samedi 29 août 2015

Dans le cochon, tout est bon

Il est toujours utile d’aller confronter ses impressions ou ses idées à celles d’autres. On y apprend parfois beaucoup. Même lorsque l’on n’est pas particulièrement compétent dans le sujet en question.
Prenons par exemple le cas de la crise porcine. Je ne veux pas parler de la ridicule et récurrente affaire des menus de substitution dans les cantines scolaires, que je laisse volontiers aux énervés et aux démagogues de tous bords. Non, il s’agit de l’embarras dans lequel se trouvent bon nombre d’éleveurs de cochons en France, embarras relatif notamment aux faibles prix qu’entendent pratiquer les acteurs de la grande distribution pour acheter ces bêtes.
Commentaire du commentaire…
Ainsi, la semaine dernière, je lus un billet à ce sujet (que l’on trouvera ici) dans le blogue de Patrice de Plunkett. Ce dernier y critiquait les propositions de M. Philippe Chalmin, économiste réputé catholique[i], pour remédier au marasme des éleveurs porcins français. Le résumé de ces propositions me poussa à laisser un commentaire. En substance, j’y observais que ces propositions font penser à un automobiliste qui, découvrant qu’il se trouve dans une impasse, appuierait sur l’accélérateur dans l’espoir de traverser le mur qui obstrue sa route. La réponse de Patrice de Plunkett à ce commentaire me renvoya au terme de rapidación employé pour désigner ce genre de « vertige d’accélération » dans l’encyclique Laudato si’ (au paragraphe 17, précisa-t-il), ainsi qu’à un bref livre du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa : Aliénation et accélération – Vers une théorie critique de la modernité tardive[ii].
Quant à la rapidación, force m’est de reconnaître mon étourderie : c’est un mot[iii] auquel j’aurais en effet pu, et même dû penser (est-ce un néologisme ? Ma connaissance de l’espagnol est trop limitée pour le dire), qui est juste et qui sonne bien ; il offre un bon résumé de la frénésie de changement qui enfièvre le monde moderne au point de ne plus savoir pourquoi telle ou telle chose devrait être remplacée par une autre.
Pour ce qui est du livre du professeur Rosa (de l’université d’Iéna), eh bien… ça colle : en voici donc deux mots.
Un peu d’algèbre linéaire ?
Toute théorie visant à expliquer ou à décrire le monde ou un aspect de celui-ci peut être considérée comme une tentative de ramener l’objet de sa description (ou de son explication) à quelques dimensions – aussi peu que possible. De sorte que toute réalité relevant de cet objet sera réduite à une combinaison desdites dimensions. Cette vision dira quelque chose à quiconque a étudié un peu d’algèbre linéaire. Bien entendu, si une telle projection sur quelques axes nés d’une intuition ou d’une rigoureuse analyse s’avère parfois éclairante, elle peut présenter le risque de tourner à l’explication monomaniaque : chacun sait que celui qui considère le monde comme un marteau envisagera tout problème comme une affaire de clous… Le tout est de confronter la théorie à la réalité : un théoricien honnête admettra les limites de sa perception, tandis que s’il l’est moins il exigera de la réalité qu’elle veuille bien se plier à sa théorie.
On pourrait redouter une telle faiblesse dans un ouvrage dont l’auteur voit en la vie moderne « une constante accélération » : l’hypothèse peut sembler hardie, en paraissant d’abord nous ramener à une seule dimension, orientée, qui pis est ! Mais n’exagérons point : cette accélération serait plutôt à considérer comme l’espace dont Hartmut Rosa entend décrire les dimensions. Et il faut bien admettre que la modernité telle qu’elle se présente aujourd’hui, même dans ses quelques lenteurs[iv], colle à cette description : cette modernité, que l’auteur qualifie de « tardive », ressemble fort à un mouvement soumis à une perpétuelle accélération finissant par le faire tourner sur lui-même : l’accélération est devenue sa propre finalité. Ce qui expliquerait le sentiment de perte de sens qui nous envahit dans un certain nombre de nos activités, et une impression d’être à peine contemporain de son époque, tant elle ne cesse de changer. En quelque sorte, nous voici plongés dans un monde voué entièrement à la dérivée seconde (l’accélération) là où la modernité « classique » (ainsi qualifiée par Hartmut Rosa) en était restée à un culte de la dérivée première (la vitesse) de ce qui soudait les sociétés pré-modernes : la position[v]. Mais il me semble que je m’égare dans une analogie qui relève plutôt de l’analyse que de l’algèbre…
Essayez donc de voir si Aliénation et accélération ne « colle » pas à bon nombre d’aspects de votre vie ; vous en recevrez un éclairage plus qu’intéressant (malgré une tendance au jargon sociologique – déformation professionnelle ? – d’où émergent cependant quelques traits d’humour qui sont d’autant bienvenus qu’ils tombent à propos).
Universalité du cochon
Le cochon est un animal que l’on peut rencontrer un peu partout dans le monde. Il est consommé dans tous les pays, sauf quand la coutume – religieuse, culturelle ou hygiénique – l’interdit. Mais là où sa chair[vi] est consommée, tout y passe. Il nourrit ainsi les grands, les petits, les pauvres et les riches. C’est dire s’il est universel !
Et, comme on l’a vu, quelques réflexions sur une crise dans l’élevage porcin ont pu nous amener à des considérations plus universelles. Décidément…
Puisque nous sommes passés pour cela par un écrit d’un sociologue et philosophe allemand, pourquoi ne pas citer un autre Allemand[vii], caricaturiste et rimailleur[viii], Wilhelm Busch :
Le sage honore le cochon
Et pense tôt ou tard :
Si ses dehors n’ont rien de bon,
En dedans est le lard.
[ix]
 


[i] Entendons-nous : il ne m’appartient en rien de mettre en doute la sincérité de M. Chalmin, que je ne connais pas, quant à sa foi.
[ii] Disponible à « la Découverte / poche ».
[iii] Il se trouve en fait au paragraphe 18, mais ne chipotons pas : où amène le paragraphe 17, sinon au paragraphe 18 ?
[iv] L’exemple le plus simple de lenteur dans l’accélération est celui de l’embouteillage : l’accélération secrète ses propres poisons.
[v] Sur la distinction entre les sociétés d’ordre ou d’état (pré-modernes ou traditionnelles) et les sociétés de mouvement ou de projet (modernes), on pourra lire aussi, de Rémi Brague, Le Règne de l’homme – Genèse et échec du projet moderne.
[vi] Pour citer quelques langues germaniques : en allemand, chair ou viande se dit Fleisch ; en anglais, chair se dit flesh ; en suédois, le mot fläsk désigne… la viande de porc.
[vii] J’aurais pu aussi évoquer La Ville, roman d’Ernst von Salomon, où une révolte de paysans commence par une affaire de surproduction de cochons. Mais c’est moins drôle.
[viii] Mais ne sommeille-t-il pas, en tout Allemand, un théoricien ou un rimailleur ?
[ix] Traduction de ma part (fort libre) d’un quatrain intitulé Innerer Wert :
Ein kluger Mann verehrt das Schwein;
Er denkt an dessen Zweck:
Von außen ist es ja nicht fein,
Dort drinnen sitzt der Speck.

vendredi 21 août 2015

Morand-Chardonne : les vieux chats sont de retour

Il avait été question ici, il y a un peu plus d’un an et demi, du premier volume de la correspondance de Paul Morand et Jacques Chardonne, qui couvrait les années 1949 à 1960. Ce printemps, la suite des « aventures » des deux vieux messieurs (de 1961 à 1963) est parue chez Gallimard. Cette parution avait été évoquée ici, peu après celle, concomitante, de la correspondance entre Morand et Nimier.
On prend les mêmes…
Que dire de ce deuxième volume qui n’ait déjà été dit du premier ? Il s’y mêle toujours autant de plaisir que d’aigreur, de traits de génie que d’odeur de vieux chat. Chardonne, sur ce dernier aspect, finit d’ailleurs un jour par tancer sérieusement Morand pour son antisémitisme.
On y trouve aussi, toujours, une visite des méandres de l’édition et des tribus littéraires (avec leurs splendeurs, leurs mesquineries et leurs saletés), le tout vu de plus en plus loin, surtout par un Chardonne vieillissant. Ainsi que des commentaires et prophéties politiques qui, comme toutes les prophéties en ce domaine, sont évidemment fausses.
Chardonne, avec l’âge, semble de plus en plus se détacher du monde : un vieux maître tao ou zen en son ermitage de la Frette ? Pourquoi pas, si l’on songe que bon nombre des lettres qu’il échange avec Morand sont émaillées d’observations et de conseils sur l’entretien de leurs jardins respectifs. Mais aussi compte tenu de la récurrence d’une phrase tombant comme un jugement sans appel sur diverses choses ou personnes : « ce n’est rien ». Cependant, les deux vieux messieurs nous font la grâce de ne pas – trop – s’embourber dans la caricature complaisante d’eux-mêmes.
… Et on ne recommence pas tout à fait
En comparaison avec le détachement croissant de Chardonne, on sent Morand plus ému, plus touché par quelques événements, comme ceux qui lui donnent le triste privilège de survivre à sa génération : en octobre 1963, la mort de Cocteau est l’occasion d’évoquer un monde disparu, que le temps et la mort engloutissent de plus en plus, dont Cocteau portait une part. La lettre des 11 et 12 octobre 1963 contient un beau portrait de Cocteau et de son époque, ainsi qu’une belle description des sentiments, à la fois tristes et résignés, d’un vieil homme qui « s’en va par morceaux ; ces lambeaux, c’est la mort des autres. »[i]
Il est encore plus cruel de voir mourir plus jeune que soi et, si Chardonne s’épanche peu sur la mort de son fils fin 1962[ii], on sent quelle blessure fut celle de Nimier pour Morand, le 29 septembre de la même année. Le bandeau du volume nous l’annonce d’ailleurs : « Il m’est arrivé quelque chose de très grave : Nimier est mort. » C’est une phrase écrite par Morand le 21 décembre 1962 : la blessure est encore fraîche. Le lendemain de la mort de Nimier, il manifeste son abattement : « Il était ma liaison avec la jeunesse, avec la vie », écrit-il, avant d’ajouter : « Je ne le remplacerai pas ; me voilà rejeté dans la vieillesse, la solitude, qui n’avait que trop d’attraits pour moi. » Pour résumer le sentiment de Morand sur cette perte, retenons « C’est une amputation », qui est de juillet 1963[iii].
Exilés par l’âge ?
Les vieillards éprouvent souvent des difficultés avec l’époque où leur vie finit. Outre les deuils, lorsque les temps s’accélèrent, ce sont les changements dans les mœurs, les habitudes ou tous aspects du mode de vie qui sont pour eux des agressions. Même Morand n’est plus un « homme pressé » (pour reprendre ce cliché éculé), mais bien plutôt un « homme blessé ». Blessé, ainsi que Chardonne d’ailleurs, par le monde moderne qui éclot réellement vers 1960, porteur d’une surabondance souvent factice et standardisée. La « modernité d’avant » avait le bon goût de se parer de quelque rareté : les plaisirs de la vitesse, en avion ou en automobile, par exemple, étaient désirables parce que peu accessibles. Or, dès les années 1960, ce n’est plus le cas. Tout se massifie pour se transformer en une bouillie uniforme et insipide. Comme les légumes cultivés de manière intensive dans d’immenses champs que Chardonne peut apercevoir de son jardin, plaignant ceux qui en mangeront les fades produits, ou ceux mis en boîte pour le compte de multinationales de l’agro-alimentaire : « Très intéressant article dans L’Express sur l’implantation dans le sud de la France des conserves Libby’s, à capitaux américains ; d’où il ressort qu’on ne demandera plus aux paysans français que ce que pourrait fournir n’importe quel Galicien : de la main-d’œuvre. Et en route vers les kholkozes [sic] ! »[iv]
N’allons pas faire de Morand ni de Chardonne des penseurs de la décroissance ou de l’écologie. Ce serait au moins un grossier anachronisme. Cependant, on trouve aussi ce genre d’impressions dans leur correspondance. Elles n’ont pas vieilli.



[i] Morand évoque dans la même lettre « le chagrin du peu de douleur ressentie » en apprenant la mort de Cocteau. Qui n’a jamais éprouvé cela à l’occasion d’un deuil ? Le 12 juin 1968, quelques jours après la mort de Chardonne, Morand note dans son Journal inutile : « J’ai dit à E. hier : « J’ai de la peine parce que la mort de Chardonne ne m’a pas fait assez de peine. » Elle a souri. Pas de quoi, vraiment, ce n’était pas un mot d’esprit. » Le Journal inutile prend d’ailleurs explicitement la suite de leur correspondance. Gageons qu’il viendra donc au moins un troisième volume de celle-ci…
[ii] « Un deuil où les larmes coulent en dedans », comme lui écrit Morand le 6 novembre 1962 ?
[iii] Relevons aussi ceci, qui est du 1er octobre 1962, de Morand sur sa correspondance avec Nimier : « Il m’écrivait deux lignes, quelquefois plusieurs fois par jour ; ce n’étaient pas des lettres, c’étaient des clins d’œil ; des éclairs de jeunesse ; des petites tapes dans le dos ; de petites farces tendres mais respectueuses. » En somme, des lignes laconiques – voire lapidaires – témoignant d’une amitié touchante, mais compréhensibles de leur seul destinataire. D’où sans doute la légère déception éprouvée à la lecture de cette correspondance.
[iv] Lettre de Paul Morand à Jacques Chardonne, 5 mars 1963. Personnellement, j’aime assez ce rapprochement entre l’hypercapitalisme mondialisé et le bolchévisme (pour user d’un vocabulaire digne des vieux messieurs) : deux internationales de l’ennui ?

samedi 15 août 2015

A propos d’une encyclique

Comme je l’avais laissé entendre il y a environ un mois, j’ai emporté dans mes bagages – et même lu ! – la récente encyclique du pape François, Loué sois-Tu (ou Laudato si’, si vous préférez). Voici donc quelques mots – humbles et filiaux – à propos de cette encyclique.
Pour commencer, précisons qu’il ne sera fait aucune longue citation ni aucun commentaire ou commentaire d’exégèse de commentaire… Votre serviteur se sait trop petit pour cela. Contentons-nous de quelques impressions, et notamment d’impressions laissées par des réactions disons… un peu courtes.
La chose a été dite ailleurs, cette encyclique coïncide avec une des inquiétudes du moment, quant à l’état dans lequel nous sommes devenus capables de mettre la terre. Cette coïncidence, si elle a été saluée par certains (sincèrement, espérons-le), a évidemment fait l’objet de quelques critiques. Celles-ci émanent souvent de milieux dits conservateurs[i], voire libéraux-conservateurs[ii], au sein desquels se trouvent des personnes se disant (et certainement se voulant ou se croyant) catholiques. En résumé, ces personnes rejettent certaines hypothèses nourrissant les inquiétudes évoquées plus haut, notamment quant aux possibles – ou probables – évolutions du climat[iii]. On les comprend, du reste : ils aimeraient bien continuer de s’amuser, de consommer et de faire consommer les autres ; c’est qu’il y a de l’argent en jeu ! Cette fixation sur le climat et ses incertitudes leur permet d’oublier que, de toute façon, la Création ne nous a pas été confiée pour que nous la cochonnions[iv].
Pour rejeter les inquiétudes d’ordre écologique et toute réponse chrétienne à ces inquiétudes, quelques-uns s’en prendront directement à la personne du pape. Celui-ci serait un dangereux révolutionnaire s’employant à subvertir l’Eglise de l’intérieur. Le propos est curieux, car il rappelle les compliments que font au pape les gauchards anticléricaux de service lorsqu’ils se prennent à l’aimer : « enfin le pape nous parle d’écologie, de questions sociales, etc. Quel changement pour les catholiques ! »
Les premiers, donc, n’acceptent la parole de l’Eglise en-dehors de préoccupations « purement spirituelles » que lorsqu’elle touche à des questions liées à certaines formes de respect de la vie ou à la morale sexuelle. Les seconds – d’ailleurs indignés par les interventions de l’Eglise sur ces derniers sujets – la saluent lorsqu’elle critique le capitalisme ou notre comportement irresponsable à l’égard de la nature, critique qui horripile les premiers[v].
En somme, nous avons affaire à deux erreurs symétriques, qui sont le fait de borgnes – de l’œil gauche ou de l’œil droit, c’est selon[vi].
Que conseiller à ces personnes pour qu’elles y voient plus clair ? Eh bien, de lire l’encyclique Loué sois-Tu. La quantité de références et de citations qu’elle comporte, de Benoît XVI – à qui François est souvent opposé par les deux susnommées factions de borgnes – aux Evangiles, leur apprendra qu’elle ne vient en rien contredire les enseignements ni les traditions de l’Eglise. De plus, ces borgnes y apprendront que l’écologie qui y est proposée est chrétienne, donc totale (« tout se tient ») : il y a là de quoi éclairer les borgnes de chaque œil. Ou les fâcher : question de bonne volonté…
En fait, cette lettre encyclique contient des choses que tout chrétien devrait savoir ou avoir déjà comprises. Et, dans ce qui est proposé (de la prière à la politique, en passant par de petits gestes quotidiens en apparence anodins), pratiquer.
Mais alors, diront quelques petits malins, à quoi bon dans ce cas répéter des choses que nous sommes censés connaître et pratiquer ? C’est pourtant simple : ces choses, nous les oublions trop souvent, tant nous sommes faibles et paresseux. Il nous reste donc du travail[vii].

(Et une très bonne fête de l'Assomption à chacun. Ce matin, les cloches ont sonné pour nos frères d'Orient...)

[i] Je n’ai rien a priori contre les conservateurs. Je me sens souvent conservateur moi-même, voire franchement réactionnaire. Mais encore faut-il s’entendre sur ce qu’il est nécessaire de conserver.
[ii] Ces derniers étant peut-être des hybrides échappés d’un laboratoire transhumain digne de L’Île du docteur Moreau
[iii] Les climato-sceptiques se réjouissent, par exemple, d’une récente étude selon laquelle nous pourrions bientôt connaître un « petit âge glaciaire », la brandissant pour nier toute origine humaine au réchauffement climatique. Rien ne m’autorise à contredire ni à approuver une telle étude. En revanche, il est facile de voir par où pèche l’interprétation climato-sceptique d’une telle étude : le « petit âge glaciaire » en question serait dû à une évolution de l’activité du soleil.
[iv] Mais il me semble que je me répète (voir ici).
[v] D’ailleurs, les uns et les autres reprochent souvent au pape en particulier et à l’Eglise en général d’entrer dans des détails qui ne les regarderaient pas, qu’ils ne seraient pas capables de comprendre, ou qui friseraient le ridicule. Ce qui est oublier que le christianisme est la religion de l’incarnation.
[vi] Si quelques néo-païens aux tropismes nordiques tombent sur ces lignes, ils seront navrés d’apprendre que leur auteur ne croit pas du tout qu’être borgne rende sage, quel que soit l’œil perdu…
[vii] Un chrétien sait, d’ailleurs, qu’étant faible et paresseux c’est avec l’aide de Dieu qu’il pourra se mettre au travail.

dimanche 9 août 2015

Le (grave) problème du pantalon

Soyons frivole ou sérieux – c’est selon – et penchons-nous sur la coupe des pantalons. Le propos ne sera point d’en faire l’étude détaillée ni l’histoire, mais d’en tirer – par les cheveux, si besoin est – quelques réflexions.
Chacun aura entendu parler de la notion d’obsolescence programmée et y aura tôt ou tard été confronté de manière pratique. Ne faudrait-il pas compter parmi les pionniers de cette pratique les industriels de l’habillement ? Dans ce domaine apparemment futile, cela se nomme depuis longtemps la mode (laquelle a pour principale caractéristique de se démoder, pour paraphraser, me semble-t-il, Cocteau). D’une saison à l’autre, la largeur d’un revers, la coupe ample ou près du corps d’un vêtement, le nombre et l’emplacement de ses boutons, ses couleurs et quelques autres aspects varieront de manière à donner du souci à ceux (et celles) qui s’en préoccupent, et à renouveler leur garde-robe. Avec de telles variations, l’industriel gagne sur tous les tableaux : la clientèle sera régulière et il ne sera point nécessaire de fabriquer des articles solides donc potentiellement onéreux.
Naturellement, il existera toujours en nombre important des indifférents, voire des réfractaires. Pour peu que ces derniers se piquent d’élégance, il leur importera de disposer d’une garde-robe qui leur sied : couleurs, matières et formes les habilleront comme il sied à leurs goûts et à leur confort, d’une manière de préférence durable. Comme me l’a dit un jour un ami sur qui tout tombe à merveille, l’idéal en la matière serait d’avoir un nombre restreint de costumes pouvant décemment tenir dix ans, quitte à passer voir son tailleur pour demander au bout de ce temps la même chose en neuf – aux variations de corpulence près.
Chez ceux qui n’osent ou ne peuvent s’offrir du sur-mesure, quelques noms de faiseurs de qualité circuleront, réputés pour leurs articles solides et intemporels. Par exemple, l’amateur de pantalons à taille relativement haute, d’une coupe à l’amplitude suffisante en position debout comme en position assise, taillés dans de souples et solides tissus, dotés d’amples pinces et de vastes poches, ira chez X. Il sait en outre qu’après l’essayage permettant de déterminer les ajustements nécessaires, on lui proposera de pratiquer de généreux revers (les revers, outre leur aspect agréable, présentent l’avantage d’assurer aux bas de pantalons une cinématique prévisible).
Puis X se rendra compte que de tels amateurs ne l’honorent pas très souvent de leurs visites. Que faire ? Eh bien, il risque fort de lésiner sur le tissu : les amateurs se verront bientôt proposer des pantalons un peu justes au bassin et aux cuisses, voire aux mollets, aux pinces étriquées et auxquels il consentira à ajouter des revers comme si c’était une grande faveur. De tels pantalons irriteront les amateurs (qui auront oublié de s’asseoir pendant l’essayage) et risqueront de s’user vite : frottements trop fréquents des étoffes, craquement des coutures…
L’amateur laissera encore une chance à X et reviendra y voir une fois ou deux. Peut-être entendra-t-il le vendeur de chez X lui dire : « vous comprenez, monsieur, cela se porte ainsi cette année ». Il comprendra alors que X a choisi son camp : celui de l’économie moderne, dont les agents croient pouvoir s’enrichir en écoulant plus massivement leurs produits sans plus se soucier de leur qualité et en misant sur leur usure prématurée.
Vous m’objecterez que je fais peut-être un cas universel de l’achat malheureux d’un pantalon. C’est possible. Mais cela ne dispense pas de réfléchir.

dimanche 2 août 2015

Ambre baltique

Revenant de vacances en Suède, je n’en ai point rapporté de perles, l’huître n’étant guère, à ma connaissance, une spécialité des rivages de la mer baltique. Disons plutôt, pour célébrer une ancienne richesse desdits rivages, que j’ai pu ramasser ici et là ce que l’on pourrait nommer quelques morceaux d’ambre, de valeur variée…
Littérature
L’édition en Suède, vue par un visiteur régulier habitant la France, semble un désert. Il est impossible, par exemple, de trouver – hormis ses deux ou trois derniers ouvrages – les livres d’un écrivain contemporain de quelque intérêt, que ce soit en édition normale ou en édition de poche. A la décharge des éditeurs suédois, reconnaissons que le marché est limité : la Suède est peu peuplée et, pour l’export, à part la Finlande… Ajoutons à cela que l’intérêt pour la vraie littérature semble mince en Suède : je me rappelle les bonds de joie que fit quasiment une libraire de Stockholm, il y a quelques années, lorsque je me présentai à la caisse avec un ou deux écrits de Strindberg (un auteur considéré pourtant comme « classique » et régulièrement réédité) dans une banale édition de poche ; encore un peu et je sortais avec une médaille.
Or voici, miracle ! que je suis tombé cette année sur une édition de l’œuvre romanesque complète de Carl-Henning Wijkmark, présentée en deux beaux volumes solidement cartonnés et reliés.
Pour la petite histoire, c’est grâce au Cahier de l’Herne consacré à Roger Nimier en septembre 2012 que j’ai appris l’existence de cet écrivain. Un de ses romans, Derniers jours[i], tourne en effet autour d’un personnage librement inspiré de Nimier. A découvrir avec appétit ? La France, du reste, n’est pas complètement absente d’un autre roman du même auteur, Toi qui n’es pas[ii], encore qu’il y soit plutôt question de la guerre de Finlande…
Notons en passant que Roger Nimier fait partie de quelques excellents écrivains français parfaitement inconnus en Suède. Un peu d’esprit français, caustique et tendu, ferait pourtant un grand bien à mes frères suédois.
A en perdre son latin
Autrefois, disons jusqu’à il y a une cinquantaine d’années, tout Suédois qui se piquait de culture se devait de savoir parler français. Avec, souvent, un charmant accent, germanique mais chantant, et quelques fautes sans doute secrètement destinées à faire sourire de mauvais esprits bien français.
Outre le domaine littéraire, un certain chic français est demeuré dans les métiers de bouche ou dans l’habillement. Une certaine dégradation touche le vocabulaire attenant d’importation française, au fur et à mesure qu’il se répand dans des couches peu au fait de notre langue. Ici et là, on peut commander à la carté un juteux entrecot avec des pommes.
L’invasion du sous-anglais mondialisé n’épargne pas, bien entendu, la Suède. A Stockholm, pour les soldes d’été, on pouvait voir cette année sur toutes les vitrines, au lieu de l’habituel rea (abréviation de realisation !), le mot anglais sale. Ce mot, apposé en énormes majuscules sous le nom d’une boutique prétendant au chic français, disons la chemise (exemple authentique), révèle tout le potentiel comique du sabir boutiquier.
Les Beatles étaient-ils russes ?
La crainte d’une agression russe est une vieille obsession suédoise. Elle a ses fondements historiques. Elle a aussi parfois provoqué d’énormes et catastrophiques sottises !
On pouvait lire dans la presse suédoise, lundi 27 juillet, que des plongeurs (civils et travaillant pour une entreprise privée de pêche aux épaves) avaient trouvé près des côtes d’Uppland[iii] l’épave d’un petit sous-marin, de type « vraisemblablement moderne », dont la coque, de couleur jaune, portait des inscriptions en caractères cyrilliques. Analyse, le jour même, d’un journaliste de Svenska Dagbladet « spécialisé dans les questions de défense » : il pourrait bien s’agir d’une nouvelle provocation russe, et compte tenu du contexte (l’Ukraine, tout ça, tout ça) !
Vu la couleur du sous-marin découvert, il eût été loisible de supposer que le texte peint en caractères cyrilliques sur sa coque était Ӗлo Cyƃmapйн et de redouter de trouver à l’intérieur les cadavres de nombreux Beatles russes[iv].
Il n’en fut rien, Dieu merci. Mardi 28, un communiqué de la marine indiquait que le sous-marin avait été identifié. Il avait dû couler accidentellement en 1916. Mais, après tout, qui nous dit que l’on ne pouvait pas être moderne en 1916 ?
La nouvelle a donc rejoint le rebut des bobards et bouteillons de rötmånaden[v], ayant juste le temps de permettre à quelques folliculaires russes de se gausser…




[i] Sista dagar, 1986.
[ii] Du dom ej finns, 1997.
[iii] Soit fort près de Stockholm.
[iv] Environ seize, si l’on tient compte du rapport entre la population du Royaume-Uni et celle de l’URSS au milieu des années 1960. Cette estimation vaut ce qu’elle vaut.
[v] Le mois de la pourriture : en gros, à partir de fin juillet, quand le temps se fait chaud et humide ; c’est aussi le moment où, comme partout en Europe, les journalistes sont désespérément à l’affût de quelque événement.