samedi 28 novembre 2015

L’art contemporain à travers les âges

Note : j’avais écrit ce texte le 13 novembre, en prévoyant de le publier le 14. Il m’a bien entendu semblé peu opportun de le faire à ce moment, comme si de rien n’était. Cela paraît possible maintenant…
Les propos, entendus récemment à la radio, d’un critique m’ont amusé : selon lui, les horribles grincheux qui dénigrent l’art contemporain devraient se rendre compte que les tendances qu’ils reprochent à celui-ci existent depuis Marcel Duchamp, soit depuis cent ans environ. La mauvaise foi de ce petit monsieur dont j’ai oublié le nom est à peu près aussi éclatante que son ignorance.
Commençons par la mauvaise foi, cela ira vite. Il est en effet évident que, pour les contempteurs du n’importe quoi érigé en art, ce n’est pas la nouveauté mais la nullité prétentieuse de ce qui est présenté comme des œuvres qui pose un problème. Si Marcel Duchamp, par exemple, avait fini par dire qu’en fait il plaisantait, les mêmes contempteurs – parmi lesquels je veux bien être compté – l’eussent tenu en haute estime, comme ils rient encore de Et le soleil s’est endormi sur l’Adriatique, célèbre tableau signé Boronali en 1910.
Quant à l’ignorance, signalons à ce critique qu’après tout l’art contemporain et les postures qu’il implique de la part de ses acteurs connut un grand précurseur en la personne de Néron, voici pas loin de deux mille ans. N’a-t-il pas inventé le ready-made, signant par quelques vers accompagnés de grattouillements de lyre l’incendie de Rome, qu’il n’avait probablement pas allumé ni fait allumer ? Le morceau fut prolongé par diverses performances, comme celle consistant à faire éclairer les routes au moyen de chrétiens[i] crucifiés le long d’icelles, allumés comme des torches.
Néron peut du reste être considéré comme le premier à avoir posé le postulat par lequel l’artiste contemporain acquiert sa légitimité : en proclamant son statut d’artiste, il devait désormais être pris pour tel. On le sait depuis le jour de sa mort, où il prononça ces mots, qui fondèrent le statut de l’artiste contemporain : qualis artifex pereo !
Et, avant Néron, n’y eut-il pas le cas d’un Grec qui incendia un temple dans son pays pour que l’histoire retînt son nom[ii] ?
Ce genre de comportement trouve encore quelques échos aujourd’hui. Il y a quelques jours, l’artiste[iii] russe Piotr Pavlenski a fait parler de lui. Les connaisseurs de son œuvre savent qu’il s’est fait remarquer ces dernières années en se clouant littéralement au sol (par des parties du corps que je ne nomme pas devant les dames) à proximité du Kremlin et en se découpant une oreille. Je crois que les spécialistes classent ce genre de performance au rayon de l’actionnisme.
Début novembre, si j’ai bien compris, M. Pavlenski a présenté sa dernière œuvre : après les avoir arrosées d’essence, il a mis le feu aux portes du siège du FSB, à Moscou. Il risque pour cet acte trois ans de prison. Le monde culturel est en émoi : une preuve de plus du pouvoir dictatorial qui étouffe la Russie !
Evidemment, le FSB a succédé au KGB, de sinistre mémoire, dont il occupe les locaux, la Loubianka, d’aussi sinistre mémoire. Il faut donc voir dans ce geste un symbole et une protestation. Mais il faudrait demander à ceux qui s’indignent de l’arrestation de M. Pavlenski ce qu’ils diraient si quelque opposant radical de quelque pelage que ce soit commettait un tel acte chez nous.
Quant aux opposants russes, je suppose qu’il en existe qui usent d’un discours plus articulé. Cela est peut-être difficile ou même risqué dans certains cas[iv], et exige donc certainement du courage. Mais au moins cela évite de passer pour un fou dangereux. Non, M. Pavlenski ne me semble décidément pas être un artiste. Il ne provoque aucune admiration chez moi ; plutôt de la pitié, en fait. Si j’étais l’ami de ce malheureux, j’aurais honte de n’avoir pu le dissuader de commettre pareilles sottises…


[i] Les critiques les plus à la page ne manqueront pas d’observer que les heurts entre les artistes contemporains et certains milieux catholiques ne datent pas d’hier.
[ii] Pas de chance pour lui : son nom m’échappe pour l’heure.
[iii] Puisqu’il vous le dit !
[iv] Encore que certainement bien moins qu’au temps de l’URSS.

dimanche 22 novembre 2015

Il faudra tout expliquer

En septembre 2004, Simon Leys écrivait à son ami Pierre Boncenne[i] au sujet de George W Bush : « Si le président Bush est réélu en novembre, je me demande si on ne devrait pas commencer à étudier sérieusement les possibilités d’émigrer sur une autre planète. » Ce n’est pas faux et c’est joliment dit, bien qu’il ne nous ait été confié qu’une seule planète et que le président Bush, tout en étant certainement un des responsables des maux qui nous affligent en ce moment, n’en soit pas le seul.
Après tout, les prédécesseurs de M. Bush ont souvent cultivé des alliances louches et fait des choix « stratégiques » douteux, semblant toujours chercher une préférence aux islamistes. Peut-être ont-ils imaginé que ces derniers faisaient jaillir du pétrole partout où ils se trouvaient. Allez savoir, la cupidité peut perturber l’entendement.
Du reste, il serait un peu trop confortable de charger les Etats-Unis de toutes les fautes. Nous vivons après tout dans une Europe qui s’est ouverte à tous les vents, laissant entrer et sortir à peu près n’importe qui et n’importe quoi au nom de théories fumeuses sur l’obsolescence des frontières et des nations, masquant mal une fausse générosité à l’égard d’immigrés et de réfugies mêlée à un libre-échangisme presque masochiste, lui-même encouragé par divers intérêts financiers.
Mais nous ne saurions nous contenter de pester contre l’Union Européenne. Bien des pays, après tout, se sont contentés en ce qui concerne les populations immigrées de cultures et de religions radicalement différentes, de les parquer dans des banlieues où, déracinées, elles ne se sont vu proposer aucune des richesses du terreau local. Pour avoir la paix, les autorités ont pu laisser quelques prédicateurs de rencontre « convertir » quelques voyous… Quant à l’école, chez nous, le peu qui leur a été appris sur la France est un discours dénigrant celle-ci, délivré par des enseignants ou pondu par de hauts fonctionnaires gauchistes soucieux de partager leur haine de soi avec le plus grand nombre, coûte que coûte.
Ajoutons à cela des politiques de défense et de sécurité suicidaires, qui ont consisté à démanteler nos armées et à appauvrir notre police sous le prétexte d’assainir les finances de l’Etat, et il ne reste plus qu’à mentionner… la politique étrangère inintelligible de nos gouvernements, au moins sous MM. Sarkozy et Hollande. De M. Sarkozy qui semblait tout vouloir faire « à l’américaine » (fascination de gosse des années 1950 pour les Etats-Unis ?) à M. Hollande, toujours soucieux de plaire aux autorités américaines (réflexe d’ancien young leader ?), nous avons été servis. Quant à M. Fabius, n’en parlons pas, soyons charitable.
N’étant pas expert dans ces domaines et mon imagination ayant des limites, j’arrête là. Il y a certainement de nombreuses autres raisons à nos tribulations[ii]. Nos gouvernants seront jugés durement par l’histoire, cela ne fait pas un pli.
En attendant, nous traversons de rudes épreuves, et nous sommes bien obligés de nous appuyer sur ces gouvernants-là : nous n’en avons pas d’autres pour l’instant. Mais lorsque nous aurons surmonté ces épreuves (ce ne sera pas demain matin, ni même à l’heure du déjeuner), espérons voir apparaître des dirigeants plus dignes et plus lucides[iii]. Et les anciens devront s’expliquer : non pour être jugés, mais pour qu’en Europe on sache déjà tout ce qu’il faut éviter.
Et pour ma part je vais tâcher de me remettre à parler de littérature et de choses plus ou moins artistiques. C’est important.




[i] On trouve cette citation dans Quand vous viendrez me voir aux Antipodes, abécédaire construit par Pierre Boncenne à partir de lettres qu’il reçut de Simon Leys. Ce livre est paru cette année aux éditions Philippe Rey ; il est agréable à lire, contient des propos vifs, drôles et intelligents. Une forme de civilisation qui est indéniablement une part essentielle de ce que nous avons, plus que jamais, à défendre.
[ii] Je vous laisse voir quelques riches explications ici.
[iii] Pour ce qui est de la population, il y a de l’espoir. Un sain patriotisme semble paraître. Voir ici par exemple.

dimanche 15 novembre 2015

En deuil

Vu ce qui s’est passé vendredi soir à Paris, comme tout Français (et a fortiori en tant que Parisien), je suis en deuil. Ce qui ne me rend pas bavard. Surtout s’il s’agit de tenir des propos intelligents. D’autres en sont capables, et je les en félicite (je les admire même énormément, sans aucune ironie) : voir ici par exemple (mais compte tenu de la source, ce n’est pas une surprise) ; le temps des questions sérieuses, fondamentales même, viendra en effet, et vite, peut-être.
Trois choses cependant : ma religion m’interdit le désespoir ; j’aime bien, d’ailleurs, la devise qui orne les armes de la ville de Paris : Fluctuat nec mergitur (il paraît que c’est une devise fort populaire en ce moment, et c’est bien ainsi) ; et merci à tous ceux qui pensent ou ont pensé à la France depuis deux jours.

J'en ajouterai une encore : que ces temps douloureux nous incitent à une pensée fraternelle pour ceux dont ce genre d'horreur est presque le quotidien, ce que n'a pas oublié notre archevêque (voir ici).

Sursum corda.

vendredi 13 novembre 2015

A propos du 11 novembre

Commençons par un aveu : plus j’avance en âge, moins je suis du matin. En soi, cela n’est ni un mal ni un bien ; c’est un fait. Pourquoi l’avouer, alors ? C’est qu’il est des jours fériés où j’ai mauvaise conscience lorsque je me lève tard. Ce qui est le cas du 11 novembre : après tout, tant de mes compatriotes n’ont pas tenu bon, tant ne sont pas morts il y a environ un siècle pour m’octroyer le droit de ronfler un peu plus et d’éviter un jour de travail.
Histoire d’avoir bonne conscience, peut-être, je profite de l’oisiveté de ce jour férié – qu’en bon salarié moderne je prolonge volontiers par un « pont » – pour m’abandonner à quelques réflexions sur le 11 novembre.
Pour commencer, je peux me rappeler que c’est la Saint-Martin : après l’été du même nom arrivent souvent les premiers froids (qui semblent tarder cette année), occasion de songer au manteau que saint Martin partagea avec un pauvre hère rencontré au détour d’une route.
De manière anecdotique, je puis aussi penser à Guillaume Apollinaire agonisant, tandis qu’en ce 11 novembre 1918, sous ses fenêtres, la foule défilait au cri de « à bas Guillaume ». Pauvre coïncidence qui ne plaide pas en faveur des foules.
Cette date est évidemment l’occasion de penser à ceux qui, pendant quatre ans, acceptèrent d’endurer des conditions souvent atroces pour défendre leur pays en guerre (quelle que soit l’absurdité des causes de cette guerre[i]). Dans de telles circonstances, à quel confort serions-nous encore capables de renoncer ?
Il m’est possible aussi de songer à l’évolution du sens donné à une commémoration. Avant 1939, le 11 novembre dut être teinté de pacifisme, empli de « plus jamais ça » et de « der des ders ». Il n’est pas mauvais, il est même bon de souhaiter la paix, et même de la chérir ; il est encore meilleur d’avoir les moyens – y compris la force – de la préserver. Sinon…
Un tel avertissement nous amène évidemment au 11 novembre 1940 où quelques jeunes patriotes défilèrent à Paris. Ce n’était peut-être pas tant le souhait d’une revanche que l’espérance d’une libération qu’ils manifestèrent ce jour-là. Mais il ne sied pas de parler à leur place. Ce qui est permis, en revanche, c’est d’admirer leur courage.
Enfin, une pensée étrange sur cette commémoration : son caractère arbitraire. Certes, les hostilités avec l’Allemagne prirent effectivement fin le 11 novembre 1918 à onze heures, mais cela ne signifie pas que la guerre était terminée sur tous les fronts : les derniers traités de paix furent signés en 1921. Parcourez pour vous en assurer les monuments aux morts de la grande guerre : vous y trouverez quelquefois de rares noms inscrits en regard d’années postérieures à 1918. On les oublie souvent, ces morts : la mémoire nationale semble les avoir égarés dans quelques limbes. Ce qui nous autorise à songer à ceux de nos militaires aujourd’hui engagés dans quelques opérations extérieures dont nous ne savons pas toujours grand-chose.

[i] Parenthèse qui ne dispense pas d’avancer quelques hypothèses. Celle de l’élévation de la nation ou de la patrie, réalités par ailleurs indispensables, au rang d’idoles.

samedi 7 novembre 2015

Les ennemis de la vérité

Simon Leys, dans Orwell ou l’horreur de la politique, a placé en annexe, outre « quelques propos de George Orwell » et une lettre d’Evelyn Waugh à celui-ci (datée de juillet 1949) au sujet de 1984, un bref texte de son cru au sujet de l’affaire de la « liste noire ». Il y est question d’accusations formulées en 1996 et réitérées en 2002 contre Orwell, soupçonné d’avoir donné aux services secrets britanniques une liste de noms d’intellectuels communistes ou sympathisants. Dans ce texte, Simon Leys rappelle en quoi Orwell ne s’adonna nullement à ce plaisir avant de conclure comme suit :
« Le fait que, un demi-siècle après sa mort, Orwell ait pu encore être la cible d’une aussi crapuleuse calomnie montre bien quelle formidable et vivante menace il représente pour tous les ennemis de la vérité. »
Non au communisme !
Et, de fait, en 2006, année où fut publié cet appendice, il était encore difficile, sinon risqué, de considérer le communisme comme un régime totalitaire au même titre que d’autres… Il est vrai que le cadavre de l’URSS était encore tiède. Ce cadavre était encore moins froid vers la fin des années 1990, quand Le Livre noir du communisme fit scandale dans la bonne presse qui penche à gauche.
Cette difficulté semble avoir fait son temps. La gauche comme il faut se rattrape maintenant en vilipendant à la moindre occasion M. Poutine (vous savez, le maître du Kremlin) en des termes qu’elle n’aurait osé employer au sujet de quelque dirigeant soviétique que ce fût. Il est vrai que « ne pas désespérer Billancourt » n’est plus à l’ordre du jour et que M. Poutine, du reste, ne prétend pas, que je sache, faire rêver l’ouvrier français. Une telle situation n’est pas sans rappeler la fermeté avec laquelle certains intellectuels courageux s’opposent au fascisme depuis 1945.
M. Poutine n’est certes guère un petit saint, mais de là à en faire l’égal de Staline, la ficelle est un peu grosse. Il faut dire que M. Poutine manifeste volontiers un certain mépris pour l’avachissement où semble se complaire l’Europe occidentale, avachissement qu’il lie sans hésiter à certaines formes du libéralisme, notamment en matière de mœurs. Il contrevient ainsi au catéchisme moderne, où ce libéralisme a pris la place occupée naguère par le communisme, celle d’un horizon indépassable, d’une utopie émancipatrice.
En étendant ces considérations au domaine économique, on observera que la réponse faite par les plus ardents libéraux à toute objection qui leur est faite s’apparente à celle que faisaient autrefois les fervents communistes : si ça ne marche pas, c’est que les vrais principes ne sont pas encore intégralement mis en application… Voire.
Quoi qu’il en soit, on put avoir le plaisir d’entendre il y a quelques jours sur France-Culture une de ces bonnes blagues qui filtraient de temps en temps, autrefois, jusqu’en nos contrées, comme :
-          Qu’est-ce qu’un communiste ?
-          Quelqu’un qui a lu Marx.
-          Et un anticommuniste ?
-          Quelqu’un qui l’a compris.
La plaisanterie est excellente, et qui se risquait à la faire dans une démocratie populaire pouvait s’attendre à quelques désagréments. Chez nous, il y a trente ans, la répéter n’exigeait pas un courage immense : le seul risque était de passer pour un vilain anticommuniste ; apparemment, c’est un risque qui a longtemps tétanisé certains esprits de gauche.
Noms de lieux
Les « ennemis de la vérité » sont parfois moins dangereux ou, disons, moins hargneux. Ils se font alors lassants. Ainsi, on pouvait entendre, toujours sur France-Culture, qu’à l’occasion du dixième anniversaire des émeutes de 2005 seraient diffusées de nombreuses émissions sur « les quartiers ». Curieuse manière de nommer les banlieues, particulièrement les plus laides, les plus délaissées ou les plus défavorisées. Ce qui rappelle le ministère de la ville, création mitterrandienne me semble-t-il, dont la mission était de s’intéresser aux banlieues qui ont pour tare originelle d’être précisément des non-villes.
Ces considérations pourraient passer pour puristes, précieuses, voir futiles, mais je ne le crois pas : qui sait si l’affreuse mort qu’ont trouvée deux jeunes hommes à Clichy-sous-Bois en 2005 ne résulte pas d’un malentendu ? Je m’explique en imaginant un scénario : ces jeunes gens, pressés de rentrer chez eux, voient s’approcher des policiers en patrouille ; pour éviter de perdre du temps dans un contrôle d’identité, ils s’éloignent en courant ; pour les policiers, cela ressemble à un signe de ce qu’ils ont quelque chose à se reprocher : il faut donc les poursuivre ; on connaît la triste suite de ce malentendu…
Alors, pour commencer, pourquoi ceux qui prétendent parler des banlieues n’utilisent-ils pas les mots appropriés ?
Nom d’un fournisseur
La compagnie alimentant en gaz ma chaudière et ma cuisinière a récemment fait parvenir à ses abonnés une lettre précisant que son récent changement de nom n’aura « aucune incidence sur [leur] contrat ». C’est une attention fort aimable et plutôt rassurante, mais était-il nécessaire de préciser que dans le nouveau nom de ladite compagnie, il y a « énergie » et « envie » ? Pourquoi ne pas ajouter Angie des Rolling Stones, « empathie » et « nostalgie », « névralgie » ou « allergie », « angine » ou « endive » et « giratoire » ?
Nous ne devrions pas tant redouter les « ennemis de la vérité », à commencer par les publicitaires. Ils sont souvent en premier lieu ridicules.