Faire d’une époque un
objet romanesque est une tâche noble à laquelle, de temps en temps, s'attellent les écrivains. La tâche est en apparence plus facile s’il s’agit pour un
écrivain de dépeindre son époque ou un passé proche qu’il a bien connu :
le travail de documentation, à première vue, est léger, l’écrivain peut
utiliser ce qu’il sait, ce qu’il a vu ou entendu, et le rendu de l’ambiance
générale peut sembler un mince effort, à moins que quelques contemporains
vétilleux viennent chipoter sur quelques détails. Cependant, une époque, c’est
aussi riche que vague : autant se limiter à des événements précis et à des
milieux particuliers s’il y a quelque chose à en écrire, quelque intérêt à en
tirer.
Pour citer quelques
références écrasantes, pourquoi ne pas songer à L’Education sentimentale
de Flaubert où à quelques épisodes de Gilles de Drieu la Rochelle ?
Il serait tentant de voir
dans Les visages pâles, dernier roman de Solange Bied-Charreton, le « roman
de la Manif pour tous », et plus particulièrement celui des jeunes
manifestants, avec leur enthousiasme, leurs incohérences, leurs rages, le
mépris que leur opposent les indifférents, leurs déceptions et leurs évolutions…
Ce serait un peu court. Après tout, seuls deux des personnages principaux des Visages
pâles, une mère et son fils (auxquels il faut ajouter un comparse, ami du
fils), iront manifester contre le « mariage pour tous ». Il s’agit
plutôt de voir se déliter un milieu, illustré par une famille de grands
bourgeois mâtinée de ce qu’il faut de vieille noblesse.
Nous sommes donc au
milieu de 2013. La famille Estienne n’a rien d’exceptionnel dans son genre :
fortune faite depuis quelques générations dans la fabrication de brosses à
dents, elle a acquis au cours du temps ce qu’il faut de lustre. Jean-Michel
Estienne, paterfamilias en titre, a trois enfants, Hortense, Lucile et
Alexandre, issus de son mariage avec Chantal de Sainte-Rivière. Tout cela
aurait l’air parfait si Jean-Michel n’avait pas vendu depuis plus de vingt ans
l’entreprise familiale (scandalisant ainsi son vieux père) et s’il n’avait pas
divorcé pour remplacer sa légitime épouse par une fastidieuse succession de
maîtresses ou de compagnes. Chantal de Sainte-Rivière, de son côté, vivote dans
un petit appartement où s’empile, sous la forme d’un mobilier ancien,
hétéroclite et abondant, tout son pedigree.
Si Hortense, la fille
aînée, porte tous les signes modernes de la réussite (elle dirige une start-up,
a un compagnon banquier et deux jolis enfants ; elle maîtrise parfaitement
le franglais, qu’elle parle avec naturel et un accent éthique très travaillé)
et si Alexandre, le benjamin, a fait de bonnes études d’ingénieur et débute de
manière prometteuse dans l’automatisation de procédés industriels, Lucile a
perdu depuis belle lurette ses ambitions artistiques pour devenir graphiste
dans une agence de communication.
Tout est en place, par
conséquent, pour que les fissures s’élargissent. Il ne manque que la secousse
initiale. Celle-ci survient dès les premières pages[i] :
c’est la mort du grand-père, Raoul Estienne, et le désir qu’a son fils de
vendre la maison de celui-ci, la Banèra. Ce à quoi s’opposeront ses trois
enfants.
Au fond, Jean-Michel
Estienne est un bourgeois cohérent : c’est un homme de mouvement plus qu’un
homme d’ordre. L’ordre, les choses immuables, ce sont des traits d’ancien
régime : plutôt le côté Sainte-Rivière.
Au premier abord, ses
deux filles sont elles aussi cohérentes : l’aînée est une entrepreneuse, à
la mode du temps – sa start-up ne produit rien mais rapporte beaucoup d’argent ;
la cadette est à sa façon dans le mouvement, par son emploi « branché »
et ses amours passagères. Mais c’est une « artiste » et aussi une « âme
sensible » qui pensera un temps vivre une grande histoire d’amour, une
vraie : goût aristocratique de l’inutile et de l’immuable ?
Alexandre, le plus jeune,
est plus vif et plus confus : auxiliaire de la modernité dans ses formes
techniques, il en rejette le versant « sociétal ». Il se jettera dans
la Manif pour tous avec passion[ii],
nourrissant son antimodernisme paradoxal de citations (notées sur son smartphone)
d’auteurs qu’il n’a pas lus, de slogans on line et de doctes liens
hypertextes. C’est un bon petit singe savant ou un preux chevalier, selon les points de vue. Il a « des préciosités de
verbicruciste » et réponse à tout. Il est prêt à lutter virilement
pour la France catholique, avec autrement de panache que les évêques : « L’Eglise
catholique se doit de défendre, en premier lieu, nos valeurs », lui
arrive-t-il de proclamer[iii].
Alexandre est souvent
flanqué d’un ami, Côme, sorte de néo-néo-hussard raté qui cultive avec soin un
certain détachement. Il écrit des romans – tous refusés – avec « deux
adverbes par phrase, un héros misanthrope […], des morts par accidents
de voiture, une dénonciation du sartrisme, quelques vues audacieuses sur la
bourgeoisie, [situés] malgré tout dans les années 2010. » En
matière d’aphorismes cinglants, il prendra une leçon humiliante auprès de
prolos identitaires, après une manifestation : « On aimerait plus
ou moins être pris au sérieux »…
Alexandre, au fil des
manifestations et des rencontres, semblera gagner en lucidité, en cohérence
aussi, mais surtout en lassitude ou en amertume. Quant à ses sœurs… Hortense
démolira son ménage et Lucile sera lâchée par son amant, Charles[iv].
Tout retombera dans la
médiocrité, dans la dépression, quand l’évidence de la comédie s’étalera sous
leurs yeux : la jeune entrepreneuse (et mère de famille épanouie), l’artiste
ratée amoureuse mais lucide, le jeune homme intransigeant, « libéral-conservateur »
puis « décroissant », tous n’étaient peut-être pas même des
personnages. Tout juste des figurines, des « Playmobil en mal de
sensations fortes », peut-être ? Ils finiront par voler en éclats
ou par tomber en morceaux, en quelque sorte. Leur restera la Banèra, seul
repère.
Ce long roman est composé
de brefs chapitres, presque des nouvelles que l’on pourrait lire séparément. Le
ton, un brin sarcastique ou ironique, frise parfois le lyrisme quand il s’agit
de dépeindre les amours de Lucile et de Charles. Assurément, s’il faut citer
Drieu la Rochelle parmi des références fatalement écrasantes, il faut plutôt
songer à Rêveuse bourgeoisie qu’à Gilles, toutes proportions
gardées : la satire est en sourdine, avec un fond mélancolique s’abandonnant
un peu trop parfois[v].
Le ridicule des personnages réside plus dans le conformisme que dans la folie[vi]. La langue,
comme les décors, porte les stigmates du temps, les relevant ou les absorbant. On
évolue ici dans une France contemporaine bétonnée, plastifiée, standardisée ;
on traverse Paris en RER pour aller à la Défense. Et Solange Bied-Charreton
semble avoir renoncé dans Les visages pâles à l’imparfait du subjonctif.
On pourrait le lui reprocher, à moins que ce manque ne contribue à dépeindre une
époque « sans rien de grandiose, […], muette, sans saveur
délectable, sans beauté spécifique ».
[i] Où donc, sinon ? Sans
cela, pas de roman…
[ii] Contrairement à ses sœurs,
en particulier à Hortense, dont les intérêts ne sont pas menacés par la loi
Taubira : sommet de la morale libérale.
[iii] Une perle. Le genre de
came que revend une certaine presse de droite et qui semble (c’est regrettable)
avoir trouvé son public.
[iv] Encore un qui, à sa
manière, est plus « hussard » que le pauvre Côme.
[v] « Un grand roman contemporain, une satire
sociale où résonnent humour, tragédie et émotion », nous dit la
quatrième de couverture. Rien que cela !
[vi] C’est donc bien un roman
français, et non anglais, par exemple…
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