jeudi 19 mai 2016

Pour rendre hommage (et justice) à Antoine Blondin

Il y a environ un mois, nous évoquions ici la critique élogieuse faite par Antoine Blondin du Rivage des Syrtes, de Julien Gracq[i]. Si l’auteur de cette critique ne l’a pas retenue dans Ma Vie entre des lignes, justice a été rendue à ce beau morceau de critique par Alain Cresciucci, biographe de Blondin en 2004 et éditeur en 2006 pour la Table Ronde de Mes petits papiers, anthologie d’articles du même. Cette critique parut dans Rivarol le 6 décembre 1951. Nous ignorons si les colonnes de Rivarol abritent aujourd’hui des talents pareils à celui d’Antoine Blondin, disparu il y a bientôt vingt-cinq ans (et n’écrivant plus pour cette publication depuis belle lurette) ; en fait, nous ne tenons guère à le savoir, mais nous nous permettrons d’en douter.
De quelques clichés
Puisqu’il est question d’Antoine Blondin et de Rivarol, rappelons, au risque de paraître radoter, qu’il y eut un Antoine de Rivarol, bien connu, longtemps avant Antoine Blondin et Rivarol. Il est resté de nombreux bons mots de Rivarol, parmi lesquels celui-ci, à propos des vers d’un certain François de Neufchâteau : « c’est de la prose où les vers se sont mis. » Voilà un jeu de mots dont Blondin eût pu, sans rougir, être l’auteur. Du reste, certains ne se privèrent pas de ce genre d’à-peu-près, comme les garnements de Jalons, l’été 1991, qui écrivirent de lui qu’il avait éprouvé « de grosses difficultés à faire le choix entre la prose et les verres ». L’appréciation est à la fois cruelle, juste (hélas) et un peu courte.
Il est vrai que l’on associe souvent le nom d’Antoine Blondin à un monde nocturne traversé par de petits groupes d’ivrognes magnifiques ou simplement pittoresques d’où fuseraient les maximes illustrant une déroutante philosophie de comptoir exprimée avec une virtuosité variant selon l’heure et le taux d’alcoolémie de leurs auteurs, entre deux corridas où les taureaux seraient remplacés par des voitures, celles du boulevard Saint-Germain par exemple. Ou alors aux joies du sport chantées par un écrivain hâtivement réduit à l’état de caution littéraire des stades et de leur quasi-bulletin officiel, L’Equipe.
Quelle fête ! s’exclameront encore quelques naïfs. Tandis que les snobs concèderont que c’est bien gentil mais que cela ne vole pas bien haut. Les uns et les autres se seront probablement arrêtés à la énième rediffusion télévisée de l’adaptation d’Un Singe en hiver, où Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo se cuitent sur des dialogues de Michel Audiard[ii]. Ou à quelques articles de L’Equipe, lus distraitement par un grand public peu friand de littérature ou honteusement par quelques intellectuels ; dans ce dernier cas, les plus attentifs auront peut-être été ravis un instant par un calembour surgissant brusquement, qui attendait son heure, tapi au creux d’un virage…
Bars, stades et pistes
Quitte à connaître – même par procuration – les affres des lendemains de cuite, pourquoi ne pas passer outre les clichés pour découvrir l’œuvre ? Les bars et les stades ne manquent pas, par exemple, dans Monsieur Jadis, ni même les commissariats de police où les virées du narrateur finissent parfois. A première vue, on y lira une collection d’anecdotes cocasses ou tragiques, narrées avec une certaine nostalgie, avant de se rendre compte que les glorieux buveurs qui s’y croisent sont surtout de grands enfants un peu égarés. On dirait qu’ils boivent pour retrouver le pouvoir de dire les sottises et de tenir les raisonnements absurdes dont le privilège n’est reconnu qu’aux seuls enfants. Chacun y va du sien, chacun suit sa ligne, et les dialogues sont plus qu’ailleurs des juxtapositions de monologues. M. Jadis – qui a longtemps cru qu’il s’appelait Blondin – a l’avantage d’avoir un ange-gardien (presque) toujours disponible en Roger Nimier. Quand celui-ci mourra bêtement sur une autoroute, une nuit de septembre 1962… Derrière les cuites acrobatiques et les interventions providentielles et amicales de Nimier, Monsieur Jadis est un tombeau. Celui de Nimier, certes, mais peut-être aussi celui de Blondin lui-même, qui ne fit ensuite que se survivre de plus en plus péniblement pendant vingt ans[iii].
L’alcool ne manque pas, ni les fantaisies régressives, dans Un Singe en hiver[iv]. C’est le récit d’une amitié éphémère entre deux buveurs dont le plus jeune, Fouquet, est un homme triste, divorcé, seul. Il est venu s’égarer dans un bourg de la côte normande, où sa fille est pensionnaire. Certes, les cuites sont homériques et les bêtises des deux garnements que redeviennent ces compères sont drôles, mais les moments d’introspection de Fouquet sont plutôt sombres.
Quant aux stades et aux pistes – celles d’athlétisme mais surtout les routes du Tour de France –, Blondin les a racontés dans les centaines de chroniques qu’il donna à L’Equipe des années 1950 à 1980. A en lire quelques-unes (dans Ma Vie entre des lignes et Mes petits papiers, par exemple), on comprend vite que le sport, s’il est commenté sérieusement, sert de prétexte. Ce que l’on en retient aujourd’hui est la littérature : une étape du Tour, un paysage ou une anecdote devient l’occasion de réminiscences et de synesthésies de toutes sortes. Et c’est toujours, pour l’écrivain parfois en panne, un moyen de prendre un peu d’exercice.
Les deux recueils susnommés permettent de découvrir aussi en Antoine Blondin un libelliste politique tour à tour violent, goguenard ou grave, que l’on appréciera plus souvent pour le style et l’humour que pour la justesse des idées, domaine où il s’avère le plus inégal (à notre humble avis).
Le critique littéraire, en revanche, est fin, érudit, éclectique, capable dans sa jeunesse, à la même époque que celle de ses charges politiques, de recommander aux lecteurs de Rivarol des romans de Julien Gracq ou de Raymond Queneau.
Précisons que la frontière entre les domaines de ses articles les plus réussis est parfois floue. Nous en voulons pour exemple deux citations :
« Petits rentiers parcimonieux dans l’effort, soucieux de ne pas faire un pas de trop, un pas pour rien, jamais dupes donc, mais toujours bernés, drapés dans un héroïsme de demi-saison réversible dans l’instant, ils se sont parfaitement fondus, malgré l’exotisme des origines, dans ce creuset gaulois d’où le meilleur et le pire sortent, comme chacun sait, par intermittence, depuis deux mille ans. »
et
« Il y avait une lagune dans mon existence. Elle est comblée, ou plutôt elle est gelée : j’ai aperçu Venise prise dans les glaces, longue lionne étirée sous les filets de la brume, ses mamelles en l’air gorgées d’un soleil fauve. »
Le premier est tiré d’un article paru dans L’Equipe de juin 1954 sur les (déjà) piteuses prestations de l’équipe de France de football lors de la coupe du monde. Le second est aussi tiré d’une chronique sportive, parue dans Paris-presse en février 1956.
Du reste, le plus beau et le plus violent article pamphlétaire de Blondin est en fait une défense de la mémoire de Roger Nimier, écrite peu après la mort de celui-ci, contre les propos stupides d’un nommé Pierre de Boisdeffre. Il est impossible de donner ici un échantillon d’« Un drôle de chevalier » : il faudrait citer le texte en entier[v].
Un écrivain majeur ?
A lire Blondin, on éprouve la sensation d’une langue facile, coulante, qui va de soi, quand il ne force pas dans les jeux de mots. Le style est classique, harmonieux, mesuré, à l’image d’un climat français idéal. Il porte comme l’assurance tranquille d’un matin frais et ensoleillé de printemps dans Paris ; mais qu’un nuage passe, et l’on frissonnera. Quiconque écrit, ne serait-ce qu’un peu, devinera que cette prose poétique, tour à tour poliment élégiaque et légèrement farfelue, exige à n’en point douter d’immenses efforts. Une langue polie, eh bien, il faut commencer par la polir.
Cette musique élégante, comme nous l’avons vu pour Un Singe en hiver et Monsieur Jadis, est au service d’un argument, sinon franchement sombre, plutôt mélancolique. Avant les épiques buveurs de ces deux romans, Blondin nous avait narré, en 1952, les affres et les facéties d’un jeune professeur d’histoire mal à l’aise dans son ménage et fâché avec les péripéties de l’histoire (Les Enfants du bon Dieu), ou, en 1955, les errances parisiennes d’un jeune homme de province qui cherche à prendre congé de sa vie routinière (L’Humeur vagabonde). La lecture de ces romans est souvent plaisante. Le ton pince-sans-rire et les fantaisies y sont pour beaucoup et ne sont pas sans faire penser à Marcel Aymé. Mais le même malaise que dans les romans ultérieurs y perce : comme une immaturité qui interdit au héros d’entrer réellement dans la vie.
Avant ces entrées manquées et leurs diverses conséquences – cocasses, attendrissantes ou lamentables – force est de comprendre qu’il y eut les grandes espérances et les ambitions démesurées de la prime jeunesse, souvent déçues. Comme c’est par elles que Blondin et ses doubles romanesques aspiraient à mûrir, quittes à s’engager dans des causes extrêmes, voire douteuses…
Ce genre de déception originelle entre largement dans l’argument du premier roman de Blondin, L’Europe buissonnière[vi]. Il s’agit de deux destinées qui s’entrecroisent, et avec elles de deux penchants littéraires. D’un côté, nous avons Muguet, jeune homme insouciant et doté d’une maturité physique en avance sur son âge (rendue un peu à la manière de Marcel Aymé) qui traversera la guerre en se laissant porter où le vent le mène : il sera prisonnier, évadé, résistant (oh, un peu, seulement), vaguement espion et s’arrangera, afin d’éviter trop d’ennuis, pour redevenir prisonnier de guerre ; c’est le versant picaresque et comique de ce roman. De l’autre, Superniel, étudiant en philosophie à la dégaine de demi-zazou et aux penchants fascistes parti rempli de curiosité pour le STO et dont les enthousiasmes pour l’Europe nouvelle seront vite douchés ; premier double d’Antoine Blondin, dans ce versant introspectif et mélancolique. La fantaisie et la tristesse sont là, mais peinent encore à se mêler. Il leur reste encore à fondre, comme on dit de certains vins de garde, extrêmement prometteurs mais encore un peu râpeux – ou anguleux – en primeur.
Ce fond triste, cette peur devant la vie, habillés de couleurs aimables, voilà le legs d’Antoine Blondin. « Qu’ai-je fait de ma vie ? » se demandera-t-il dans une chronique tardive. Apparemment, un naufrage passablement alcoolisé, surtout à partir de la cinquantaine. Ou alors une œuvre consistant à faire de son malheur, ou d’un pesant vague-à-l’âme, le prétexte, plus que le motif, d’un art raffiné.
Conseillons, outre la lecture des œuvres romanesques et des divers recueils de chroniques (anthumes ou posthumes) d’Antoine Blondin, celle d’un excellent ouvrage d’Alain Cresciucci, Le Monde (imaginaire) d’Antoine Blondin, paru ce printemps chez Pierre-Guillaume de Roux. L’exploration de ce monde, l’art de circuler en Blondinie[vii], nous y sont bien mieux enseignés que dans le présent bavardage. Et ce n’est pas nous qui irons contredire ce postulat qui, selon M. Cresciucci, « ne devrait souffrir aucune contestation : Antoine Blondin compte parmi les écrivains majeurs de la seconde moitié du XXe siècle. »


[i] « Avec Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq a écrit un imprécis d’histoire et de géographie à l’usage des civilisations rêveuses »
[ii] Entendons-nous : ce n’est pas un mauvais film et les acteurs sont excellents, mais il y reste peu de l’art de Blondin.
[iii] Monsieur Jadis parut en 1970. Il y eut encore en 1975 Quat’ Saisons, recueil de nouvelles de fort bonne facture mais pas toujours de la dernière nouveauté. Puis ce ne fut plus que des recueils de textes remontant à diverses époques.
[iv] Prix Interallié 1959.
[v] On le trouve dans Ma Vie entre des lignes. Un texte à lire à voix haute, tant il gueule bien.
[vi] Prix des Deux Magots 1949.
[vii] Pour paraphraser un article de Roger Nimier, ami de Blondin (« Comment circuler en Balzacie »), que l’on trouvera dans Les Ecrivains sont-ils bêtes ?.

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