vendredi 11 mars 2016

Un Jünger encore un peu jeune

L’intérêt d’une correspondance vieille d’un siècle est varié. Il peut être littéraire, pour peu que les épistoliers soient de grands écrivains ou qu’ils aient quelque goût et quelque talent. Il peut être aussi historique, si cette correspondance se rapporte à une époque particulière, à son quotidien ou à ses grands événements – vus d’en haut, d’en bas, d’un côté ou d’un autre.
La curiosité ne peut être qu’éveillée lorsque l’épistolier a pour nom Ernst Jünger (écrivant à ses parents et à son frère Friedrich Georg) et que la période concernée s’étend entre 1915 et 1918. Pour tâcher de la satisfaire, il est possible d’ouvrir les Lettres du front à sa famille, 1915-1918, qui viennent de paraître aux éditions Christian Bourgois, avec un avant-propos de Heimo Schwilk[i] et dans une traduction de Julien Hervier.
Déception ?
D’emblée, prévenons ceux qui n’ont jamais ouvert le moindre livre de Jünger : ne commencez pas par cette correspondance, vous seriez déçus. Pour plusieurs raisons.
Premièrement, il s’agit de lettres écrites parfois dans des conditions précaires : dans une tranchée entre deux assauts ou dans un lit d’hôpital par exemple ; pas les meilleurs endroits, peut-être, pour peaufiner son style ou sa pensée. Les connaisseurs le comprendront en saisissant la différence entre Orages d’acier et les carnets (publiés il y a deux ans en traduction française) qui ont fourni à cet ouvrage – ainsi qu’à Feu et sang et au Boqueteau 125 – sa matière brute.
Deuxièmement, ces lettre sont celles d’un tout jeune homme, encore il y a peu un cancre rêveur et aventureux, qui inquiétait ses parents. Ici, le jeune homme croit avoir trouvé son monde : celui de la guerre.
C’est là la troisième raison, celle qui pourrait donner l’idée la plus fausse d’Ernst Jünger : dans ses lettres à ses parents, il fait montre d’un goût pour le combat, parfois noble, parfois beaucoup plus douteux. Ce plaisir ressemblerait à celui éprouvé lors d’une chasse au gros gibier : être chasseur et gibier en même temps. Sur le papier, cela peut paraître excitant, mais quand on se rappelle qu’en l’occurrence le gibier est toujours humain…
Mais ne soyons pas injuste envers Jünger : il aura le temps d’évoluer. Bien que plusieurs fois blessé – grièvement parfois – pendant la guerre, il lui restera encore quatre-vingts ans à vivre jusqu’en 1998, année de ses cent trois ans. Quatre-vingts ans d’une « entreprise de stylisation de soi », comme le dit quelque peu sévèrement l’avant-propos (fort recommandable par ailleurs), certes, mais aussi d’une entreprise de compréhension du monde qui assagira Jünger et affinera son talent d’écrivain, d’observateur et de penseur. Même dans sa période « nationale-révolutionnaire » des années 1920, il n’aura de cesse d’évoluer.
L’influence d’un jeune frère
Cette évolution, peut-on en sentir les prémices dans cette correspondance ? Peu, en fait, mais quelques signes, encore faibles, apparaissent. Hormis la correspondance avec ses parents – où il fanfaronne volontiers – ce volume contient quelques lettres échangées, comme déjà indiqué plus haut, entre Ernst Jünger et son frère cadet Friedrich Georg (1898-1977), de trois ans son cadet.
Les deux frères furent très liés dès l’enfance, partageant jeux et « chasses subtiles » entomologiques – activité qu’ils n’abandonnèrent jamais – avant de s’engager dans le même régiment, l’un en 1914, l’autre en 1916[ii]. On les retrouvera souvent associés dans leurs errances politiques des années 1920, puis dans le cheminement vers une vision à la fois hautaine, compatissante et exigeante du monde, où se mêlent conservatisme et considérations écologiques. Peut-être faudrait-il se demander lequel des deux influença le plus l’autre, y compris dans leur maturité, quel rôle eut Friedrich Georg Jünger le long du parcours qui mena son frère d’Orages d’acier à Sur les falaises de marbre et aux Rayonnements, ou du Travailleur à Abeilles de verre. Ce n’est pas moi qui fournirai la réponse[iii], le cadet étant largement demeuré pour nous autres Français dans l’ombre de l’aîné. Reconnaissons qu’il n’est pas facile pour un écrivain de se faire une place s’il est toujours présenté comme le jeune frère d’Ernst Jünger
Les lettres qu’échangent les deux frères sont différentes de celles échangées entre Ernst Jünger et ses parents. Certes, les récits – d’un esprit parfois contestable – d’exploits guerriers n’y manquent pas, mais la cuirasse présente ici et là ses fêlures. Dès 1915, une lettre finit par :
[La guerre] « rend seulement nerveux, et à partir du grade d’adjudant et en descendant jusqu’au bas de l’échelle, on peut dire que c’est une vraie merde. »
Cela étant posé, les deux frères échangeront de nombreuses impressions, souvent maladroitement formulées, sur leurs lectures et leur création littéraire naissante : quelques poèmes et la critique de ceux-ci, assorties de suggestions. Les choses sont parfois fort sérieuses (trop, peut-être, avec une pointe de vanité assez adolescente ?), comme une lettre de Friedrich Georg Jünger à son frère du 3 mars 1916, où un poème de l’aîné est décortiqué vers par vers par le cadet.
Certaines considérations ou impressions annoncent – oh, sous une forme encore à peine balbutiante – le coup d’œil aigu avec lequel Ernst Jünger savait détecter une terrifiante inhumanité dans ce qui nous paraîtrait insignifiant ; ainsi, le 7 janvier 1918 :
« Il y a des heures où l’on se sent totalement abandonné ; à cela vient encore s’ajouter l’agitation sauvage et désordonnée qui règne dans les gares de l’arrière. Ce sont des moulins où l’élément humain est écrabouillé en mille morceaux. »
Ainsi s’esquisse le regard d’Ernst Jünger, qui mettra encore quelques temps à s’affiner dans son expression. Observons que, d’après l’avant-propos, Friedrich Georg Jünger avait caressé, voire ébauché, le projet de publier leur correspondance sur une période plus étendue. On ignore pour quelles raisons ce projet fut abandonné mais, au vu de ces premiers échanges encore naïfs ou patauds, on se prend à rêver de ce que pourraient nous apprendre ceux qu’eurent les deux frères dans leur maturité – ou pendant leur mûrissement.

[i] Ecrivain et journaliste allemand, Heimo Schwilk est l’auteur notamment de biographies de Jünger et de Rilke.
[ii] L’été 1917, dans les Flandres, l’aîné sauvera d’ailleurs la vie du cadet, grièvement blessé et rencontré au hasard d’une contre-offensive, en le faisant évacuer juste à temps.
[iii] Il y des spécialistes pour cela.

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