Des circonstances toutes
personnelles m’ont récemment mis en possession de vieux livres, plus que
centenaires, destinés aux collégiens et aux collégiennes d’un temps révolu.
Outre un recueil des oraisons funèbres de Bossuet, me voici donc possesseur de Morceaux
choisis des prosateurs et des poètes français depuis le XVIIe siècle jusqu’à
nos jours. Précisons que « nos jours », en l’occurrence, sont
ceux qui s’écoulaient en l’an 1889.
Passé un moment
d’émerveillement devant ce que l’on voulait bien faire connaître aux jeunes
gens et jeunes filles (entre la sixième et la quatrième) en ces temps reculés,
penchons-nous sur quelques-uns des noms d’auteurs qui ont retenu l’attention de
M.L Ducros pour publier ces Morceaux choisis en 1889 à la librairie
classique de F.-E. André-Guédon, à Paris.
Si pour le XVIIe et le
XVIIIe siècles, voire pour le début du XIXe, les écrivains choisis nous sont,
de nom sinon toujours de lecture, presque tous connus, cela se gâte un peu
ensuite, particulièrement en matière de poésie. Qui lit encore, parmi les
prosateurs, Villemain, Saint-Marc Girardin, Ernest Legouvé, Victorien Sardou,
Gustave Droz, André Theuriet et quelques autres ? Chez les poètes, que
nous disent des noms tels que Chênedollé, Millevoye, Lebrun, Soumet, Gousselin,
j’en passe et de plus obscurs ?
Plus ils sont
contemporains de ce recueil, moins les noms ont traversé les âges. Les lecteurs
attentifs des souvenirs littéraires de Léon Daudet lèveront un sourcil distrait
au nom de Jean Aicard, et celui de Paul Déroulède n’évoque plus qu’un
sentimentalisme patriotard et brouillon. Il est écrit de ce dernier dans ces Morceaux
choisis : « Ses vers, parfois incorrects, négligés et d’une
rime insuffisante, ont "la mâle franchise et l’allure fière du
soldat" ». Il est ajouté plus bas que Déroulède voue « une
haine éternelle aux ennemis de son pays ». Drôles de critères pour
clore, ou presque, une liste commençant par Malherbe, Corneille, La Fontaine,
Boileau, Racine… Et puis ce n’est pas très aimable pour les soldats, qui
devraient se contenter de vers de mirlitons. Quant à la haine éternelle envers
les ennemis de mon pays, je la laisse à d’autres. Je préfère les palabres
diplomatiques, les fusils quand il faut, les victoires et les traités de paix
(ceux-là même que toute haine, surtout éternelle, interdit).
On voit par là combien il
est difficile, le nez dedans, avec d’autres considérations que littéraires,
d’évaluer les écrivains contemporains.
De tous les Lagarde et
Michard qui ont pu passer entre mes jeunes mains (il y a déjà quelques
lustres ; les lycéens d’aujourd’hui utilisent-ils encore ces anthologies
déjà anciennes de mon temps ?), celui voué au XXe siècle m’a échappé.
Dommage : il doit s’y trouver quelques surprises déjà amusantes. MM. Pierre
Jourde et Éric Naulleau[i], il y
a quelques années, eurent l’idée du Jourde et Naulleau, « précis de
littérature du XXIe siècle » où, pastichant les Lagarde et Michard,
ils pontifièrent sur quelques
médiocrités et fausses gloires contemporaines. Le résultat est assez drôle.
Pourquoi laisser, du
reste, ce labeur à des tâcherons, à de brillants professeurs ou à des esprits
narquois (mais assez clairvoyants) ? Il peut être assez drôle pour un
écrivain, et déroutant pour ses lecteurs, de parier sur ce que la postérité
retiendra de lui. C’est un pari osé, car il se fait au risque du
ridicule ; après tout, la réponse peut être aussi cruelle que
lapidaire : rien. La chose a pu arriver à quelques-uns, à qui un succès
commercial ou critique sur le moment aura donné quelques espérances ;
certains ignorent parfois qu’ils se survivent déjà. Dans Hiver caraïbe,
Paul Morand écrivait :
« Un écrivain est
un médium. Son talent est sa force vitale. S’il continue à écrire l’ayant
perdue, il devra frauder, comme les médiums épuisés, et finira par se faire
pincer. Si, jusqu’au bout, il aveugle ses contemporains, c’est au lendemain de
sa mort que la postérité découvrira la supercherie. »
La barre est placée haut,
donc, et le propos est des plus sérieux. Dans l’ensemble, Morand a passé
l’examen. En cherchant bien, on trouvera probablement du déchet dans son œuvre
(chez qui n’y en a-t-il pas ?), mais pas de quoi rendre celle-ci
oubliable, quarante ans après la mort de Morand.
Dix ans après Paul Morand
disparaissait Jorge Luis Borges : encore un qui nous parle toujours ;
lui aussi a passé l’épreuve. Mais – on n’est jamais trop sûr – il fit le tri
dès 1961 dans son œuvre, faisant paraître sur deux cent cinquante pages environ
son Anthologie personnelle. Si peu d’une telle œuvre, vingt-cinq ans
avant sa mort, voilà qui paraît sévère. Dans la préface qu’il fit à cette
anthologie, il écrivait, fort sérieusement sans doute :
« Mes préférences
ont dicté ce livre. Je veux être jugé par lui, justifié ou désapprouvé par lui,
non par ces exercices de couleur locale excessive et apocryphe qui parcourent
les anthologies et dont je ne peux me souvenir sans rougir. »
Est-ce si sérieux ?
Peut-être, mais cela n’exclut pas l’humour : Borges trie dans l’œuvre de
Borges, ce qui implique une critique de Borges par Borges. Et retient un court
texte intitulé « Borges et moi » : « C’est à l’autre, à
Borges, que les choses arrivent », lit-on pour commencer, avant de
finir sur : « Je ne sais lequel des deux écrit cette page ».
Le pari semble avoir été
gagné par Borges, puisque c’est cet automne qu’est parue une traduction
française de cette anthologie[ii].
Ajoutons à cela qu’un concentré de Borges toujours à portée de la main dans un
format maniable est une chose bien pratique.
[i] Editeur, écrivain et
critique littéraire, quand il ne joue pas un personnage à la télévision avec M.
Éric Zemmour ; mais ceci est une autre histoire…
[ii] Chez Gallimard, dans la
collection « l’Imaginaire ».
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