de regrets baignant quelques extravagantes
fêtes très « 1925 », océan alimenté par des flots d’alcool. Cette impression
n’est pas fausse, si l’on pense à des romans comme Gatsby le magnifique
ou Tendre est la nuit. Qu’en est-il quand Fitzgerald nous entretient de
l’adolescence ? Faut-il imaginer quelque angoisse devant une vie
incertaine ou des amours contrariées tandis que d’une salle de bal résonnent,
assourdis, les échos, par exemple, de Poor Butterfly ?
Ce n’est pas ce que
trouvera le lecteur des Basil and Josephine Stories[x].
Ces nouvelles, initialement écrites pour le Saturday Evening Post à l’époque
où Fitzgerald travaillait à Tendre est la nuit, sont plutôt
impitoyables.
L’auteur renvoie au temps
de sa propre adolescence, donc entre 1910 et 1914 environ, pour nous conter les
aventures de Basil, garçon d’une famille bourgeoise du Minnesota, dont les
grandes aspirations, au cours du temps, consistent à : porter enfin des
pantalons longs, être le petit ami en titre de quelque jeune fille des
environs, partir finir ses études secondaires « dans l’Est » puis
intégrer Yale, où il pourra jouer au football… Josephine, quant à elle, est un
peu plus jeune : nous sommes vers 1916, dans ce qui tient lieu d’aristocratie
à Chicago. Pour ce qui est de ses aspirations, voir la deuxième de celles de
Basil, en inversant les rôles ; dans chaque nouvelle, le nouveau beau
garçon devra être encore plus beau, plus romantique, irrésistible, riche ou
possesseur d’une belle auto[xi] que
le précédent, selon des critères changeants. L’évolution de ces critères se
fera à mesure que le cœur (pourquoi pas) et l’âme (qui sait ?) de
Josephine mûrissent (peut-être).
On l’aura compris, le ton
est ici à la satire, voire au comique. C’est une veine que l’on retrouve – avec
une plus forte dose de mélancolie – dans les toutes dernières nouvelles de
Fitzgerald, celles du cycle de Pat Hobby. Ce ton n’est donc pas
surprenant pour les habitués des nouvelles de Fitzgerald.
Observons aussi que les
nouvelles mettant en scène les infatuations successives de Josephine sont moins
réussies que celles où se développent les plates aspirations de Basil :
elles ont un caractère plus répétitif. Peut-être est-ce dû à la plus grande
proximité entre Fitzgerald et le personnage de Basil : certes, un
nouvelliste n’est pas grand-chose sans imagination, mais une distance trop grande
entre le personnage et son auteur peut devenir un obstacle difficile. D’autant
que la fatigue peut jouer aussi : les âmes féminines, Fitzgerald y
travaillait au même moment dans Tendre est la nuit.
Cependant, les aventures
de Josephine sont émaillées d’allusions de plus en plus fréquentes au monde
extérieur, principalement à la Grande Guerre : pendant que l’Amérique fortunée
s’amuse, on s’entretue en Europe (et l’Amérique moins fortunée rencontre des
problèmes sociaux ou raciaux…). Fitzgerald rendrait-il compte ici d’un malaise
pointant vers 1916 chez certains jeunes Américains ? Après tout, il s’engagera
en 1917, dès l’entrée des Etats-Unis en guerre… pour traîner ses nouveaux
galons de sous-lieutenant d’un camp d’instruction à un autre. On connaît la
suite : Zelda, la fête, la boisson… Peut-être Scott Fitzgerald
regrettait-il cette unique occasion – manquée – de participer à l’histoire,
même sous une forme brutale et dangereuse ?
Cet univers fait de
frivolité et d’amusement auquel appartiennent ses personnages pourrait fort
bien refléter le regret d’avoir basculé du côté du monde, tout en n’y étant
pas. Allez savoir si Fitzgerald n’était pas plus moraliste qu’on ne l’imagine…
[i] Il n’est évidemment pas
question ici des bateleurs nommés politiciens,
hélas.
[ii] Orwell and Politics.
[iii] Notamment dans La Ferme des animaux (Animal Farm), qui figure dans ce
recueil. Une fable assez drôle sur les revirements dont sont capables, tout en
restant eux-mêmes, les régimes totalitaires.
[iv] Tout en se comportant
autrement : Drieu sut faire le nécessaire pour sauver son ancienne épouse,
juive, qui sut s’en souvenir après la Libération…
[v] « Ses rêves sont blafards », lit-on page 39 : que
pouvons-nous en savoir ?
[vi] Page 39, toujours : « Jean Paulhan […] goûte ses premiers pas d’homme libre depuis quatre ans ». Page
127, nous savons tout des sentiments de Gabrielle, la domestique : « Monsieur, elle l’aime bien malgré tout […].
Est-il assez couvert ? A-t-il pris ses médicaments », etc., etc.
[vii] Le bras levé pendant
sept heures ! Ils ont dû attraper des crampes, les pauvres. Et sous les
postillons de leur chef vénéré, qui pis est !
[viii] Cela dit, les seins fourvoyés, ce pourrait être un
beau titre surréaliste. Mais Drieu, après les avoir fréquentés (Aragon en
particulier), se brouilla assez tôt avec les surréalistes.
[ix] Ou redevenir cet artiste. Citons, pour les années 1920, La Valise vide et Le Feu follet et, pour les années 1930, Rêveuse bourgeoisie. Mais un autre démon familier et dangereux pour
Drieu rôdait autour des Mémoires de Dirk
Raspe, roman inspiré par Vincent van Gogh, ainsi qu’il avait rôdé autour du
Feu follet : le suicide…
[x] On en trouve une édition (anglaise)
annotée parue en 2014 chez « Alma Classics ».
[xi] Disons que ces
adolescents ressemblent à la vision caricaturale de l’Amérique qui faisait
encore rêver la jeunesse européenne il y a cinquante ans ; il suffit de
remplacer le rock’n’roll et les slows par des ragtimes et des bostons
pour avoir une (petite) idée de l’ambiance de ces nouvelles et de la futilité
de leurs personnages.