samedi 17 septembre 2016

« Les naufragés du Batavia » (Simon Leys)

« Un excellent choix », me dit mon libraire, comme je lui tendais, pour le payer, une édition de poche d’un ouvrage apparemment chétif de Simon Leys, que je venais de tirer de ses abondants rayonnages. Il n’avait pas tort : en une soixantaine de pages, j’allais parcourir un monde certes lointain et révolu, mais surtout terrifiant et riche en enseignements.
« Dans la nuit du 3 au 4 juin 1629, poussé par une bonne brise », le Batavia, navire de la compagnie hollandaise des Indes orientales, fit naufrage, à la suite d’une erreur de navigation, en heurtant un récif de l’archipel des Abrolhos, à l’ouest de l’Australie, alors qu’il était censé faire route vers Java. Le patron et le subrécargue (véritable commandant selon le règlement de la compagnie), après avoir fait débarquer sur un îlot la plupart des quelques trois cents passagers et membres d’équipage, partirent pour Java à bord d’une chaloupe, afin de chercher des secours. Ceux-ci parvinrent aux Abrolhos le 17 septembre de la même année.
Jusqu’ici, peu de choses nous permettent de distinguer ce naufrage d’autres, hélas nombreux, qui se produisirent à une époque où la navigation était fort difficile, même pour un patron expérimenté. Cependant, après trois mois et demi de séjour aux Abrolhos, ce furent soixante-dix survivants seulement qui purent être secourus. Ceux qui manquaient n’étaient pas tous morts de faim ou de soif, loin de là. Des choses étranges s’étaient produites entre temps.
L’histoire de ce naufrage et de ses suites est contée en détail dans un livre du nommé Mike Dash, L’Archipel des hérétiques (Batavia’s Graveyard), paru en 2002. Au grand dam de Simon Leys : non qu’il trouvât ce livre mauvais, bien au contraire, mais parce qu’il caressait depuis des années le projet d’écrire précisément ce récit. Qu’à cela ne tienne : puisant dans cette abondante matière, Simon Leys en fit un saisissant résumé, publié d’abord par la Revue des Deux Mondes avant de paraître en volume chez Arléa en 2003.
Ces événements furent en fait plus terrifiants qu’étranges. En l’absence de Pelsaert (le subrécargue) et de Jacobsz (le patron), un subrécargue assistant, nommé Cornelisz, va très vite prendre un ascendant sur tous les autres naufragés, qui le reconnaîtront, bon gré, mal gré, comme leur chef. Cornelisz s’appuiera sur un entourage avec lequel il s’était acoquiné à bord, en vue d’organiser une mutinerie contre Pelsaert, avec la complicité de Jacobsz, du reste.
Se contentant d’abord de rétablir un semblant d’ordre en sanctionnant sévèrement quelques larcins, Cornelisz ne va pas tarder à établir un régime de terreur n’admettant aucune objection. Après avoir envoyé les quelques soldats qui étaient à bord sur une île voisine (en espérant qu’ils n’y trouveraient aucune eau ni aucune nourriture), il va faire éliminer toute personne manifestant quelque velléité de désobéissance, et bien sûr les « bouches inutiles » : nourrissons, blessés, malades… Et ce n’est pas seulement la petite troupe qui l’entoure qui se livrera à ces massacres : tout le monde y sera convié, sous peine d’y passer.
Les soldats exilés ayant pu trouver de l’eau et de la nourriture[i] sur l’île où ils avaient été exilés et l’ayant fait savoir par des signaux de fumée, quelques naufragés tenteront de les rejoindre, fait insupportable pour Cornelisz. N’ayant pu faire couler tous les petits radeaux de fortunes des fuyards, il entreprendra d’aborder à son tour cette île pour massacrer ses nouveaux habitants, lesquels lui tiendront courageusement tête… C’est à ce moment-là qu’arrivera un navire de secours, sous le commandement de Pelsaert, mettant fin à cette lamentable aventure.
Simon Leys note avec humour que tous ces éléments « semblent avoir été spécialement conçus pour Hollywood », mais il n’en est rien. Car, comme il ajoute aussitôt, « dans une pareille histoire, nulle imagination ne pourra jamais rivaliser avec la nue réalité des faits. »
On comprend fort bien pourquoi une telle histoire a pu intéresser l’auteur des Habits neufs du président Mao, outre son goût, voire son amour, de la mer et des histoires de marins : il tenait là, sinon la matrice, le prototype de l’aventure totalitaire. Cornelisz est un assoiffé de pouvoir qui ne recule devant rien, exige une obéissance aveugle (et aimante !) de ses « sujets » et semble exercer sur eux quelque fascination. Et, pour que personne ne soit innocent, il parvient à faire de ses victimes des complices.
Pour parvenir à ses fins, il lui fallait une occasion : après avoir attisé la haine qui opposait Pelsaert et Jacobsz (sans réussir toutefois à faire « monter » la mutinerie qu’il projetait), il tira parti après le naufrage de l’absence d’autorité provoquée par le départ de ceux-ci[ii]. Restait le prétexte d’ordre idéologique. De ce côté-là, on ne peut que conjecturer que Cornelisz, né et élevé dans un milieu anabaptiste, aurait pu fréquenter des cercles adamites, voire des sectes satanistes. De là à en appliquer les préceptes, qui sait… Le goût psychologisant de notre époque y verrait sans doute un psychopathe, observe Simon Leys.
On pourrait aussi dire, tout simplement, que Cornelisz est d’une race particulière, de celle des grands timoniers, des guides, des chers leaders (quand ils ne sont pas maximaux), et même (dans une mesure moins brutale toutefois) des chefaillons que l’on rencontre ici et là dans quelque entreprise ou administration.
Quoi qu’il en soit, il mourra pendu, sans avoir exprimé le moindre repentir.
Il est à observer que les hérésies dont Cornelisz semble relever ont pour particularité de nier toute notion de péché. Ce qui amène Simon Leys à faire une remarque en passant, l’air de rien : « il est curieux de noter que ce sont encore les gens qui ne croient pas à l’Enfer qui semblent parfois les plus enclins à en fabriquer d’assez bonnes répliques ici-bas[iii] ». Ce ton parfois pince-sans-rire pour nous livrer « au passage » quelques vérités profondes, fait partie du plaisir qu’il y a à lire ce récit, dont il faut aussi louer la densité, la précision et la concision.
Simon Leys le clôt en évoquant la visite des Abrolhos qu’il eut l’occasion de faire en copagnie de pêcheurs de langouste venus d’Australie, et le souvenir chaleureux qu’il en garda. Cette manière élégante de finir constitue une excellente transition vers un autre récit, Prosper, qui est proposé à notre lecture à la suite des Naufragés du Batavia.
Prosper, c’est le nom d’un des derniers thoniers à voile de Bretagne, à bord duquel s’embarqua, en 1958, pour une campagne de quelques semaines, le jeune Pierre Ryckmans, avant de partir pour Taïwan, où commença pour de bon le parcours qui allait lui faire prendre le pseudonyme de Simon Leys. C’est la peinture d’une vie simple et rude, bientôt condamnée à disparaître. Comme dans tous les récits bien écrits et résultant d’une observation juste, l’idylle en est absente aussi bien que le naturalisme. Le lecteur côtoie un petit équipage aussi discipliné que haut en couleurs, soudé par une camaraderie fraternelle, sous l’autorité bienveillante d’un patron qui connaît son métier. Loin, très loin, des délires d’un subrécargue assistant hérétique et sanguinaire.


[i] Dont des langoustes : sort enviable pour des naufragés.
[ii] Qui avaient bien dû mettre leurs querelles sous le boisseau, le temps d’atteindre Java. Mais une fois arrivé à bon port, Pelsaert prit soin de faire mettre Jacobsz aux fers.
[iii] Personnellement, j’ajouterais à cette catégorie celle des gens qui tiennent à bâtir un paradis terrestre…

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