samedi 12 novembre 2016

« Les visages pâles » (Solange Bied-Charreton)

Faire d’une époque un objet romanesque est une tâche noble à laquelle, de temps en temps, s'attellent les écrivains. La tâche est en apparence plus facile s’il s’agit pour un écrivain de dépeindre son époque ou un passé proche qu’il a bien connu : le travail de documentation, à première vue, est léger, l’écrivain peut utiliser ce qu’il sait, ce qu’il a vu ou entendu, et le rendu de l’ambiance générale peut sembler un mince effort, à moins que quelques contemporains vétilleux viennent chipoter sur quelques détails. Cependant, une époque, c’est aussi riche que vague : autant se limiter à des événements précis et à des milieux particuliers s’il y a quelque chose à en écrire, quelque intérêt à en tirer.
Pour citer quelques références écrasantes, pourquoi ne pas songer à L’Education sentimentale de Flaubert où à quelques épisodes de Gilles de Drieu la Rochelle ?
Il serait tentant de voir dans Les visages pâles, dernier roman de Solange Bied-Charreton, le « roman de la Manif pour tous », et plus particulièrement celui des jeunes manifestants, avec leur enthousiasme, leurs incohérences, leurs rages, le mépris que leur opposent les indifférents, leurs déceptions et leurs évolutions… Ce serait un peu court. Après tout, seuls deux des personnages principaux des Visages pâles, une mère et son fils (auxquels il faut ajouter un comparse, ami du fils), iront manifester contre le « mariage pour tous ». Il s’agit plutôt de voir se déliter un milieu, illustré par une famille de grands bourgeois mâtinée de ce qu’il faut de vieille noblesse.
Nous sommes donc au milieu de 2013. La famille Estienne n’a rien d’exceptionnel dans son genre : fortune faite depuis quelques générations dans la fabrication de brosses à dents, elle a acquis au cours du temps ce qu’il faut de lustre. Jean-Michel Estienne, paterfamilias en titre, a trois enfants, Hortense, Lucile et Alexandre, issus de son mariage avec Chantal de Sainte-Rivière. Tout cela aurait l’air parfait si Jean-Michel n’avait pas vendu depuis plus de vingt ans l’entreprise familiale (scandalisant ainsi son vieux père) et s’il n’avait pas divorcé pour remplacer sa légitime épouse par une fastidieuse succession de maîtresses ou de compagnes. Chantal de Sainte-Rivière, de son côté, vivote dans un petit appartement où s’empile, sous la forme d’un mobilier ancien, hétéroclite et abondant, tout son pedigree.
Si Hortense, la fille aînée, porte tous les signes modernes de la réussite (elle dirige une start-up, a un compagnon banquier et deux jolis enfants ; elle maîtrise parfaitement le franglais, qu’elle parle avec naturel et un accent éthique très travaillé) et si Alexandre, le benjamin, a fait de bonnes études d’ingénieur et débute de manière prometteuse dans l’automatisation de procédés industriels, Lucile a perdu depuis belle lurette ses ambitions artistiques pour devenir graphiste dans une agence de communication.
Tout est en place, par conséquent, pour que les fissures s’élargissent. Il ne manque que la secousse initiale. Celle-ci survient dès les premières pages[i] : c’est la mort du grand-père, Raoul Estienne, et le désir qu’a son fils de vendre la maison de celui-ci, la Banèra. Ce à quoi s’opposeront ses trois enfants.
Au fond, Jean-Michel Estienne est un bourgeois cohérent : c’est un homme de mouvement plus qu’un homme d’ordre. L’ordre, les choses immuables, ce sont des traits d’ancien régime : plutôt le côté Sainte-Rivière.
Au premier abord, ses deux filles sont elles aussi cohérentes : l’aînée est une entrepreneuse, à la mode du temps – sa start-up ne produit rien mais rapporte beaucoup d’argent ; la cadette est à sa façon dans le mouvement, par son emploi « branché » et ses amours passagères. Mais c’est une « artiste » et aussi une « âme sensible » qui pensera un temps vivre une grande histoire d’amour, une vraie : goût aristocratique de l’inutile et de l’immuable ?
Alexandre, le plus jeune, est plus vif et plus confus : auxiliaire de la modernité dans ses formes techniques, il en rejette le versant « sociétal ». Il se jettera dans la Manif pour tous avec passion[ii], nourrissant son antimodernisme paradoxal de citations (notées sur son smartphone) d’auteurs qu’il n’a pas lus, de slogans on line et de doctes liens hypertextes. C’est un bon petit singe savant ou un preux chevalier, selon les points de vue. Il a « des préciosités de verbicruciste » et réponse à tout. Il est prêt à lutter virilement pour la France catholique, avec autrement de panache que les évêques : « L’Eglise catholique se doit de défendre, en premier lieu, nos valeurs », lui arrive-t-il de proclamer[iii].
Alexandre est souvent flanqué d’un ami, Côme, sorte de néo-néo-hussard raté qui cultive avec soin un certain détachement. Il écrit des romans – tous refusés – avec « deux adverbes par phrase, un héros misanthrope […], des morts par accidents de voiture, une dénonciation du sartrisme, quelques vues audacieuses sur la bourgeoisie, [situés] malgré tout dans les années 2010. » En matière d’aphorismes cinglants, il prendra une leçon humiliante auprès de prolos identitaires, après une manifestation : « On aimerait plus ou moins être pris au sérieux »…
Alexandre, au fil des manifestations et des rencontres, semblera gagner en lucidité, en cohérence aussi, mais surtout en lassitude ou en amertume. Quant à ses sœurs… Hortense démolira son ménage et Lucile sera lâchée par son amant, Charles[iv].
Tout retombera dans la médiocrité, dans la dépression, quand l’évidence de la comédie s’étalera sous leurs yeux : la jeune entrepreneuse (et mère de famille épanouie), l’artiste ratée amoureuse mais lucide, le jeune homme intransigeant, « libéral-conservateur » puis « décroissant », tous n’étaient peut-être pas même des personnages. Tout juste des figurines, des « Playmobil en mal de sensations fortes », peut-être ? Ils finiront par voler en éclats ou par tomber en morceaux, en quelque sorte. Leur restera la Banèra, seul repère.
Ce long roman est composé de brefs chapitres, presque des nouvelles que l’on pourrait lire séparément. Le ton, un brin sarcastique ou ironique, frise parfois le lyrisme quand il s’agit de dépeindre les amours de Lucile et de Charles. Assurément, s’il faut citer Drieu la Rochelle parmi des références fatalement écrasantes, il faut plutôt songer à Rêveuse bourgeoisie qu’à Gilles, toutes proportions gardées : la satire est en sourdine, avec un fond mélancolique s’abandonnant un peu trop parfois[v]. Le ridicule des personnages réside plus dans le conformisme que dans la folie[vi]. La langue, comme les décors, porte les stigmates du temps, les relevant ou les absorbant. On évolue ici dans une France contemporaine bétonnée, plastifiée, standardisée ; on traverse Paris en RER pour aller à la Défense. Et Solange Bied-Charreton semble avoir renoncé dans Les visages pâles à l’imparfait du subjonctif. On pourrait le lui reprocher, à moins que ce manque ne contribue à dépeindre une époque « sans rien de grandiose, […], muette, sans saveur délectable, sans beauté spécifique ».


[i] Où donc, sinon ? Sans cela, pas de roman…
[ii] Contrairement à ses sœurs, en particulier à Hortense, dont les intérêts ne sont pas menacés par la loi Taubira : sommet de la morale libérale.
[iii] Une perle. Le genre de came que revend une certaine presse de droite et qui semble (c’est regrettable) avoir trouvé son public.
[iv] Encore un qui, à sa manière, est plus « hussard » que le pauvre Côme.
[v] « Un grand roman contemporain, une satire sociale où résonnent humour, tragédie et émotion », nous dit la quatrième de couverture. Rien que cela !
[vi] C’est donc bien un roman français, et non anglais, par exemple…

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