samedi 31 octobre 2015

Le gros caillou

Il nous a été annoncé qu’aujourd’hui un astéroïde mesurant environ 400 mètres de long allait « frôler » la Terre. Les calculs des astrophysiciens nous apprennent qu’en fait ce frôlement aura eu lieu à une distance quelque peu supérieure à celle qui nous sépare de la Lune. Si vous lisez ces mots, c’est que lesdits calculs auront été justes, ou que l’erreur n’aura pas joué en votre défaveur, ni en la mienne.
La presse anglo-saxonne n’aura pas manqué, compte tenu de la date, de faire un rapprochement avec le goût qu’auraient les gens pour la terreur et les choses macabres le 31 octobre. Ce goût – entretenu par l’industrie du divertissement, dans laquelle il faut bien inclure la grosse presse – a débordé les limites du monde anglo-saxon depuis une quinzaine d’années, avec plus ou moins de succès. Dès la dernière semaine d’octobre, l’injonction de ressembler à un cadavre pour Halloween est martelée un peu partout.
Quelle peut être la raison de ce relatif succès, qui a fait adopter à une partie de l’occident la parodie de ce qui nous est vendu comme une vieille tradition irlandaise (d'ailleurs, n'étant pas Irlandais, qu'ai-je à faire d'une tradition irlandaise ?) ? L’américanisation du monde, comme on dit, est une explication un peu courte. Il y a bien sûr aussi le commerce, la publicité, une manifeste intention de décérébrer et déraciner chacun… Mais cela est l’entreprise menée, non la raison de son succès. Peut-être faut-il y voir le désir d’éprouver de vagues sensations dans un monde blasé, fatigué, vautré dans le confort de son vide (esthétique, affectif ou spirituel, par exemple)[i].
Ces vagues sensations ne suffisent plus. Les sens sont las, ils s’émoussent. La sauce tomate, les dentiers de vampires, les citrouilles et les chapeaux de sorcières perdent de leur effet. Et pourquoi pas un peu de terreur réelle ? Avec un bon gros astéroïde, par exemple.
Il semble d’ailleurs que, contrairement aux peurs souvent prêtées à nos ancêtres médiévaux[ii], les âmes contemporaines, fatiguées, souhaitent de telles catastrophes, absolument tragiques. En somme, une bonne grosse fin du monde, et on n’en parlera plus. L’idéal pour les paresseux et les désespérés : à quoi bon se soucier des autres, de la paix de l’environnement ou que sais-je encore ? Un bon gros caillou[iii] sur le coin de la figure, et hop ! Rideau, adieu soucis…
Bien entendu, je ne saurais partager des pensées aussi grisâtres. Signalons à ces riants aquoibonistes que le désespoir n’écarte pas les épreuves. L’espérance non plus, certes, mais elle me semble une condition nécessaire pour les surmonter. Quant à la fin du monde, elle se produit tous les jours, pour les mourants : ils ne verront plus ce monde ; pour eux, c’est même une apocalypse, c’est-à-dire une révélation. Lundi, nous aurons une pensée – ou une prière, si nous prions – pour ceux d’entre eux que nous avons connus et aimés.
Mais avant vient la Toussaint, qui est une fête joyeuse. Rien de macabre là-dedans. Portez donc des couleurs vives !


[i] Un tel vide peut aboutir à ce genre d’amusement.
[ii] Sans doute tout simplement, en fait, la peur de mourir subitement, sans avoir eu le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires, c’est-à-dire de se confesser.
[iii] Expression qui n’entend pas prolonger la promenade sur le Champ-de-Mars racontée ici il y a une semaine.

dimanche 25 octobre 2015

Au pied du mur

Peut-être était-ce tout simplement un signe de fatigue ; ou alors, qui sait, des débuts sournois du vieillissement. Toujours est-il que l’ami avec qui je venais de dîner, se sentant l’estomac lourd, émit l’idée d’une bonne promenade digestive.
Le dîner, pourtant, avait été fort raisonnable : une souris d’agneau, un dessert puis un café chacun, en partageant un pot de Brouilly… Mais qu’importe : quittant ce gentil bistrot situé en face de l’église où, entre autres sacrements, j’avais reçu le baptême, nous laissâmes nos pas nous mener jusqu’au Champ-de-Mars.
Je ne m’attarderai pas sur une partie de ce que nous y vîmes : le spectacle d’une jeunesse veule, avachie sur les pelouses et abreuvée de vinasse, de mousseux et de bibine par des vendeurs à la sauvette ne parlant pas français est triste, mais il est inutile d’en faire des tonnes. Et la décadence nous réservait une autre surprise.
Depuis quelques lustres un monument abscons fait face à l’Ecole Militaire. Il pourrait, en toute objectivité, être décrit comme la version hypertrophiée d’un projet refusé d’abri pour arrêt d’autobus : quelques piliers, des parois de verre, un vague toit. La nullité pompeuse de ce monument et son caractère résolument illisible trahissent son époque, quoique, de mémoire, je n’arrive pas à dater exactement son érection : disons fin Mitterrand – début Chirac.
Les connaisseurs et les Parisiens auront reconnu le Mur de la paix. Ce nom doit nous faire supposer que les inscriptions indéchiffrables qui ornent ses colonnes signifient paix dans des langues exotiques dont les alphabets nous échappent.
(Comme disent les esprits moqueurs : c’est au pied du mur que l’on reconnaît le mur. Un tel édifice, aux yeux des complotistes et paranoïaques de tout pelage, grouille évidemment de signes ésotériques qui permettent d’y voir un monument maçonnique. C’est faire beaucoup d’honneur à cette œuvre d’un mutisme désarmant, et présumer de la maçonnerie, comme nous allons le voir.)
Or mon ami et moi n’étions pas passés près de ce mystérieux objet depuis quelque temps. Nous fûmes donc surpris de le voir ceint d’une clôture en interdisant l’accès, à l’intérieur de laquelle prospérait la folâtre flore qui d’ordinaire donne leur charme aux terrains vagues. Une des parois de verre était aussi constellée d’éclats que le pare-brise d’une voiture qui aurait trop souvent emprunté des routes caillouteuses.
Un panneau fixé à la clôture ne tarda pas à nous renseigner : l’accès au Mur de la paix était interdit jusqu’à nouvel ordre car rendu dangereux par l’instabilité et la fragilité dudit Mur.
Fort à propos, mon ami me fit observer qu’il avait duré moins longtemps que le mur de Berlin.

samedi 17 octobre 2015

Motifs et prétextes (4) : « L’Imposteur », de Javier Cercas

Quoi de plus romanesque qu’une imposture, si l’on considère que l’intrigue d’un roman digne de ce nom s’appuie souvent sur une situation bancale ? L’inadéquation entre ce qu’est un homme et ce qu’il paraît est à ce titre une aubaine pour le romancier. Surtout si cette inadéquation repose sur un mensonge, que l’imposteur mente aux autres ou qu’il se mente à lui-même, voire aux autres et à lui-même (ayant parfois fini par s’intoxiquer à force de mentir).
Cela peut donner des perles, des chefs-d’œuvre, voire des classiques, aussi bien sous des formes comiques que dramatiques, voire tragiques ou mystiques. On pense évidemment dans ce dernier cas aux tourments de l’abbé Cénabre dans L’Imposture de Bernanos. Dans le premier, bien entendu, il y a Don Quichotte, farce essentielle. On pourrait encore citer, entre le grotesque et le drame, Madame Bovary[i].
Javier Cercas, écrivain espagnol, s’est penché, lui, sur le cas bien réel (pour ainsi dire) d’Enric Marco dans L’Imposteur, dont la traduction est parue cette année chez Actes Sud.
La carrière d’un imposteur
Qui est cet Enric Marco dont il est question dans L’Imposteur ? C’est aujourd’hui un alerte nonagénaire qui a connu quelque notoriété dans son pays à partir de la mort de Franco. A cette époque, il deviendra président de la CNT, syndicat anarchiste qui ne survivra que quelques années à sa sortie de la clandestinité. Puis il occupera de hautes fonctions dans une association catalane de parents d’élèves, avant de prendre la tête de l’amicale des anciens déportés espagnols de Mauthausen, où il deviendra, selon les termes de Cercas, « une rock star de la mémoire historique ». Et là, en 2005, tout s’effondre : un historien révèle que Marco n’a jamais été déporté en Allemagne, comme il le prétendait.
Nous avons en fait affaire à un homme qui a connu une enfance difficile dans une famille aux idées anarcho-syndicalistes, qui s’est vraisemblablement porté volontaire dans l’armée républicaine en 1938, à l’âge de dix-sept ans. Désireux d’échapper sous Franco au service militaire, il sera travailleur volontaire en Allemagne à partir de 1941 ; là, pour avoir tenu des propos imprudents, il sera emprisonné quelques mois puis relâché après son acquittement ; à la fin d’une permission qu’il passe dans sa Barcelone natale, il ne repartira pas. Il deviendra garagiste, connaîtra des hauts et des bas et même quelques ennuis avec la police « franquiste », mais plutôt pour de menus larcins ; il épousera successivement trois femmes, la dernière ayant été séduite par son bagout et les récits de ses exploits d’opposant clandestin qu’il fait volontiers sur les bancs d’une université où il s’est lancé dans des études d’histoire. C’est à cette dernière époque, vers 1970, qu’il commencera à se pousser dans les milieux de moins en moins clandestins de l’anarcho-syndicalisme…
Voilà une matière première pour le moins alléchante pour un romancier, pourrait-on croire.
Une riche matière
L’imposture d’Enric Marco permet de fait à Cercas d’aborder de nombreux thèmes. Il y a évidemment la psychologie de l’imposteur, qui donne lieu à un rappel du mythe de Narcisse vu dans son vrai sens : c’est de voir son image que Narcisse meurt. Marco peut donc être perçu comme quelqu’un qui, en premier lieu, se ment à lui-même : ses mensonges finissent par devenir sa vérité. Un cas classique mais toujours intéressant, en somme.
Dans son enracinement historique, cette imposture permet aussi de traverser l’histoire de l’Espagne depuis les années 1930 : la guerre civile, l’installation puis le déclin du franquisme sur fond de résignation de la population, qu’elle y soit favorable ou non, la transition vers la démocratie puis la résurgence d’une mémoire peut-être occultée.
Les demi-vérités et les mensonges dont Marco a fait usage pour ériger sa statue de combattant héroïque nous font plus particulièrement entrevoir le petit monde de l’extrême gauche anarchiste, avec les conflits de générations qui la déchirent après 1975. Quant à la vérité, elle nous suggère comment Franco a pu finasser pour mener sa barque pendant la seconde guerre mondiale : flattant d’abord l’Allemagne en y envoyant des travailleurs volontaires[ii], il ne se formalisera guère, à partir de 1943, si ceux-ci choisissent, à l’issue d’un congé ou d’une permission, de ne pas y retourner ; le vent a tourné et Franco a désormais d’autres vainqueurs à séduire. C’est à peu près ce qui arrivera à Marco, avec en plus quelques mois de prison du côté de Kiel, expérience qui, des décennies plus tard, sera enjolivée pour servir au récit d’une déportation.
La transition démocratique, en Espagne, se fit apparemment au prix d’un pacte tacite : ne pas remuer le passé, afin de ne raviver aucune querelle qui eût pu s’avérer dangereuse. Le procédé n’est pas neuf, et nous autres Français pouvons citer les exemples - hautement politiques et honnis par toutes sortes d’ultras – de Henri IV et de Louis XVIII.
Ce ne sont pas les ultras – en l’occurrence d’extrême gauche – qui mettront à mal ce « pacte » à partir des années 1980 ou 1990, mais bien plutôt une mode répandue en Europe qui a consisté – et consiste encore – à remplacer l’étude de l’histoire par la célébration de la mémoire. Célébration qui, selon Cercas, serait devenue une véritable industrie, remplaçant la vérité historique – ou sa recherche – par la fabrication massive de clichés jouant sur des émotions, tombant ainsi dans une forme du kitsch apparentée à celles identifiées par Hermann Broch dans ses Quelques remarques à propos du kitsch. Marco, fin opportuniste, toujours en quête d’un masque neuf et de notoriété, ne pouvait qu’enfourcher cette nouvelle monture. Et avec quel succès !
Un dernier thème que l’on ne saurait occulter dans le récit d’une imposture est le constant souci de l’imposteur de ne pas dévoiler qu’il n’est pas à sa place. Ce qui est évoqué dans les pages relatives au passage de Marco à la tête de la CNT :
« […] il n’avait pas […] une vision très claire des idées qui devaient ou pouvaient guider ses activités […]. Cependant, Marco […] a immédiatement déployé deux tactiques complémentaires pour cacher ces lacunes dramatiques. La première consistait à faire moins ; la seconde à faire plus. »
Au fond, cette manière d’essayer de durer autant que possible en ménageant les uns et les autres tout en exploitant quelques idées ramassées ici et là n’est pas pire que ce que fait à peu près n’importe quel politicien lorsqu’il est au pouvoir, qu’il soit un autodidacte ou un énarque…
Un roman ?
Ces considérations nous semblent fort pertinentes, de même que la découverte de morceaux d’histoire de l’Espagne – pour qui est peu au fait de ladite histoire – est passionnante. Cependant, le récit de la vie réelle et celui de la vie inventée d’Enric Marco nous sont ici servis par tranches d’une épaisseur variable, avec de nombreux recoupements, de nombreuses répétitions qui donnent au lecteur le sentiment de relire des passages entiers du même livre. Et ce sentiment n’est pas agréable.
Il est renforcé par la répétition de réflexions de l’auteur qui reviennent à tout bout de champ, comme celle selon laquelle le passé serait un aspect du présent (ce qui n’est pas faux, d’ailleurs), pensée que Cercas dit avoir empruntée à William Faulkner. D’ailleurs, les morceaux de la biographie réelle ou imaginaire de Marco sont entrecoupés de moments où Cercas s’interroge, hésite, se tâte quant à la pertinence de ce livre au point qu’un chapitre entier – le seul moment de fiction – en comporte une part de critique.
On pourrait croire, en somme, à une sorte d’essai – brillant par certains côtés, ennuyeux par d’autres, comme son caractère répétitif – historico-polémico-politico-moral dont la part d’introspection n’est pas sans sévérité.
Or nous lisons sur la couverture : « roman ». Nous nous attendions peut-être à trouver là un roman sur Enric Marco. Il n’en est rien. Cela serait plutôt un roman où un personnage nommé Javier Cercas rassemble la matière d’un roman sur Enric Marco, un « roman sans fiction », et s’interroge sur ce qu’il peut ou doit faire de cette matière.
Invité l’autre soir sur France-Culture[iii], Javier Cercas affirmait sa conviction de ce que tout est permis dans le roman : celui-ci peut prendre la forme qui semblera bonne à son auteur, quelle qu’elle soit. C’est un point de vue qui a sa pertinence.
Nous ne reprocherons donc pas à Javier Cercas de ne pas nous avoir livré un récit linéaire, léché et calibré. Il est nécessaire que les artistes cherchent en permanence des formes nouvelles, en particulier en ce qui concerne le roman. Néanmoins ce « roman sans fiction » présente quelques inconvénients de taille.
Tout d’abord, la présence de personnages uniquement réels bride l’imagination de l’auteur, d’autant plus que bon nombre d’entre eux sont encore en vie.
Ensuite, cette absence de fiction interdit à l’auteur la distance nécessaire au procédé de transposition qui permet l’écriture d’un roman : il reste au ras des faits réels et des hypothèses. En quelque sorte, par cette contrainte qu’il s’est imposée, il est obligé de se contenter de nous livrer le matériau brut assorti de quelques réflexions. Un peu comme si nous allions au restaurant pour rencontrer le chef et l’écouter nous parler de son pot-au-feu en nous montrant le plat-de-côte, les carottes et les navets.
Enfin, nous sommes toujours partagés entre l’intérêt et la déception devant ce roman : les interrogations, les atermoiements et les retours sur soi de l’auteur-narrateur, que nous eussions pu prendre au début pour une sorte de lever de rideau, viennent constamment briser l’élan du récit. L’impression générale est celle d’un livre qui serait constitué de sa préface finissant par devenir sa postface.
En somme, une forme élevée et raffinée de littérature n’est jamais bien loin, mais nous demeurons sur le pas de la porte.


[i] Pour sortir du roman, on peut aussi lire Le Collectionneur d’impostures, amusant et érudit recueil de brefs récits écrits par Frédéric Rouvillois, paru en 2010 chez Flammarion. Rouvillois n’a pas placé Marco dans sa collection, ce qui est regrettable.
[ii] Nous avons eu cela en France à la même époque. On se souviendra du cas de Georges Marchais…
[iii] Jeudi 15 octobre, dans un entretien avec Laure Adler. Plaisir d’entendre un homme posé, courtois, aux propos intelligents et articulés, s’exprimant dans un excellent français avec tout juste une pointe d’accent espagnol. Nous en aurions presque oublié le babillage de Mme Adler…

samedi 10 octobre 2015

Ils n’iront pas chez Ruquier !

Une inondation dure depuis quinze jours dans la presse : l’Affaire ! Quelle affaire ? L’affaire Morano, voyons ! Outre les vertueuses sanctions dont Mme Morano a fait l’objet dans son parti, nous avons entendu un cri du cœur de la part des pontes dudit parti : ils n’iront pas chez Ruquier ! On ne les y prendra pas ! C’est au moins, en gros, ce qu’ont déclaré avec une sincérité dont il serait malséant de douter, MM. Sarkozy et Fillon.
(D’ailleurs, plus personne n’ira chez Ruquier. Même chez Koztoujours, on peut lire : « Je n’irai pas chez Ruquier ». Fort bien. Moi non plus, d’ailleurs, mais après tout cela m’est facile, n’ayant aucune raison d’y être convié : je n’ai donc aucun mérite.)
Que mes lecteurs étrangers se rassurent : chez Ruquier, ce n’est pas un mauvais restaurant, encore moins un tripot ou un claque clandestin, même de luxe. Non, aller chez Ruquier signifie se rendre dans une émission de télévision du samedi soir qui a pour nom « On n’est pas couché » pour y débiter des propos à l’emporte-pièce en vue de faire le buzz.
C’est en effet chez Ruquier qu’a commencé l’affaire Morano, qui tient en haleine, à en croire nos journaux, au moins la moitié du genre humain. C’est là que Mme Morano a commis un acte impardonnable, inimaginable même : elle y a dit que la France est « un pays de race blanche »…
 
[i]
Voyons ces choses froidement, si vous voulez bien.
S’il s’agit pour Mme Morano de dire – en citant ou en paraphrasant des propos privés, paraît-il, du général de Gaulle – que la population de la France métropolitaine est majoritairement composée depuis que la France existe de personnes à la peau dite blanche (ce que l’on n’ose plus qualifier « de race blanche »), eh bien, il n’y a pas, me semble-t-il, de quoi fouetter un chat. J’oserai même avancer que cela me semble vrai.
Mais il faut aussi se demander quel intérêt peut présenter en soi l’affirmation ainsi proférée par Mme Morano. Osons avancer en toute humilité l’esquisse d’une réponse : aucun.
En résumé, on nous a servi deux semaines de scandale autour de rien. Je me rappelle combien il était devenu courant d’entendre exiger, au crépuscule de la Mitterrandie, une moralisation de la vie politique. C’était urgent, à ce qui se disait alors. Soit, mais force est de constater que c’est plutôt manqué. C’est plutôt à une moranisation de la vie politique que nous assistons.
Du reste, ne pas aller chez Ruquier, c’est fort bien, mais cela n’a jamais empêché MM. Sarkozy et Fillon de se montrer avec complaisance dans Paris-Match, par exemple, l’un à la plage avec madame en bikini[ii], l’autre en famille dans sa jolie demeure. Et cela ne les en empêchera certainement pas à l’avenir. C’est donc un engagement facile à tenir.
Pendant ce temps, les guerres, les désordres, le chômage, les menaces terroristes, les soucis écologiques… Eh bien, il nous faut en être conscients : cela peut attendre ; ce n’est rien comparé à l’affaire Morano. Il paraît même que notre sage président de la république envisage (à nouveau) de supprimer le mot race de la constitution de notre pays. Ce qui devrait nous rassurer : nos politiques ont le sens des priorités.

[i] Cet espace vous est ménagé, chers lecteurs, pour que vous puissiez faire une pause. Vous pourrez, pendant cette pause, prendre le temps de vous voiler un instant la face pour manifester votre vive indignation.
[ii] Carla et lui, c’est du sérieux. Ce qui, en son temps, intéressa au plus haut point le peuple français et les nations étrangères.

mardi 6 octobre 2015

Comment rater une critique

Le site internet du magazine Causeur ressemble à un marché aux puces. S’y côtoient dans divers domaines – arts, religion, politique – le meilleur et le pire. Des plumes talentueuses et des tâcherons nous y livrent avec plus ou moins de peine des articles au contenu navrant ou passionnant, selon l’arrivage. Et cela pleut tous les jours, ainsi que les commentaires – fort inégaux – des lecteurs.
Pour le meilleur, mentionnons par exemple un bel article de Frédéric Rouvillois sur l’accueil des réfugiés (ici), avec son lot de commentaires plus ou moins éclairés (souvent moins que plus, j’en ai peur).
Pour le pire, le choix est riche et par charité nous ne livrerons pas de noms. Reste l’entre-deux. Du tout-venant, du ronron moyen ? Pas nécessairement. Il arrive que la médiocrité n’émane pas d’une soupe tiède. Elle sait parfois s’habiller.
Un début prometteur
Prenons par exemple une critique théâtrale publiée le 3 octobre et signée par M. Romain Debluë : Quand Strindberg commet un nain père, sous-titrée « Le problème d’une pièce de Strindberg, c’est Strindberg ». Cette critique a pour objet Père, pièce de Strindberg, dans la mise en scène d’Arnaud Desplechin donnée en ce moment à la Comédie française.
Cela commence fort bien. Le premier paragraphe de l’article livre un point de vue intéressant sur ce que doit être une mise en scène. M. Debluë écrit en l’occurrence que Desplechin « a, précisément, l’humilité de servir et non d’asservir » le texte qu’il met en scène. Voilà une idée dont de nombreux metteurs en scène de théâtre devraient plus souvent se souvenir. M. Debluë a apprécié le travail d’Arnaud Desplechin et des acteurs, ce dont il rend compte fort honnêtement.
Seulement, M. Debluë n’aime pas Père en particulier – ce qui est son droit – ni, semble-t-il, l’œuvre d’August Strindberg en général – ce que personne n’est autorisé à lui interdire. Voyons à quels arguments il a recours pour justifier son peu de goût pour Strindberg.
Une critique en pointillé
M. Debluë reproche à Père d’être un « verbeux navet, une manière de long gémissement stridulé par un vieux militaire à demi fou », avant de donner quelques exemples de ce que cette pièce a de convenu, de laborieux et d’hystérique. Les exemples exhibés nous donnent à penser que la chose est fort possible (je ne me rappelle pas avoir lu ou vu jouer Père). Et ma mince connaissance du théâtre de Strindberg – hormis les drames historiques, inconnus du public francophone, qui ont leur intérêt si l’on veut bien leur passer une certaine grandiloquence – me porterait à aller dans son sens. Dans ce théâtre-là, on n’est jamais bien loin d’une folie qui est précisément celle de Strindberg, folie que l’on retrouve dans un de ses récits, Inferno. D’où une certaine justesse dans le sous-titre de la critique faite par M. Debluë : « Le problème d’une pièce de Strindberg, c’est Strindberg ».
Or cette critique qui tombe souvent juste est entrelardée de considérations hâtives qui la gâchent complètement.
Scandinavisme
Ces considérations vont à l’encontre du sous-titre. A les en croire, le problème de Strindberg, ce n’est pas Strindberg, mais la Scandinavie et les êtres étranges et névrotiques qui la peuplent. Révélation qui permet à M. Debluë de nous asséner avec une juvénile assurance – et le style se voulant violent qui va avec – quelques-uns des pires clichés qui traînent lorsqu’il s’agit du « misérable patrimoine artistique » de « ces "germains périphériques" dont parlait Rebatet »[i].
Après tout, considérer les Scandinaves, en particulier ceux du XIXe siècle, comme des Germains périphériques en matière artistique n’est pas complètement sot. Cela rend compte chez eux d’une certaine pesanteur passablement germanique en effet, mais aussi d’un certain retard somme toute provincial par rapport aux avant-gardes artistiques du continent (comme on dit dans nos glaciales forêts de bouleaux) en général et de Paris (ce qui est moins germanique) en particulier quand il s’agit de littérature. Le résultat n’est en rien le néant que suppose M. Debluë : disons que dans l’ensemble il a l’air d’une imitation plus ou moins habile de ce qui se faisait en France quelques années auparavant (y compris l’intarissable néant de Zola), d’où émergent çà et là des voix originales. Celle de Strindberg, par exemple, qui tâtonna toute sa vie pour trouver sa voie, du naturalisme au symbolisme, en passant par de sottes utopies et un inquiétant expressionnisme : son parcours n’est pas sans faire penser, en moins affecté peut-être, à celui de son contemporain Huysmans (ou à celui d’un personnage de roman de Huysmans) ; le meilleur de son œuvre réside sans doute, plus que dans son théâtre, dans quelques-uns de ses romans réalistes (et non naturalistes) comme Le Salon rouge ou Les Gens de Hemsö[ii].
Mais les appétits de généralisation qui ont saisi M. Debluë l’égarent, venant à lui faire fourrer dans le même sac Strindberg et Ibsen, de quoi faire se retourner chacun des deux dans sa tombe : sans doute faut-il y voir une habitude bien française et plus que centenaire – ah, les brumes scandinaves ! Tous ces gens seraient des « Vikings » à la vie conjugale perturbée : « Les couples scandinaves semblent avoir l’altercation conceptuelle et la dispute spéculative », c’est joli, c’est bien troussé, mais pourquoi faire du cas des personnages d’une pièce d’un auteur donné celui de tous les Scandinaves ?
Il a pu aussi paraître fort joli à M. Debluë de sentir dans Père « la pataude patte d’un norvégien névrosé, tout galeux de protestantisme et de naturalisme », mais cela appelle quelques brèves remarques.
D'abord, s’il est question de Strindberg ici (mais patience, nous y reviendrons), le considérer comme « tout galeux de protestantisme », c’est ne pas avoir lu (ou vu jouer) certains de ses drames historiques comme Le Rossignol de Wittenberg ou Christine[iii].
Ensuite, « tout galeux de protestantisme et de naturalisme » me paraît une tournure barbotée à Bloy (qui saura trouver où ? dans son journal ?) ou alors mal imitée de lui. N’est pas Bloy qui veut : M. Debluë s’englue pataudement les pattes.
Puis il faudrait apprendre à M. Debluë le français : on écrit un Norvégien névrosé et non un norvégien névrosé, de même que l’on écrit des Germains périphériques et non des germains périphériques.
Enfin, qui est ce Norvégien dont nous entretient M. Debluë ? Certainement pas Strindberg, qui était Suédois[iv]. Quel amateurisme ! Comme eût dit Bloy, on n’est pas plus belge[v]




[i] Citer Rebatet me semble dénoter un désir – tout aussi juvénile qu’un certain baroquisme violent – de choquer le bourgeois. Passons (d’autant qu’il ne s’agit pas, apparemment, d’une citation extraite des écrits les plus polémiques dudit Rebatet ; mais demeure sans doute pour l’auteur de la critique en question ici le plaisir de voir quelques taureaux foncer sur le chiffon ainsi agité).
[ii] Röda rummet (1879), Hemsöborna (1887)
[iii] Dans le texte : Näktergalen i Wittenberg et Kristina.
[iv] Observons qu’aucun des lecteurs qui ont laissé des commentaires à cet article n’a relevé une aussi grossière erreur.
[v] Pour saisir toute la finesse de cette blague de viking sur nos amis les Gaulois périphériques, voir ici.

samedi 3 octobre 2015

Coupe du monde

Bien que je n’en partage guère les idées, le quotidien britannique The Guardian possède un site internet où l’on trouve souvent de beaux portfolios (comme dans le Figaro mais en mieux) et quelquefois d’intéressants articles d’information. Ces compliments étant faits, on y trouve aussi d’épais morceaux de la bouillie journalistique habituelle.
Ainsi, il y a quelques jours, alors que j’admirais quelques photos de la coupe du monde de rugby, mon attention fut attirée par un article : Pope Francis Scorecard, qui avait pour objet un curieux décompte de points ; ces points étaient ceux qu’à l’issue du voyage du pape aux Etats-Unis auraient engrangé deux camps supposés, celui des « conservateurs » et celui des « progressistes ». Ce genre de considération me semble porter les signes de la confusion qui règne – et qui est entretenue – dans pas mal d’esprits dès qu’il s’agit de parler de l’Eglise catholique.
Le premier de ces signes est une tendance à tout vouloir simplifier. S’il existe effectivement des catholiques « de gauche » (ou progressistes) et « de droite » (ou conservateurs) se complaisant souvent dans leurs préjugés et s’exprimant souvent à tort et à travers leurs « attentes » quant au pape et à l’Eglise, on ne saurait réduire (Dieu merci) la vie de celle-ci à l’opposition frontale de ces deux supposés camps. D’abord, bien des catholiques se refuseront à se considérer en tant que catholiques comme « de droite » ou « de gauche » : nous sommes ici dans des dimensions différentes. Ensuite, si diverses tendances sont observables, il existe de multiples nuances inintelligibles – ou disons inclassables – pour qui se cantonne à des distinctions simplettes comme « gauche/droite » ou « progressistes/conservateurs ». Ces nuances portent aussi bien sur la liturgie et la théologie que sur des aspects politiques, économiques, sociaux, voire écologiques de la vie, ces derniers aspects étant à considérer dans la variété des positions prises par les uns et les autres comme diverses interprétations de ce que peut être l’engagement d’un chrétien dans la vie de la cité. Imaginez un peu, en outre, les combinaisons…
Le problème, pour l’observateur superficiel qu’est un journaliste moyen, réside dans le besoin qu’il éprouve de ramener toutes les subtilités d’un monde qu’il ignore à des notions qui lui soient intelligibles. Tout projeter – ou si l’on veut tout plaquer – sur des distinctions politiques aussi binaires que vieillissantes lui permettra de se sentir en terrain connu et d’appliquer une grille de lecture ramenant tout à des calculs de partis. Voilà pour le second signe.
Ce goût de l’analogie, ici du religieux au politique, étant insatiable, place au troisième signe : les calculs partisans peuvent être observés d’un point de vue qui est celui du journalisme sportif, et pas du meilleur, celui qui se gargarise de pronostics aussi péremptoires qu’hasardeux. Voilà comment un journaliste du Guardian en arrive à compter les points après un voyage du pape.
On pourrait finir par croire, à lire les écrits de tels observateurs, qu’a lieu en ce moment dans l’Eglise catholique une coupe du monde. Les plus avertis d’entre eux ne sont pas simplets au point de ne connaître que progressistes et conservateurs. Ils ont au moins l’intuition des multiples dimensions évoquées plus haut et de leurs éventuelles combinaisons. Voilà de quoi imaginer de nombreuses équipes en lice, formées de clercs et de laïcs placés aux divers postes (avants, demis et arrières). Les poules, puis les quarts de finale, et ainsi de suite, seraient arbitrés par le pape. Les fins connaisseurs seraient ravis à l’idée de nous expliquer les règles dans toute leur complexité : ne pas contester les décisions de l’arbitre, ne pas retenir le cardinal Burke par sa cappa magna, trois points si vous obtenez en votre faveur un motu proprio, deux seulement si le pape dit quelque chose qui vous plaît, etc., etc.
Il serait tentant d’imaginer toutes les règles de ce tournoi, de décrire les équipes en présence, d’analyser leurs forces, leurs faiblesses et leurs styles respectifs, et même de refaire le match après chaque rencontre. Ce serait peut-être même assez drôle.
Ou alors très vain et même néfaste, allez savoir.