vendredi 27 mars 2015

Je suis Tintin


La rage contemporaine d’abolir le passé prend parfois des tournures procédurières. Pour abolir le passé, quoi de mieux, en effet, que de tout simplement l’interdire ? Il en va de la sorte par exemple pour le reflet dans les arts – majeurs ou mineurs – de perceptions qui n’ont plus cours.
Censure groupusculaire
On sait quels sont les efforts soutenus en France par le CRAN pour faire censurer, voire interdire, Tintin au Congo, bande dessinée d’Hergé parue en 1930 et remaniée après la guerre pour sa reparution en album de 62 pages en couleurs. Récemment, des sympathisants de cette organisation se sont rendus dans des librairies pour apposer un autocollant sur chaque exemplaire de Tintin au Congo sur lequel ils ont pu mettre la main : « Nuit gravement à la santé mentale ».
Il est légitime de se demander à la santé mentale de qui il a le plus été porté atteinte. Passons sur la méthode, qui n’est pas sans rappeler celles de quelques groupuscules extrémistes tant qu’ils n’ont pas le pouvoir (dégradation de biens d’autrui, intimidation et accusation de folie envers quiconque n’est pas de son avis), et rappelons ce que signifie CRAN : Conseil Représentatif des Associations Noires. Premièrement, quelles sont ces associations noires, deuxièmement, en quoi le CRAN en est-il représentatif, et troisièmement, n’y a-t-il pas d’autres perceptions possibles de soi que selon la couleur de sa peau ? Se dire avant tout « noir », c’est se définir selon ce qui ne devrait être au fond qu’une apparence, au plus un élément de description. C’est-à-dire pratiquer une forme de racisme, peut-être celle dont le CRAN accuse Tintin au Congo.
En tout cas, le CRAN se représente assez bien lui-même et parvient à exister en faisant parler de lui.
Le Manitoba ne répond plus
Pour une fois que la France était en avance sur l’Amérique en matière de niaiseries puritaines, ne voilà-t-il pas qu’il y a peu des voix se sont élevées pour dénoncer le racisme de Tintin en Amérique, cette fois à Winnipeg, dans la province canadienne du Manitoba. Le Manitoba ne répond plus est justement le titre d’une aventure de Jo, Zette et Jocko, autres personnages d’Hergé, plus fades que Tintin (quoique j’aime bien le personnage du maharadjah de Ghopal, mais gare aux relents racistes…).
On l’aura deviné, c’est envers les Amérindiens (pardon, les nations premières d’Amérique) qu’Hergé aurait cette fois fait preuve de racisme. Tintin fait en effet la rencontre, dans Tintin en Amérique, de la tribu des Orteils-ficelés qui manquent de le tuer après avoir prévu de le soumettre à de terribles supplices, l’ayant pris pour un ennemi sur la base de renseignements fallacieux fournis par un truand. Comment imaginer qu’il peut exister des Amérindiens cruels ou violents, de même que des Congolais ridicules ou vaniteux, comme le roi des Ba Baoro’m ou celui des M’Hatuvu dans Tintin au Congo[i] ? Pour toutes sortes d’esprits contemporains s’étant donné pour mission de traquer le racisme jusque là où il ne se trouve pas[ii], une telle idée ne peut être que raciste. Pour les fous dans mon genre, le fait que des Indiens d’Amérique puissent être violents ou que des roitelets congolais puissent être grotesques en fait tout simplement des êtres humains, touchés par les mêmes travers que les autres.
A l’intérieur
Si j’en crois le CRAN, ma santé mentale doit se trouver dans un sale état, puisque j’ai passé mon enfance à lire des albums de Tintin et qu’il m’arrive encore d’en ouvrir avec plaisir, y compris Tintin au Congo et Tintin en Amérique. Pourtant, je ne me sens pas si mal. Enfin, il me semble.
Et puisque le racisme est une manière de juger les personnes selon leur apparence ou leur origine, sans se préoccuper des trésors cachés à l’intérieur de ces personnes, les vertueux antiracistes du CRAN ou de Winnipeg pourraient ne pas s’arrêter à la couverture de ces albums. Que découvriraient-ils en les ouvrant ?
Dans Tintin au Congo, que Tintin affronte un truand bien blanc qui monte une tribu africaine contre lui pour s’en débarrasser. Ayant pris conscience de la manipulation dont ils étaient les victimes, les Ba Baoro’m deviendront ses amis (et feront même la paix avec les M’Hatuvu).
Dans Tintin en Amérique, que les Orteils-ficelés se feront chasser de leur territoire par des Américains bien blancs, car on y a découvert du pétrole. Tintin, étant d’abord pris pour le propriétaire, se fait offrir des dizaines de milliers de dollars pour vendre le terrain. Apprenant leur erreur, les acheteurs se tournent vers les Indiens pour leur proposer… 25 dollars. Le chef des Orteils-ficelés refuse : ce sont les terres de sa tribu, non son bien à lui ; si cela n’est pas noble, je ne sais comment le qualifier... Les Orteils-ficelés seront donc chassés manu militari, occasion pour Hergé de dessiner une petite case muette, fort éloquente et émouvante : on y voit, sous les baïonnettes de l’armée, partir les Indiens, représentés par un enfant qui pleure, tenant d’une main celle de son père (qu’on devine) et de l’autre une poupée dérisoire, son seul bien. Le lendemain, il aura déjà poussé une ville à cet endroit[iii], où les mœurs de la veille ont déjà été oubliées (voir la tête des passants devant le costume de cow-boy de Tintin) : des Indiens, quels Indiens ?
Certes, ces deux albums de Tintin ne sont pas exempts de clichés sur ces contrées lointaines et leurs habitants[iv]. Faut-il expliquer à leurs non-lecteurs assoiffés de censure qu’à l’époque de leur parution initiale ils étaient l’œuvre d’un garçon qui n’avait pas vingt-cinq ans, d’un petit bourgeois qui n’était pas beaucoup sorti de Bruxelles et qui n’avait pour ainsi dire que son génie et son imagination ?
Et, comme il a tant été question au début de cette année de droit au blasphème, je réclame pour Hergé le droit au cliché (posthume, certes). Pour un peu, j’irais presque bêler stupidement à qui voudrait l’entendre : je suis Tintin !


(Et, bien sûr, bonne semaine sainte à tous mes lecteurs !)


[i] Orteils-ficelés, Ba Baoro’m, M’Hatuvu, ces noms sont risibles. Aggravation, sans doute, du cas d’Hergé. Je signale aux censeurs de tout poil que M. René de Obaldia, de l’Académie française, a commis en 1966 une pièce de théâtre intitulée Du Vent dans les branches de sassafras où apparaît un personnage d’Indien aux propos pour le moins sibyllins, nommé Œil-de-Perdrix. Oh, le vilain raciste ! (La pièce est fort drôle, soit dit en passant.)
[ii] C’est certainement là qu’il est le plus redoutable, car il est sans doute sournoisement tapi dans son absence même.
[iii] On notera que les portiers devant les immeubles de bureaux sentant encore l’apprêt sont noirs : racisme de la part des Américains plutôt que de la part d’Hergé, à mon avis.
[iv] Une peinture plus nuancée du monde lointain viendra peu après, dans Le Lotus bleu, par exemple.

2 commentaires:

  1. Merci pour ce billet, Sven : la voix de la sagesse fait toujours plaisir à entendre (j'ai failli ponctuer cette sentence d'un point d'exclamation, mais la voix de la sagesse...). En attendant les assauts du CRAN contre ce blog, la rédaction de l'article t'a obligé à des recherches précises de tintinologue érudit, tu mérites un brevet de nos amis belges ! (ça y est, le voilà lâché, le point d'exclamation)

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    1. C'est trop de compliments, cher Philippe : si c'est la voix de la sagesse qui s'est fait entendre (sait-on jamais), c'est qu'elle aura momentanément emprunté la mienne...
      Du reste, ce blog serait une mince proie pour le CRAN. Quant à mon érudition tintinologique, elle est sans doute due à mon hypermnésie quasi-pathologique (même si j'ai vérifié l'orthographe des noms des Ba Baoro'm et des M'Hatuvu).
      Passe de joyeuses Pâques !
      S.L.

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