Vous arrive-t-il, par une
chaude journée d’été, de profiter de l’ombre bienfaisante des tilleuls, s’il y
en a à proximité, pour vous y promener ou, lorsqu’un banc s’y trouve, vous
asseoir ? Vous aurez alors sans doute éprouvé, outre une délicieuse
fraîcheur, la désagréable sensation d’avoir les semelles collées au sol. Cette sensation,
provoquée par les secrétions qui tombent de ces beaux arbres, le narrateur de La
Bibliothèque des livres disparus l’éprouve plus d’une fois.
Seulement, sous l’influence
d’une de ses lectures (Les Correcteurs, de Jean-Henri Ferley), ce narrateur
est tenté d’assimiler ces secrétions collantes à la bave de quelque immense
escargot ou limace. Si l’on en croit Ferley, ces traces seraient celles
laissées par les Correcteurs, redoutables personnages qui ont donné leur titre
à son unique (et introuvable) roman, paru vers 1910. Ces Correcteurs seraient
des êtres venus du futur pour conquérir et coloniser notre passé en l’effaçant.
Il semble que ces Correcteurs
aient pu exercer leurs effroyables talents sur l’œuvre et la vie de ce Ferley,
ainsi que sur celles de son ami et mentor Aurélien de Kempff, symboliste mineur
que certains ont cru apercevoir à quelque mardi de Mallarmé, mort prématurément
et soupçonné de nombreux plagiats.
La Bibliothèque des livres disparus évoque bien d’autres cas
d’écrivains aussi maudits que leurs livres : qui se souvient, parmi d’autres,
de George M. Brenleyan auteur de l’Hermès aptère (Wingless Hermes),
de Sol B. Johnson ou encore de Jon Lundström ?
Le narrateur, un
bibliophile attiré par l’étrange, est convaincu en tout cas d’une chose :
écrire certains livres peut s’avérer dangereux. En écartant les persécutions d’ordre
politique ou religieux, il est facile de songer à ceux que leur art rend fous. Ou
alors à ceux qui se trouveraient révéler quelque secret compromettant pour des
puissances occultes, comme les Correcteurs[i]…
L’écriture ne serait, du
reste, pas la seule activité dangereuse dans ce domaine. La lecture peut en
être une aussi : ainsi le narrateur découvrira-t-il qu’outre les huit
volumes connus[ii]
des aventures de Mary Poppins, Pamela L. Travers aurait écrit Mary Poppins
au pays désolé, qui a pour fâcheuse propriété de plonger ses lecteurs dans
un état dépressif qui peut confiner au désespoir et leur donner de funestes élans…
Seuls les plus forts n’y succombent pas, s’empressant de se défaire par n’importe
quel moyen des exemplaires qu’ils possèdent ; un bouquiniste dira au
narrateur, au sujet de Mary Poppins au pays désolé : « Les
livres sont des portes. Et l’on ne doit jamais ouvrir une porte si l’on n’est
pas prêt à rencontrer ce qui se trouve de l’autre côté. »
Bien d’autres quêtes, rencontres
et réflexions mettront le narrateur dans des situations tour à tour grotesques,
embarrassantes ou périlleuses. Mais, après tout, il se peut que ces récits, au
nombre de treize, constituent le paravent « réaliste », voire « naturaliste »,
d’autre chose. Dans ce cas, la mèche nous est vendue au cours du chapitre
intitulé « Dans le labyrinthe du Minotaure, III : Lamia », par l’intermédiaire
d’une référence aux aventures de Tintin[iii] :
« Le Senhor
Oliveira da Figueira incarnait le réalisme, en divertissant le personnel
avec des horreurs reconnaissables, de sorte à laisser les véritables héros et
canailles du drame poursuivre leur chemin inaperçus. »
Quant à savoir ce que
pourraient faire passer ces récits en contrebande, je n’ai pas de réponse
précise à fournir. Ou alors, peut-être : quelques questions pertinentes
sur la littérature, les livres, leurs auteurs et leurs lecteurs, ainsi que sur
ce qui survit à l’oubli, l’auteur ou le livre ?
Ces récits nous sont
contés sur un ton tour à tour sérieux (non sans céder parfois à quelque
pédanterie), sombre, inquiet (on est aussi un peu inquiet pour le narrateur) ou
pince-sans-rire (avec une mention spéciale pour le comique triste du chapitre « Ce
n’est pas Beethoven, Maman »).
Kristoffer Leandoer, l’auteur
de ces curieux récits, est présenté en quelques mots au dos du livre. Une photographie
accompagne cette brève présentation. L’auteur tient en main un stylo à bille
comme on tiendrait une seringue, un pistolet… ou un fume-cigarette. Je ne peux
m’empêcher de penser que son regard a quelque chose d’ironique.
Ajoutons pour finir une
précision utile : si, séduits par cette maladroite critique, vous vous
précipitez pour demander à votre libraire La Bibliothèque des livres
disparus, il est probable que vous provoquiez sa perplexité. Non que ce
livre ait disparu, mais à ma connaissance il n’est pas encore paru en
français. Mais, si vous savez le suédois, vous pourrez vous aventurer dans la
lecture de De försvunna böckernas bibliotek, paru cette année aux
éditions Natur och Kultur.
[i] Mais ceux-ci ne
pourraient-ils pas être l’allégorie de tout pouvoir totalitaire quand il s’agit
d’histoire ? Venus du futur pour conquérir le passé…
[ii] Enfin… connus des
amateurs.
[iii] Les connaisseurs
reconnaîtront qu’il s’agit d’Au Pays de l’or
noir.
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