vendredi 29 avril 2016

Rivarol écologiste ??

On regrettera l’absence, dans les « œuvres complètes » d’Antoine de Rivarol, récemment parues chez « Bouquins », d’un « projet de décret » écrit par celui-ci, parodie géniale et hilarante du verbiage des révolutionnaires de 1789 (et après) : ces « œuvres complètes » ne le sont donc pas tout à fait. Mais cessons de nous lamenter : dans son imparfaite préface (évoquée ici la semaine dernière), Mme Chantal Delsol nous en offre quelques échantillons, comme :
« Article premier. A compter du 14 juillet prochain, les jours seront égaux aux nuits pour toute la surface de la terre, le jour commençant à cinq heures. »
Ou encore :
« Art. IV. La foudre et la grêle ne tomberont jamais que sur les forêts. »
Le lecteur est frustré : où est passé le reste ? Il n’en demeure pas moins que ces fragments confirment une idée qui m’est chère : les actions les plus folles des hommes ont souvent été annoncées longtemps auparavant par quelques humoristes, satiristes ou simples farceurs.
Car, enfin, le naïf orgueil des révolutionnaires qui pensaient pouvoir régénérer le monde en quelques décrets, cet orgueil, donc, ne réside-t-il pas aussi dans l’esprit « hors-sol » de divers technocrates ou idéologues ? Sans chercher loin, il suffit de songer à cette absurdité nommée heure d’été. Voilà pour la technocratie. Les réalisations folles nées d’idéologies délirantes, quant à elles, ne manquent pas : en URSS, par exemple, lorsque l’on entreprit d’inverser le cours de certains fleuves pour irriguer d’immenses cultures sur des sols naturellement arides. Qua cela ait en partie réussi est indéniable : les géniaux ingénieurs soviétiques ont réussi à vider de ses eaux une bonne partie de la mer d’Aral. « Les faits sont têtus », aurait dit, pour le déplorer, leur principale idole[i]. La nature aussi.
Que la nature (ainsi que les faits) soit en partie caractérisée par son indécrottable entêtement, voilà qui contrarie les appétits des adorateurs de la technique ou ceux de ses « alliés » : appétit de richesse ou de confort pour les uns, de puissance pour les autres. Cela n’était pas évident avant la « révolution industrielle », tourbillon incessant dans lequel nous barbotons depuis environ deux siècles[ii]. Cela l’est en revanche bien plus depuis que nous disposons de moyens dont la puissance croît sans cesse, nécessitant de puiser en quantités croissantes les ressources de la nature. Ce besoin a d’ailleurs quelque chose d’un cercle vicieux, entraînant la nécessité de moyens eux aussi croissants pour puiser ces ressources, moyens consommant eux-mêmes des ressources, etc. Notons que cette débauche d’énergie et de machines est censée nous faciliter la vie et nous rendre plus « libres ». Ne serions-nous pas plutôt devenus les esclaves de cette illusion ?
Chaque jour nous découvrons les effets possibles, probables ou même avérés de cette gloutonnerie : pollution, climat détraqué, pénuries… sans compter çà et là le sentiment de travailler sans grande utilité.
Or voici qu’au détour des Pensées d’Antoine de Rivarol[iii] nous tombons sur une note intitulée Richesse, où nous trouvons notamment ceci :
« La terre ne donne que des revenus ; elle ne connaît pas de capitaux ; si on la mangeait en nature au lieu de vivre de ses fruits, alors elle serait un capital dont on pourrait calculer le prix et la durée, et il y a longtemps que le genre humain aurait mangé son séjour. […] Elle répare ses pertes et réside à notre voracité, en nous opposant le temps et l’espace. Si nous brûlons dans une heure un arbre qui a coûté dix ans, elle oppose l’immensité des forêts à nos étroits foyers, ses plaines à nos estomacs, etc. »
Cette pensée peut paraître bien optimiste : au fond, nos moyens de satisfaire nos appétits seraient peu de chose par rapport à l’immensité de la nature. En fait, elle est plus datée qu’optimiste : Rivarol mourut en 1801, alors que la révolution industrielle n’en était qu’à ses débuts. Il aura pu passer à côté, étant fort occupé par son observation des bouleversements politiques de son époque. En somme, c’est une pensée pertinente dans une économie principalement agricole, où l’agriculture n’est pas intensive ni mécanisée, c’est-à-dire ne nécessitant que l’effort des hommes, leur patience et leur confiance dans les dons de la création. Elle ne s’applique plus aujourd’hui.
Rivarol écologiste ? Non, par conséquent, outre que ce serait un anachronisme. Du reste, quelques esprits « techniciens » (progressistes ou libéraux) pourront se jeter goulûment sur une telle pensée : « allons, diront-ils, continuons ! La nature encaissera bien nos coups ; elle se réparera toute seule ! »
Observons qu’ils auront oublié une hypothèse explicitement énoncée par Rivarol : « si on la mangeait en nature […], il y a longtemps que le genre humain aurait mangé son séjour. » Pour Rivarol, cette hypothèse était hautement invraisemblable. De nos jours, elle a tous les traits d’un avertissement.




[i] Un genre de Prométhée barbichu et bourgeois (donc naïf et féroce) qui aimait à se faire appeler Lénine (voir ici).
[ii] Remarque d’un esprit contre-révolutionnaire : les révolutions, c’est bien gentil mais il est impossible de prévoir où elles peuvent nous mener.
[iii] Pp 1415 et 1416 de l’édition « Bouquins ».

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