mercredi 31 août 2016

L’urgermanique Toni Erdmann

Malgré une critique largement élogieuse, Toni Erdmann, film réalisé par Maren Ade, n’a guère eu les faveurs du jury du festival de Cannes où il fut présenté cette année. Cela n’est pas une surprise : Toni Erdmann n’est ni un drame social anglais, ni un drame familial français, ni un drame larmoyant ou politique américain, pas plus qu’une rêverie chamanique coréenne ou un polar japonais. Aucun moyen avec un tel film de porter le smoking ou de monter les marches au bras d’une star décolletée tout en ayant bonne conscience. Pensez : une farce de deux heures quarante en allemand…
Observons que Toni Erdmann n’est pas dénué d’émotion, laquelle est amenée subtilement, intimement mêlée aux hurlements de rire qu’il provoque. Pas d’artifice du genre je-suis-un-rigolo-mais-derrière-mes-grimaces-j’ai-un-cœur. Il est en fait question dans ce film d’une question vitale : la relation difficile entre un père vieillissant et sa fille adulte, l’inquiétude du premier et sa volonté de transmettre quelque chose à la seconde. Il convenait de traiter une affaire d’une telle gravité avec bouffonnerie (selon un principe énoncé par Flannery O’Connor dans son introduction à la seconde édition de La Sagesse dans le sang : « tous les romans comiques de quelque valeur doivent porter sur des questions de vie ou de mort »). Transposé au cinéma, ce principe peut donner Toni Erdmann.
Comment pourrait-on décrire Winfried Conradi ? En étant paresseux, il serait possible d’en dire que c’est un sexagénaire qui trompe son ennui par des plaisanteries énormes, lesquelles finissent par lui servir à manifester à sa fille une affection inquiète. Vu sous une autre perspective, Winfried Conradi pourrait être une sorte de bon génie – champêtre ou sylvestre – plus germanique – voire urgermanique – qu’allemand. D’où sans doute l’outrance carnavalesque dont il habille sa vie pour conjurer un ennui… assez allemand. Ses pouvoirs s’étiolent avec le temps, il vit seul avec son vieux chien mourant, donne des leçons de piano à des adolescents qui n’ont pas le temps et va quelquefois visiter sa vieille mère.
Sa fille Ines, donc, lui donne bien des inquiétudes et peut-être aussi des regrets. On pourrait le soupçonner d’avoir négligé l’éducation de celle-ci, puisqu’elle a mal tourné : loin du pesant génie de son père, elle est devenue consultante en stratégie. De son propre aveu, elle est payée pour justifier de peu reluisantes décisions de rationalisation déjà prises par ses clients. Chez elle, l’ennui n’est pas allemand : il est international[i]. Le monde n’est pas sa maison, mais une salle de réunion où elle expose, à l’aide de statistiques plus ou moins véridiques, ce que voudra entendre quelque grand directeur souhaitant dégraisser ses effectifs. Le reste du temps, elle planifie ses activités au téléphone, sans jamais oublier quelle peut être leur importance pour sa carrière. Laquelle consiste à faire reculer les frontières du néant à explorer et à conquérir.
Ce néant étant pour le moment sis à Bucarest[ii] (en attendant Shanghai ?), c’est là que Winfried viendra lui faire une brève visite. Ils auront à peine le temps de se parler, le téléphone d’Ines les interrompant toujours. Winfried repartira abattu.
Aux grands maux, les grands remèdes : un bon génie a plus d’un tour dans son sac et rien ne lui interdit de s’incarner en divers personnages. C’est ici qu’intervient Toni Erdmann. Le personnage est tellement grotesque que, s’il était une personne et non un personnage, sa mère eût éclaté de rire en accouchant. Il ne sera pas de trop pour refaire l’éducation d’Ines, à travers un enchaînement de situations de plus en plus catastrophiquement burlesques. L’enjeu est de taille, s’il veut ramener celle-ci à sa vocation héréditaire de bon génie urgermanique. Autant le dire, les efforts de Toni Erdmann seront homériques, et il n’hésitera pas à avoir recours à quelques éléments de folklore balkanique (qui font penser qu’il existe peut-être aussi une internationale des bons génies grotesques). La mue d’Ines sera difficile, douloureuse même. C’est qu’il n’est pas aisé de faire l’éducation d’un adulte.
Cependant, la dernière scène – sans doute la plus belle du film par son mélange inextricable d’émotion et de grotesque – laisse entrevoir, même si la partie n’est pas nécessairement gagnée, que tout espoir n’est pas interdit…
On pourra reprocher à Mme Maren Ade un montage un peu lent et des longueurs un peu insistantes dans l’exposition de scènes par ailleurs bien dirigées. Mais la vivacité des dialogues, le mélange de gros rire et d’émotions subtiles, la tenue du scénario et la justesse des acteurs (Peter Simonischek et Sandra Hüller sont magnifiques dans les premiers rôles, et les seconds rôles ne sont pas en reste) compensent largement ces défauts.
Un film à voir, donc, avant que les programmateurs des cinémas ne rationalisent[iii] l’exploitation de leurs salles.


[i] Point commun, comme chacun sait, entre l’hypercapitalisme, le communisme et quelques autres formes de servitude.
[ii] Dont on ne voit que des bureaux ultramodernes, des restaurants au luxe international (décidément), des galeries commerciales et des boîtes de nuit pour expatriés.
[iii] Sur les conseils de consultants en stratégie, évidemment…

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