vendredi 18 mars 2016

Céline au cinéma

Il serait périlleux d’entrer dans le tourbillon habituel de considérations et de concessions sur Louis-Ferdinand Céline, tourbillon dont un bon résumé fut donné dans un jeu des « Papous » sur France-Culture voici quelques années :
« Céline, quel génie ! Ah, Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit… Oui, mais quel salaud quand même, avec ses pamphlets antisémites ! Mais quand même, quel génie ! Ah, Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, etc. »
En gros, on n’en sort pas.
C’est sans doute le risque auquel s’est exposé Milton Hindus (1916-1998), universitaire américain qui cumulait les qualités apparemment incompatibles de juif et d’admirateur de Céline. La rencontre entre l’écrivain et son admirateur eut lieu en 1948 au Danemark et ne dut laisser à aucun des deux un souvenir agréable. C’est en tout cas ce que donne à supposer Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe, le nouveau film d’Emmanuel Bourdieu.
Argument
En 1948, Céline demeure avec sa femme Lucette au Danemark, près de Korsør, dans une maison de campagne que lui a prêtée maître Mikkelsen, son avocat, lequel avait réussi à le tirer de la prison où les autorités, à la demande de l’ambassadeur de France, l’avaient jeté. Il y attend la possibilité d’un hypothétique retour en France, lequel ne sera possible qu’en 1951. En gros, il est accusé de collaboration.
Or voici donc que Milton Hindus, avec qui il correspondait déjà depuis quelque temps et qui était à l’origine d’une pétition d’écrivains américains en sa faveur, vient lui rendre visite. Le spectacle peut commencer, voilà nos deux clowns réunis : le clown blanc (Hindus) et un auguste furibard (Céline).
Hindus, en bon universitaire américain, est pétri de sérieux et ne se sépare jamais du carnet où il note les moindres réparties du maître (du moaîître, serait-on tenté d’écrire, pour faire plus célinien). Il fait de cette visite amicale un long entretien, posant à Céline force questions sur son art, auxquelles l’intéressé répond à la fois évasivement et avec le bagout qu’on imagine. Petit à petit, il en vient à l’antisémitisme du bonhomme, lequel n’est pas toujours avare en confidences bizarres (sur Hitler, « clown cataclysmique », par exemple). Céline, quant à lui, semble caresser le projet (ou feint de le caresser) d’écrire avec Hindus un manifeste pour la réconciliation entre « Aryens » et Juifs. On devine assez vite que le malaise croissant finira en une amère rupture, malgré les efforts de Lucette pour « arrondir les angles » entre les deux.
Un bon petit film ?
Ainsi résumé, l’argument du film ne nous apprend rien de plus que quelques entrées bien choisies du Dictionnaire Céline de Philippe Alméras[i]. Reste à voir la manière, ce qui a son importance lorsqu’il est question de Céline.
Expédions en quelques mots la réalisation : elle est fort sobre, assez pépère, même ; ce pourrait être celle d’un téléfilm de facture honnête. Les costumes sont bien rendus, avec un Céline peut-être un peu trop « Meudon », quand même : mal rasé et vêtu d’innombrables couches de guenilles. Le tout semble avoir été filmé dans les Flandres, offrant aux regards du spectateur un genre de Danemark à trois heures de route de Paris, présentant sans doute l’avantage de disposer de figurants à l’allure « baltave » mais comprenant les instructions d’un réalisateur français.
Récital
Un tel cadre laisse toute leur liberté aux acteurs, voire toute leur licence. A eux d’en faire bon usage. Géraldine Pailhas joue une Lucette vive, intelligente, farfelue en même temps que raisonnable, voire intéressée par moments : il importe de ne pas blesser Hindus, qui pourra être utile au retour du couple à Paris. Pour ce qui est de ce dernier, saluons le talent de Philip Desmeules, acteur canadien qui a réussi à le faire exister – avec une réserve toutefois sur sa tendance à rouler des yeux exorbités au moindre prétexte – en admirateur transi puis déçu. C’est qu’il fallait tenir tête à un Denis Lavant déchaîné, lancé en permanence dans un récital « célinien », assurément le clou du spectacle, méritant quelques remarques.
Au début du film, on est frappé par la petite taille de Denis Lavant. Et l’on est pris d’un doute : Céline, d’après divers témoignages, était plutôt d’une taille moyenne à grande. L’acteur parviendra-t-il à faire oublier cet écart ?
La sauce prend plutôt bien. Lavant, certes, fait du Lavant : il grimace et gesticule, fait un peu trop rouler son corps dans une claudication caricaturale… En un mot, il est excessif. Mais en la matière, l’excès pourrait être la bonne mesure, pour paraphraser Nimier dans sa préface à Casse-pipe. La logorrhée délirante émaillée de sottises énormes et de traits de génie est plutôt bien approchée.
Pourtant le ton n’y est pas toujours, la voix non plus. Lavant est souvent un peu trop geignard, un peu trop nasal, là où il aurait dû nuancer son récital par des notes plus gutturales, moins éraillées aussi, et par plus de préciosités appuyées. Une écoute des divers entretiens que donna Céline dans les années 1950 permet de s’en rendre compte.
Il n’en demeure pas moins que l’illusion fonctionne de temps en temps. A croire que Denis Lavant pourrait incarner une cafetière, un poisson rouge ou même un écrivain bizarre avec les limites que, curieusement, lui impose sa démesure.
Procès à charge ?
Ce côté grimaçant, ces ronds de jambes, ces mines tour à tour obséquieuses et menaçantes, voilà qui ressemble fort à un portrait – à un procès ? – à charge. Peu de choses sont dites sur l’art de Céline, à part quelques allusions à sa fameuse transposition. Les enregistrements de Céline, ainsi que les Entretiens avec le professeur Y, nous en apprennent infiniment plus. Les gémissements, les pitreries, le cabotinage et même le mensonge n’en sont pas absents, certes, mais les propos qu’ils enrobent rendent un peu plus justice au génie de leur auteur (qui en était conscient – un peu trop, peut-être ?).
N’ayant pas lu le livre que tira Hindus de sa rencontre avec Céline[ii], je ne me prononcerai pas sur la fidélité du film d’Emmanuel Bourdieu à ce récit. Que ce film soit à charge ou à décharge, peu importe : cela n’aura aucun effet sur un public averti qui se sera déjà fait son idée depuis longtemps, quelle qu’elle soit[iii]. Reste un numéro d’acteur qui dans ses bons moments évoque ceux dont était capable Céline.




[i] Paru chez Plon en 2004, cet ouvrage est plein d’érudition et d’erreurs (l’entrée sur Jünger, par exemple, en accumule d’assez croquignolettes). On y trouve aussi des entrées intéressantes sur Céline et le cinéma.
[ii] Louis-Ferdinand Céline tel que je l’ai vu (The Crippled Giant).
[iii] Si vous voulez connaître le mien, pour peu qu’il ait un quelconque intérêt : il serait temps, plus de cinquante ans après sa mort de cesser de faire et de refaire le procès – à charge ou à décharge – de Céline. Cela afin de le mettre son génie à la place qui lui revient ; quant à l’homme, eh bien oui, c’était un antisémite obsessionnel. En somme, ne pas se tromper de conjonction de coordination : dire et, non mais ; tant pis, c’est ainsi. Et pour ce qui est de son séjour au Danemark et aux menaces qui pesaient sur lui en France après la Libération, disons que ce sort était évidemment injuste, mais qu’il ne pouvait décemment s’en plaindre, vu les circonstances. Mais il suffit : admirons l’artiste. C’est après tout ce qui nous reste.

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