vendredi 4 mars 2016

Le bibliste et la chimiste

Un vent d’indignation – ou de fou rire – aurait récemment parcouru certains milieux chrétiens, qu’ils soient catholiques ou protestants, aux Etats-Unis : M. Trump, après les critiques qu’il a essuyées de la part du pape, a déclaré que personne ne lit plus la Bible que lui, ce qui serait un signe de sa profonde foi chrétienne. La chose a été résumée ici par Patrice de Plunkett. On admirera au passage la photo accompagnant l’article de ce dernier, laquelle tend à prouver qu’en tout cas M. Trump a ouvert la Bible au moins une fois dans sa vie (bon, vu le côté qui apparaît sur l’image, nous pouvons supposer qu’il en aura au moins lu la couverture). Le même article évoque aussi un discours de M. Trump où celui-ci aurait, en citant la deuxième lettre de saint Paul aux Corinthiens, dit « deux Corinthiens ».
Cela peut nourrir de nombreuses plaisanteries[i] et n’est pas sans rappeler une anecdote que l’on me conta voici quelques années sur la défunte Elena Ceausescu, et que voici :
Bien entendu, le défunt Nicolae Ceausescu, génie des Carpates et Danube de la pensée, n’eût pu avoir pour épouse la dernière des sottes. Et si, en Amérique, on se pique de connaître par cœur des passages entiers de la Bible, c’est la science que l’on se devait de vénérer dans les démocraties populaires. Ainsi fut-il décidé que Mme Ceausescu était une grande chimiste. Participant un jour à un congrès de chimistes roumains, on raconte qu’elle lut à haute voix une communication où il était question du dioxyde de carbone. Pour faire court, il avait été écrit sur le papier CO2, ce que la brillante scientifique prononça codoi, soit en français « codeux ».
Le cas d’Elena Ceausescu est assez clair, si l’anecdote est vraie : une ignare qui voulait se faire passer pour une savante en vertu de sa position.
En ce qui concerne M. Trump, les choses semblent moins simples. Comment ne pas l’imaginer entouré d’une équipe de « plumes » et de spin-doctors le préparant assez pour éviter ce genre de bourde ? Il en a bien les moyens, ce dont il ne cesse d’ailleurs de se vanter. C’est à se demander si M. Trump ne fait pas exprès, s’il ne joue pas, par démagogie, au mufle, à l’abruti, au philistin jusqu’à la caricature (mais avec un constant naturel), ce qu’il semble être le premier à savourer.
Nos journalistes comparent parfois M. Trump à M. Jean-Marie Le Pen. Certes, pour l’histrionisme, ce dernier n’a rien à lui envier. Mais observons que M. Le Pen travaille dans un autre style, faisant volontiers étalage d’une vaste culture et d’une langue précieuse, mêlant d’une manière que l’on pourrait plutôt qualifier de rabelaisienne ou shakespearienne que célinienne le raffinement et la grossièreté. Et qu’il y a fort à parier que M. Le Pen a tout au long de sa carrière cherché plus à s’amuser qu’à conquérir le pouvoir.
Au fond, les équivalents français de la démagogie philistine de M. Trump sont à chercher ailleurs. Pourquoi pas dans une droite plus « fréquentable » ? Chez M. Sarkozy, par exemple, qui a tenu jadis à faire part à tous de son peu d’intérêt pour La Princesse de Clèves[ii]. Ou, dans le domaine de la caricature, chez M. Chatel, chantre du gaz de schiste et des OGM…
Nous rions aussi beaucoup, nous autres Européens, du genre d’orgueil hyperbolique que semble manifester M. Trump dans ses discours. A l’entendre, on finirait par se demander si ce n’est pas lui qui a inventé la roue. De nos jours (et depuis le décès subit, il y a un bon quart de siècle, des susnommés époux Ceausescu), il n’y a guère que Kim Jong Un pour être presque aussi génial.
Pour revenir à son philistinisme au moins apparent, il serait assez facile d’y voir un trait que l’on pourrait qualifier – pour faire vite – d’américain : le mépris pour les bonnes manières, pour la culture, pour tout ce qui pourrait évoquer le Vieux Monde, considéré comme pourrissant. Rappelons-nous la condescendance avec laquelle, en 2003, M. Rumsfeld[iii] évoquait la vieille Europe. Ou la réponse que firent à Ernst von Salomon des soldats américains qui le passèrent à tabac en 1945, et à qui il reprocha de ne pas être des gentlemen : « No, no, we’re Mississipi boys ! »[iv]
Mais n’accablons pas les Américains. Il en est, comme partout, de fort civilisés, et ils n’ont pas le monopole de la grossièreté, ni même de la revendication de celle-ci. Ce rejet de toute culture, de toute politesse, de toute tradition, on le trouve aussi bien pendant la Révolution française[v] que dans pas mal de régimes totalitaires du XXe siècle. Et aussi dans l’univers technophile et industriel (qu’il soit libéral ou étatiste, socialiste ou capitaliste) qui est le nôtre depuis un ou deux siècles. En somme, c’est un trait du monde moderne, fait de bruit, de slogans, de vitesse, du culte d’une efficacité plus rêvée que réelle[vi]. Où, déjà, Bernanos écrivit-il que ce monde moderne n’est qu’une conspiration contre toute forme de vie intérieure ?

[i] A commencer par celle-ci, à laquelle je ne résiste pas : cet homme ne manque pas de toupet.
[ii] La gauche n’est pas en reste. Nous le savons depuis le passage de Mme Pellerin au ministère de la culture, à l’époque où elle n’avait pas le temps de lire.
[iii] Lui aussi prénommé Donald. A l’époque, un ami me confia : « je préférais Donald quand il travaillait chez Disney. »
[iv] Si l’on en croit le récit que Salomon fit dans Le Questionnaire de son arrestation en 1945, pris pour un big nazi, il fut emprisonné quelques mois puis libéré après qu’il eut été établi qu’aucun chef d’accusation ne pouvait être retenu contre lui.
[v] Cf. Histoire de la politesse, de 1789 à nos jours, de F. Rouvillois.
[vi] Adieu beauté, conversation, patience, réflexion, recueillement, contemplation, méditation… Sur le culte moderne de l’efficacité, comment ne pas songer au jeune imbécile nommé Hooper, dans Retour à Brideshead, d’Evelyn Waugh ?

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