Malgré une critique
largement élogieuse, Toni Erdmann, film réalisé par Maren Ade, n’a guère
eu les faveurs du jury du festival de Cannes où il fut présenté cette année.
Cela n’est pas une surprise : Toni Erdmann n’est ni un drame social
anglais, ni un drame familial français, ni un drame larmoyant ou politique
américain, pas plus qu’une rêverie chamanique coréenne ou un polar japonais.
Aucun moyen avec un tel film de porter le smoking ou de monter les marches
au bras d’une star décolletée tout en ayant bonne conscience. Pensez : une
farce de deux heures quarante en allemand…
Observons que Toni
Erdmann n’est pas dénué d’émotion, laquelle est amenée subtilement,
intimement mêlée aux hurlements de rire qu’il provoque. Pas d’artifice du genre
je-suis-un-rigolo-mais-derrière-mes-grimaces-j’ai-un-cœur. Il est en
fait question dans ce film d’une question vitale : la relation difficile
entre un père vieillissant et sa fille adulte, l’inquiétude du premier et sa
volonté de transmettre quelque chose à la seconde. Il convenait de traiter une
affaire d’une telle gravité avec bouffonnerie (selon un principe énoncé par
Flannery O’Connor dans son introduction à la seconde édition de La Sagesse
dans le sang : « tous les romans comiques de quelque valeur
doivent porter sur des questions de vie ou de mort »). Transposé au
cinéma, ce principe peut donner Toni Erdmann.
Comment pourrait-on
décrire Winfried Conradi ? En étant paresseux, il serait possible d’en
dire que c’est un sexagénaire qui trompe son ennui par des plaisanteries
énormes, lesquelles finissent par lui servir à manifester à sa fille une
affection inquiète. Vu sous une autre perspective, Winfried Conradi pourrait
être une sorte de bon génie – champêtre ou sylvestre – plus germanique – voire urgermanique
– qu’allemand. D’où sans doute l’outrance carnavalesque dont il habille sa vie
pour conjurer un ennui… assez allemand. Ses pouvoirs s’étiolent avec le temps,
il vit seul avec son vieux chien mourant, donne des leçons de piano à des
adolescents qui n’ont pas le temps et va quelquefois visiter sa vieille mère.
Sa fille Ines, donc, lui
donne bien des inquiétudes et peut-être aussi des regrets. On pourrait le
soupçonner d’avoir négligé l’éducation de celle-ci, puisqu’elle a mal
tourné : loin du pesant génie de son père, elle est devenue consultante en
stratégie. De son propre aveu, elle est payée pour justifier de peu reluisantes
décisions de rationalisation déjà prises par ses clients. Chez elle,
l’ennui n’est pas allemand : il est international[i]. Le
monde n’est pas sa maison, mais une salle de réunion où elle expose, à l’aide
de statistiques plus ou moins véridiques, ce que voudra entendre quelque grand
directeur souhaitant dégraisser ses effectifs. Le reste du temps, elle planifie
ses activités au téléphone, sans jamais oublier quelle peut être leur
importance pour sa carrière. Laquelle consiste à faire reculer les frontières
du néant à explorer et à conquérir.
Ce néant étant pour le
moment sis à Bucarest[ii] (en
attendant Shanghai ?), c’est là que Winfried viendra lui faire une brève
visite. Ils auront à peine le temps de se parler, le téléphone d’Ines les
interrompant toujours. Winfried repartira abattu.
Aux grands maux, les
grands remèdes : un bon génie a plus d’un tour dans son sac et rien ne lui
interdit de s’incarner en divers personnages. C’est ici qu’intervient Toni
Erdmann. Le personnage est tellement grotesque que, s’il était une personne et
non un personnage, sa mère eût éclaté de rire en accouchant. Il ne sera pas de
trop pour refaire l’éducation d’Ines, à travers un enchaînement de situations
de plus en plus catastrophiquement burlesques. L’enjeu est de taille, s’il veut
ramener celle-ci à sa vocation héréditaire de bon génie urgermanique.
Autant le dire, les efforts de Toni Erdmann seront homériques, et il n’hésitera
pas à avoir recours à quelques éléments de folklore balkanique (qui font penser
qu’il existe peut-être aussi une internationale des bons génies grotesques). La
mue d’Ines sera difficile, douloureuse même. C’est qu’il n’est pas aisé de
faire l’éducation d’un adulte.
Cependant, la dernière
scène – sans doute la plus belle du film par son mélange inextricable d’émotion
et de grotesque – laisse entrevoir, même si la partie n’est pas nécessairement
gagnée, que tout espoir n’est pas interdit…
On pourra reprocher à Mme
Maren Ade un montage un peu lent et des longueurs un peu insistantes dans
l’exposition de scènes par ailleurs bien dirigées. Mais la vivacité des
dialogues, le mélange de gros rire et d’émotions subtiles, la tenue du scénario
et la justesse des acteurs (Peter Simonischek et Sandra Hüller sont magnifiques
dans les premiers rôles, et les seconds rôles ne sont pas en reste) compensent
largement ces défauts.
Un film à voir, donc,
avant que les programmateurs des cinémas ne rationalisent[iii] l’exploitation
de leurs salles.
[i] Point commun, comme chacun
sait, entre l’hypercapitalisme, le communisme et quelques autres formes de
servitude.
[ii] Dont on ne voit que des
bureaux ultramodernes, des restaurants au luxe international (décidément), des
galeries commerciales et des boîtes de nuit pour expatriés.
[iii] Sur les conseils de
consultants en stratégie, évidemment…
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