Il avait été question
ici, il y a un peu plus d’un an et demi, du premier volume de la correspondance
de Paul Morand et Jacques Chardonne, qui couvrait les années 1949 à 1960. Ce
printemps, la suite des « aventures » des deux vieux messieurs (de
1961 à 1963) est parue chez Gallimard. Cette parution avait été évoquée ici,
peu après celle, concomitante, de la correspondance entre Morand et Nimier.
On
prend les mêmes…
Que dire de ce deuxième
volume qui n’ait déjà été dit du premier ? Il s’y mêle toujours autant de
plaisir que d’aigreur, de traits de génie que d’odeur de vieux chat. Chardonne,
sur ce dernier aspect, finit d’ailleurs un jour par tancer sérieusement Morand
pour son antisémitisme.
On y trouve aussi,
toujours, une visite des méandres de l’édition et des tribus littéraires (avec
leurs splendeurs, leurs mesquineries et leurs saletés), le tout vu de plus en
plus loin, surtout par un Chardonne vieillissant. Ainsi que des commentaires et
prophéties politiques qui, comme toutes les prophéties en ce domaine, sont
évidemment fausses.
Chardonne, avec l’âge,
semble de plus en plus se détacher du monde : un vieux maître tao
ou zen en son ermitage de la Frette ? Pourquoi pas, si l’on songe
que bon nombre des lettres qu’il échange avec Morand sont émaillées
d’observations et de conseils sur l’entretien de leurs jardins respectifs. Mais
aussi compte tenu de la récurrence d’une phrase tombant comme un jugement sans
appel sur diverses choses ou personnes : « ce n’est rien ».
Cependant, les deux vieux messieurs nous font la grâce de ne pas – trop – s’embourber
dans la caricature complaisante d’eux-mêmes.
… Et on
ne recommence pas tout à fait
En comparaison avec le
détachement croissant de Chardonne, on sent Morand plus ému, plus touché par
quelques événements, comme ceux qui lui donnent le triste privilège de survivre
à sa génération : en octobre 1963, la mort de Cocteau est l’occasion
d’évoquer un monde disparu, que le temps et la mort engloutissent de plus en
plus, dont Cocteau portait une part. La lettre des 11 et 12 octobre 1963 contient
un beau portrait de Cocteau et de son époque, ainsi qu’une belle description
des sentiments, à la fois tristes et résignés, d’un vieil homme qui « s’en
va par morceaux ; ces lambeaux, c’est la mort des autres. »[i]
Il est encore plus cruel
de voir mourir plus jeune que soi et, si Chardonne s’épanche peu sur la mort de
son fils fin 1962[ii],
on sent quelle blessure fut celle de Nimier pour Morand, le 29 septembre de la
même année. Le bandeau du volume nous l’annonce d’ailleurs : « Il
m’est arrivé quelque chose de très grave : Nimier est mort. »
C’est une phrase écrite par Morand le 21 décembre 1962 : la blessure est
encore fraîche. Le lendemain de la mort de Nimier, il manifeste son abattement :
« Il était ma liaison avec la jeunesse, avec la vie »,
écrit-il, avant d’ajouter : « Je ne le remplacerai pas ; me
voilà rejeté dans la vieillesse, la solitude, qui n’avait que trop d’attraits
pour moi. » Pour résumer le sentiment de Morand sur cette perte, retenons
« C’est une amputation », qui est de juillet 1963[iii].
Exilés
par l’âge ?
Les vieillards éprouvent
souvent des difficultés avec l’époque où leur vie finit. Outre les deuils,
lorsque les temps s’accélèrent, ce sont les changements dans les mœurs, les
habitudes ou tous aspects du mode de vie qui sont pour eux des agressions. Même
Morand n’est plus un « homme pressé » (pour reprendre ce cliché
éculé), mais bien plutôt un « homme blessé ». Blessé, ainsi que
Chardonne d’ailleurs, par le monde moderne qui éclot réellement vers 1960,
porteur d’une surabondance souvent factice et standardisée. La « modernité
d’avant » avait le bon goût de se parer de quelque rareté : les
plaisirs de la vitesse, en avion ou en automobile, par exemple, étaient
désirables parce que peu accessibles. Or, dès les années 1960, ce n’est plus le
cas. Tout se massifie pour se transformer en une bouillie uniforme et insipide.
Comme les légumes cultivés de manière intensive dans d’immenses champs que
Chardonne peut apercevoir de son jardin, plaignant ceux qui en mangeront les
fades produits, ou ceux mis en boîte pour le compte de multinationales de
l’agro-alimentaire : « Très intéressant article dans L’Express sur
l’implantation dans le sud de la France des conserves Libby’s, à capitaux
américains ; d’où il ressort qu’on ne demandera plus aux paysans français
que ce que pourrait fournir n’importe quel Galicien : de la main-d’œuvre.
Et en route vers les kholkozes [sic] ! »[iv]
N’allons pas faire de
Morand ni de Chardonne des penseurs de la décroissance ou de l’écologie. Ce
serait au moins un grossier anachronisme. Cependant, on trouve aussi ce genre
d’impressions dans leur correspondance. Elles n’ont pas vieilli.
[i] Morand évoque dans la même
lettre « le chagrin du peu de douleur
ressentie » en apprenant la mort de Cocteau. Qui n’a jamais éprouvé
cela à l’occasion d’un deuil ? Le 12 juin 1968, quelques jours après la
mort de Chardonne, Morand note dans son Journal
inutile : « J’ai dit à E.
hier : « J’ai de la peine parce que la mort de Chardonne ne m’a
pas fait assez de peine. » Elle a souri. Pas de quoi, vraiment, ce
n’était pas un mot d’esprit. » Le Journal
inutile prend d’ailleurs explicitement la suite de leur correspondance.
Gageons qu’il viendra donc au moins un troisième volume de celle-ci…
[ii] « Un deuil où les larmes coulent en dedans »,
comme lui écrit Morand le 6 novembre 1962 ?
[iii] Relevons aussi ceci, qui
est du 1er octobre 1962, de Morand sur sa correspondance avec
Nimier : « Il m’écrivait deux
lignes, quelquefois plusieurs fois par jour ; ce n’étaient pas des
lettres, c’étaient des clins d’œil ; des éclairs de jeunesse ; des
petites tapes dans le dos ; de petites farces tendres mais respectueuses. »
En somme, des lignes laconiques – voire lapidaires – témoignant d’une amitié
touchante, mais compréhensibles de leur seul destinataire. D’où sans doute la
légère déception éprouvée à la lecture de cette correspondance.
[iv] Lettre de Paul Morand à
Jacques Chardonne, 5 mars 1963. Personnellement, j’aime assez ce rapprochement
entre l’hypercapitalisme mondialisé et le bolchévisme (pour user d’un
vocabulaire digne des vieux messieurs) : deux internationales de
l’ennui ?
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