samedi 28 février 2015

Etranges libertés

La France… non, la République… non, enfin… notre président, nos ministres aussi, sont sous la protection d’un nouveau talisman : le désormais célèbre Esprit du 11 janvier. Au moindre problème, le voilà invoqué pour rassembler les Français, en ces heures graves, que ce soit pour rabibocher MM. Boubakeur et Cukierman ou pour faire passer une loi du moment, lorsqu’elle fait grincer quelques dents.
Liberté de censure (1)
Je pense bien sûr au feuilleton parlementaire de la semaine dernière, autour de la loi Macron, laquelle n’est pas, selon les mots mêmes de notre bon président, la loi du siècle. On sait quels en furent les épisodes : cette loi a provoqué par le caractère libéral de certains de ses articles – notamment en ce qui concerne le nombre de dimanches ouvrables ( !) par an – l’ire de quelques députés de la majorité, qui se promettaient de voter contre. Las ! C’était compter sans l’ire de M. Valls (sans parler de l’agacement de M. Macron), provoquée par celle des frondeurs : en gros, le gouvernement n’a pas de temps à perdre avec ceux qui s’opposent à sa politique, surtout quand il a pour mission de défendre la France contre le terrorisme. On ne voit pas trop le rapport, mais il semble qu’exposer des réserves (voire pire) au sujet d’un projet de loi relève désormais du péché contre l’Esprit du 11 janvier. Et les péchés contre l’esprit sont impardonnables, comme on le sait, d’où le tonitruant courroux de M. Valls (auquel on est en fait assez habitué).
Notre premier ministre, bien que fâché, n’a point voulu voir se damner par un tel péché ses camarades frondeurs : il a donc choisi, conformément à l’alinéa 3 de l’article 49 de notre constitution, d’adopter ce projet de loi, revendiqué comme mineur, sans le soumettre au vote des députés. Occasion rêvée pour l’opposition de déposer une motion de censure contre le gouvernement, laquelle a été rejetée, les frondeurs ayant voté contre : après l’heure de la mutinerie était venue celle de la soupe, sonnée par le parti socialiste, qui ne saurait tolérer une telle indiscipline ; quand on est député de la majorité, on vote les lois proposées par le gouvernement, les yeux fermés, un point c’est tout.
Dans ce cas, si un député ne peut voter selon ses convictions ou le programme sur lequel il a été élu, il est légitime de se demander s’il ne faudrait pas se passer du parlement. Il suffirait, tous les cinq ans, de compter les circonscriptions où un parti ou un autre aurait la majorité, de nommer le gouvernement en fonction du parti vainqueur et ensuite de le laisser faire à sa guise pendant cinq ans. Quelle économie pour l’Etat !
(Mais on me souffle que cela se nommerait un plébiscite, mot qui a un air furieusement « Napoléon III ». Ce serait très, très mal.)
Liberté de manifester
Qu’eût-il fallu faire pour s’opposer à un tel projet, notamment en ce qui concerne les dimanches ? Manifester ? Pétitionner ? Pourquoi pas… Dans ce sens, Jérôme Leroy publia récemment un bref article, malheureusement déjà indisponible, sur le site de Causeur (mais disponible ici). M. Leroy s’y étonne (ou feint de s’étonner) de ce que les « cathos » descendus par centaines de milliers dans la rue pour les Manifs pour tous n’aient pas bougé d’un pouce pour protester contre une disposition fort peu compatible avec des pratiques chrétiennes. Naturellement, M. Leroy les soupçonne d’incohérence : antilibéraux en matière de mœurs, mais libéraux quand il s’agit d’économie. C’est sans doute vrai pour une partie d’entre eux, dont les indignations sont certainement un peu trop sélectives. Mais il ne faudrait pas généraliser non plus, et certains lecteurs de Causeur ont répondu à M. Leroy par une objection que j’approuve tout à fait : les Manifs pour tous nous ont usé les semelles et les articulations, ainsi que les cordes vocales, pour être souverainement ignorées par nos gouvernants, quand ceux-ci ne nous insultaient pas ou ne faisaient pas charger des CRS dans le tas[i]. 
Et puis M. Leroy n’avait qu’à organiser des manifestations. Peut-être quelques « cathos de LMPT » seraient-ils venus, qui sait ? Nous eussions pu défiler, disons entre la Bastille et les Invalides, histoire de montrer que ce n’eût pas plus été une manifestation de gaûûûche qu’une manifestation de drouâââte.
Liberté de censure (2)
Quelques jours plus tard, M. Leroy a repassé les plats, cette fois à propos de publicités pour un site de rencontres extra-conjugales[ii], publicités qu’une association familiale catholique[iii] et quelques maires souhaitent faire interdire. Là encore, M. Leroy croit pouvoir relever la même incohérence, tout en approuvant ces protestations. Mais attention : lui, c’est parce qu’il est de gauche, et par conséquent antilibéral : ce site de rencontres est une exploitation marchande de l’adultère. Il n’a pas tort, du reste, mais où a-t-il vu que cet aspect des choses échappait à tous les catholiques, dont les seuls sujets d’indignation se ramèneraient au sexe[iv] ? M. Leroy est bien gentil, il n’écrit pas mal et dit parfois des choses justes : mais il devrait de temps en temps oublier ses postures de communiste chic et les préjugés qui vont avec. Il y gagnera beaucoup.
Cela étant posé, le propos n’est pas de commenter les écrits de M. Leroy, puisqu’il n’a d’ailleurs pas complètement tort. Laissons-le en paix et gageons que dans cette dernière minuscule affaire, on verra se former un front libéral pour faire taire les protestations : «  de quoi se mêlent ces gens, on ne nuit à personne (tu parles) », sans crier trop fort : « et puis quand même c’est un bon business, non ? ». Evidemment, pour protéger ce genre d’affaires (et de plus crapoteuses encore), il y aura toujours des idiots utiles pour traiter de vieilles chaisières obsédées ceux qui s’en inquiètent.



[i] A ce propos, le surnom de Manu Militari donné récemment à M. Valls par Libération au sujet du « 49-3 » qu’il a dégainé, ce surnom traînait un peu partout dans la réacosphère en 2013. Ne le dites pas aux journalistes de Libération, ils en rougiraient peut-être.
[ii] Dont, sans me vanter, j’avais déjà touché un mot (ici) au temps des premiers vagissements de Chatty Corner.
[iii] Des « cathos tradis », évidemment, selon la grosse presse. Hou, les vilains réacs tous moisis !
[iv] Pour résumer, on pourrait dire que l’adultère est un mal, qui fait souffrir les cocus, mais aussi leurs enfants, et même les époux infidèles. Il est donc immoral d’encourager ces pratiques. Quant à en faire une affaire lucrative, là, on touche le fond. Mais un vrai libéral, en toute logique, n’y verra aucun mal, puisque justement c’est lucratif. Point n’est besoin d’être de gauche pour le comprendre.

samedi 21 février 2015

Napoléon en side-car, Tesson au guidon

Sur la bande qui accompagne Berezina, le dernier livre de Sylvain Tesson, on peut voir la photographie d’un side-car roulant dans la neige, orné de la réplique du drapeau d’un régiment de la Grande Armée, et le sous-titre En side-car avec Napoléon : de quoi éveiller notre curiosité. Ce genre de fantaisie, il est vrai, semble tout à fait digne de Sylvain Tesson et de son tempérament casse-cou : c’est en portant le manuscrit de Berezina à son éditeur qu’il a été victime d’un accident bête dont il s’est apparemment remis et qui n’est pas sans rappeler La Gouttière, une nouvelle de S’abandonner à vivre, recueil paru l’an dernier[i].
Du voyage
Dans Berezina, Sylvain Tesson fait le récit d’un voyage entrepris en décembre 2012, consistant à se rendre de Moscou à Paris en compagnie d’amis français et russes, à bord de side-cars de marque Oural, selon un trajet reprenant approximativement celui de la retraite de Russie puis du retour de Napoléon à Paris, deux cents ans plus tôt. Entreprise folle, farfelue, pieuse et érudite, rendue dans un style la plupart du temps élégant et ironique, non sans glisser parfois dans une sorte de lyrisme boursouflé : Sylvain Tesson a su rester jeune, avec ce que cela a d’admirable et d’irritant[ii] ; mais on lui sait gré de tempérer cette boursouflure par l’humour : « rien n’arrêtera notre Oural, pas même ses freins. »
Cette entreprise, du reste, est-elle si déraisonnable ? C’est un véritable voyage, avec un but, des étapes, une traversée d’un point à un autre, tout le contraire d’une errance au petit bonheur[iii]. Pour ma part, j’aime assez, de temps en temps, me heurter aux distances pour atteindre une destination plus facile à gagner d’une autre manière : façon de tailler la route en sachant où l’on va. Selon cette définition, certaines périodes peuvent être vues comme des voyages : les saisons – l’hiver en particulier – ou pour les croyants certains temps liturgiques – ne venons-nous pas d’entrer dans le Carême, cheminant vers la joie de Pâques ?
Quelle qu’en soit la nature, un véritable voyage n’est en tout cas jamais sans épreuves ni moments de méditation.
Epreuves
Car parcourir 4000 kilomètres en plein hiver à bord d’un side-car des plus rustiques n’est pas de tout repos : il faut souffrir du froid, de l’humidité, des camions, des ennuis techniques[iv], et même des sarcasmes des douaniers allemands. Mais des pensées et la promesse de récompenses aideront les voyageurs à atteindre leur but.
En matière de récompense, il y aura une arrivée aux Invalides, qui ne manquera pas d’allure… Mais les pensées de Sylvain Tesson vont surtout aux soldats de la Grande Armée, qui souffrirent mille peines et tombèrent comme des mouches lors de cette atroce retraite de Russie : le froid et la fatigue, certes, mais aussi la faim et la peur, n’ayant aucune possibilité de bivouaquer la nuit – ceux que les cosaques ne tueront pas dans quelque coup de main, le froid les prendra dans leur sommeil s’ils ont le malheur de s’arrêter. Au gré des premières étapes, Tesson ne nous épargne pas les détails : de quoi se rappeler que ce voyage a pour objet de se souvenir de ces morts, et ne point trop s’apitoyer sur son propre inconfort, qui est une bonne blague comparé aux souffrances des soldats de 1812.
Mieux que sa plaisante (et émouvante ?) arrivée aux Invalides, la récompense que Sylvain Tesson peut partager avec ses lecteurs réside dans les fruits de ses méditations sur Napoléon, méditations nées pendant les heures passées à tenir les 80 kilomètres à l’heure appuyé sur son guidon, de la lecture du récit que fit Caulaincourt, grand écuyer de l’empereur, du retour hâtif de ce dernier à Paris.
Napoléon
A première vue, ces réflexions ne sont en rien exceptionnelles. Car, à part quelques fanatiques de tous bords (napoléoniens forcenés et anti-napoléoniens tout autant forcenés, de ceux qui disent encore Buonaparte), les sentiments de tout Français qui se respecte ne peuvent être que mêlés en ce qui concerne Napoléon : un parvenu, un usurpateur et un tyran, mais aussi un législateur avisé qui sut remettre de l’ordre en France… avant de manquer provoquer son anéantissement à l’issue de guerres insensées, magnifiques et atroces, mêlant le génie stratégique et la plus coupable et imprévoyante mégalomanie. Un ami-ennemi des hommes, en somme.
Le fait le plus curieux est que ces sentiments mêlés ne sont pas le privilège des seuls Français. Napoléon a aussi ses admirateurs dans toute l’Europe, jusqu’en Russie. Et les raisons en sont complexes : le dernier soir de son équipée, Tesson, vidant quelques chopes de bière avec ses compagnons de voyage russes, les interroge à ce sujet :
« Parce qu’il était un chef, dit Vitaly le Moscovite.
-          Parce qu’il nous a soudés, dit Vassili le mécanicien. »
Tesson conclut autrement : « Parce que vous l’avez battu. »
Rien de bien exceptionnel, donc, mais peut-être le rappel de ce que l’histoire d’une nation est bien compliquée. Qu’elle mérite d’être connue avec toutes ses contradictions, pour qu’une nation se connaisse mieux elle-même. Sans caricature, sans quelque légende dorée ni quelque légende noire, sans lyrisme ni repentance permanente, qui sont autant d’aveuglements.
Ah, signalons quand même une petite erreur : page 170, Sylvain Tesson écrit à propos de Lützen que cette bourgade « allait entrer dans la postérité en mai 1813 lorsque Napoléon y battit les Prussiens et les Russes sur le chemin de Leipzig ». Je veux bien, mais Lützen y était déjà entrée en novembre 1632, lorsque Gustave-Adolphe y vainquit l’armée de Wallenstein dans un combat où il trouva lui-même la mort. On s’en souvient peu en France, il est vrai. Puisque je vous dis que les histoires nationales sont compliquées…




[i] Gardons-nous cependant de tout romantisme prophétique qui au mauvais goût ajouterait l’indécence. C’est ce genre de romantisme qui fit voir à quelques nécrologues, en leur temps, l’annonce par Nimier de sa propre mort – onze ans avant – dans les dernières lignes des Enfants tristes. Contentons-nous de remarquer que Nimier connaissait les voitures rapides (et leurs dangers), que Tesson sait ce qu’est l’escalade d’une façade par la gouttière (ainsi que les risques y afférant) et qu’il n’est pas déconseillé en général à un écrivain de s’inspirer de ce qu’il connaît.
[ii] Sans vouloir parler de moi : nous devons avoir à peu près le même âge, et j’envie cette jeunesse !
[iii] Pp. 160-161 : « Nous nous situions plutôt du côté de la thèse de Tolstoï. Le vieux prophète écrivait dans La Guerre et la paix : "Lorsqu’un homme se trouve en mouvement, il donne toujours un but à ce mouvement. Afin de parcourir mille verstes, il doit pouvoir penser qu’il trouvera quelque chose au bout de ces mille verstes. L’espoir d’une terre promise est nécessaire pour lui donner la force d’avancer." »
[iv] Pp. 31-32 : « Ces machines sont les fleurons de l’industrie soviétique. Elles promettent l’aventure. On ne sait jamais si elles démarreront et, une fois lancées, personne ne sait si elles s’arrêteront. Les Soviétiques les construisirent dans les années 1930 sur le modèle des BMW de l’armée allemande. […] L’usine Oural continue à vomir ces machines, à l’identique. Elles seules résistent à la modernité. » Cette fascination pour l’engin anachronique est fort sympathique. On trouvait il y a vingt-cinq ans, à Paris, pour pas cher, des appareils photographiques russes flambants neufs, de marque « Lomo Lubitel » semblant tout droit surgis des années 1930 alors qu’ils sortaient de l’usine.

samedi 14 février 2015

Motifs et prétextes (2) : quelques mots sur« Soumission »

Faudra-t-il que je confesse avoir cédé à la mode – ou à l’inquiétude collective de ce sinistre début d’année – en achetant, et même en le lisant ensuite, Soumission, le dernier roman de Michel Houellebecq ? Sans être fixé quant à la réponse à apporter à cette question purement rhétorique, force est de constater que l’argument de ce roman fait couler depuis bientôt deux mois beaucoup d’encre, en des gloses relevant plus du commentaire politique que de la critique littéraire. Il est vrai que l’actualité française y a, hélas, beaucoup contribué.
Commençons cependant par rappeler que Soumission est un roman, c’est-à-dire qu’il se veut une œuvre d’art.
Littérature
L’argument de Soumission a été suffisamment brandi et exhibé (autant pour le vanter que pour le vomir) pour qu’on puisse le résumer en quelques mots : en 2022, à l’issue du second mandat de François Hollande, le candidat de la Fraternité musulmane est élu président de la république à l’issue d’un second tour qui l’opposait à Marine le Pen, grâce à la mécanique inévitable du front républicain ; la France devenant une république gentiment islamique, un professeur d’université – le narrateur, spécialiste de Huysmans – envisage, notamment pour assurer sa carrière, sa conversion à l’islam, après avoir suivi les événements précédant l’élection avec un intérêt croissant, lui qui jusqu’alors s’était senti « aussi politisé qu’une serviette de toilette ».
Le choix de Huysmans comme objet des travaux du narrateur n’est évidemment pas un hasard. Soumission fait le récit d’une série de découvertes plus ou moins désagréables qui auraient comme une parenté avec le progressif dévoilement du petit monde sataniste (un cloaque de bêtise sacrilège) devant Durtal, héros de Là-bas : une sorte d’initiation au corps défendant du héros. De plus, le narrateur enchaîne les mornes expériences sexuelles, aussi décevantes que les tentatives successives d’un des Esseintes pour chasser son ennui dans A rebours ou d’un Folantin pour enfin manger convenablement dans A vau-l’eau ; la description minutieuse des décevantes extravagances de des Esseintes ou des médiocres repas de Folantin est ici remplacée par celle, souvent platement anatomique, des galipettes tarifées que s’offre le narrateur (ce sont, disons, les passages pas pour jeunes filles[i] de ce roman). De ces moments de baise ne vient aucune joie : ce sont des cases comme d’autres dans la routine grisâtre de cet homme. Sauf peut-être avec Myriam[ii], sa jeune amante qui, juive, quittera bientôt la France.
Notons cependant qu’au contraire de des Esseintes ou de Folantin, le narrateur de Soumission ne cherche pas grand-chose ; tout juste son confort, ses aises : où A rebours et A vau-l’eau sont des quêtes – certes dérisoires – manquées, des montées sans cesse brisées par des déconvenues, Soumission est plutôt le récit d’un abandon, d’un laisser-aller, puisque tout est plus facile ainsi (à ce titre, les séductions domestiques que le narrateur trouve à l’islam sont éloquentes : la polygamie lui permettrait d’avoir une épouse mûre pour tenir le ménage et une toute jeune pour…).
Pour ne pas sombrer complètement dans la dépression, relevons que Soumission est écrit dans un style gentiment classique, coulant et agréable à lire, et non dépourvu d’une ironie souvent désolée mais parfois amusée, comme dans la description des mesquineries universitaires, des vanités modernes ou de la médiocrité de la classe politique.
Actualité quand même ?
Nous avons bien, donc, affaire à un roman, à un véritable roman ; pas à un de ces ouvrages à clefs où le lecteur serait prié de reconnaître les personnes réelles cachées par des noms lourdement contrefaits : les personnages réels apparaissent ici sous leurs vrais noms (François Hollande, Marine le Pen, Manuel Valls ou encore François Bayrou) et les autres sont bien fictifs, comme ce Mohammed Ben Abbes, qui finira président de la république. Plus précisément, c’est à un roman d’anticipation que nous avons affaire, un de ceux qui produisent d’autant mieux leur effet que le futur où ils se déroulent est proche, et présente donc dans ses détails quotidiens une grande familiarité pour leurs lecteurs[iii].
Mais, vu le décor dans lequel se déroule l’action de Soumission, ce roman peut prendre valeur d’avertissement, comme bien des romans d’anticipation, puisqu’ils dépeignent des mondes qui pourraient être des conséquences logiques du nôtre, et que quelque chose doit aller de travers dans ces mondes futurs, sinon quel intérêt d’en faire des romans ?
Ce caractère d’avertissement n’a échappé à personne, apparemment. Et il est assez convaincant, vu la vraisemblance des événements et des comportements que Houellebecq nous expose : la mécanique du front républicain qui amènera Ben Abbes au pouvoir, François Bayrou drapant une carrière politique vouée à l’échec dans la cape d’un Cincinnatus labourdin… Reconnaissons que la route est bien pavée pour quiconque est un peu plus rusé que la moyenne des politiciens, tel ce Ben Abbes, homme intelligent, cultivé, conscient du vide dont souffre l’Occident contemporain et disposé à imposer sa solution pour le combler (l’islam, en l’occurrence) en prenant des airs patelins et accommodants.
Cette route est d’autant mieux pavée que le vide, la médiocrité, la veulerie dépressive ne sont l’apanage ni du narrateur ni de la classe politique, mais ont aussi gagné l’Occident entier. Bientôt, ce sera un fruit mûr qui se laissera tomber entre les mains de Ben Abbes et de ses pareils.
Le problème est réel : il n’est besoin que de voir dans quelles vaines convulsions se débattent les Européens depuis qu’ils ont renié tout ce qui avait fondé leur civilisation et qu’ils ne croient plus en rien. Houellebecq a le mérite de poser ce problème et, en bon romancier, de n’avancer aucune solution.
Notons qu’en matière de solution, certains désirent une réaction virile et même parfois violente s’il le faut. Ces identitaires sont d’ailleurs évoqués dans Soumission, pour n’être qu’une des données du problème et se faire facilement absorber par la conquête pacifique : leur goût pour la violence, leur simplisme, voilà qui ne saurait faire d’eux les défenseurs de la Chrétienté qu’ils croient souvent être. Dans ce roman d’anticipation, ils suivront logiquement leur pente en se convertissant à l’islam : c’est simple, carré et viril ; pas de joue gauche à tendre, pas d’amour pour ses ennemis, etc., etc[iv].
Et Léon Bloy dans tout ça ?
Le narrateur de Soumission étant un spécialiste de Huysmans, le nom de Bloy ne pouvait qu’y apparaître ici ou là. Le narrateur ne l’aime guère, d’une manière fort injuste du reste, mais rappellera quand même à un de ses collègues, un jeune illettré vaguement gauchisant, que Bloy n’a rien à voir avec une certaine extrême droite identitaire et antisémite[v].
Tandis que Houellebecq, en bon romancier, ne propose aucune solution (et a raison de ne pas le faire, en tant qu’artiste), j’ai pour ma part ma petite idée, puisqu’il est question de Bloy : comment ne pas penser à la dernière phrase de L’Archiconfrérie de la bonne mort ? Dans les années 1890, alors que des attentats anarchistes secouaient quelque peu Paris, Bloy enjoignait ses contemporains de choisir : « le catholicisme ou le pétard ». L’alternative n’est plus la même aujourd’hui : ce serait plutôt : le catholicisme ou l’effacement de notre civilisation. Personnellement, je n’éprouve aucun désir d’être effacé. Alors…




[i] Qu’en sais-je après tout ? J’ignore combien de jeunes filles modernes, à l’heure où j’écris ces lignes, ont téléchargé illégalement sur leur smartmuche le dernier produit du rayon « cochon tout public » de Hollywood, prétendant qu’il s’agit de Cinquante nuisances de Grèce, documentaire sur les tribulations économiques et sociales qu’ont à endurer nos amis hellènes. Réponse probable de quelques mères : « mais, ma chérie, il fallait me le dire ! Une collègue au bureau me l’a mis sur une clef USB ! J’aurais pu te le prêter ! ». L’ennui provoqué par une telle décadence réveillera-t-il ces jeunes filles ?
[ii] Il est vrai que ce n’est pas une professionnelle, mais une amante. Cependant, on pourra dans son cas plutôt parler de plaisir donné par le corps d’une jolie fille que d’amour…
[iii] Voir ce que j’ai écrit ici sur Love among the Ruins d’Evelyn Waugh.
[iv] Du reste, comment distinguer un Breivik d’un djihadiste ?
[v] Justice faite à Bloy, fort bienvenue, quand on sait pour quoi le prennent ceux qui n’en ont visiblement pas lu une ligne (voir ici).

samedi 7 février 2015

Motifs et prétextes : « Les Fous du roi »

Il y a déjà quelques mois, à l’occasion d’un humble billet rendant hommage à Flannery O’Connor, un de mes lecteurs avança dans un commentaire le nom de Robert Penn Warren, renvoyant à une critique d’un de ses romans, Les Fous du roi[i] : critique riche et solide faite par Juan Asensio, qui m’a donné envie d’aller y voir. Que M. Juan Asensio et ce lecteur soient chaleureusement remerciés : j’ai pris en pleine figure une leçon d’art romanesque.
Un roman politique ?
L’édition « Penguin » de All The King’s Men comprend une alléchante quatrième de couverture où nous pouvons apprendre que ce roman s’appuie sur la vie d’un politicien américain réel, Huey Long, gouverneur de Louisiane au début des années 1930, et qu’il a sa place parmi les plus grands romans politiques américains. Ajoutons à cela des personnages bien campés et bien typés, des histoires d’amour, de jalousie ou de corruption, des secrets de famille, des hésitations morales, le tout habilement mêlé pour converger à travers les années vers un dénouement tragique, et voilà tous les ingrédients d’un best-seller flamboyant. Du nanan, en somme, pour les adaptateurs de tout poil[ii].
Ne boudons pas notre plaisir : ce genre de fresque peut avoir ses séductions. Mais il serait légitime de rester sur sa faim si Les Fous du roi n’étaient que cela.
Au-delà du prétexte
Tentons de résumer ce qu’en apparence nous raconte ce roman : l’ascension et la chute de Willie Stark, devenu gouverneur d’un état du Sud des Etats-Unis, racontée par un narrateur, Jack Burden, que l’on pourrait qualifier de porte-serviette de son héros, ou plutôt du « Patron ». On y voit un paysan idéaliste et autodidacte, populiste sincère, devenir un politicien habile, cynique, volontiers démagogue, mêlé à tant d’intrigues que les mécanismes qu’il a mis en branle finiront par le tuer. Le narrateur, donc, qui fait partie de sa cour, apparaît tout au long du récit comme un élégant pince-sans-rire, jusqu’à ce que des détails, des événements, des souvenirs puis des complications dans lesquelles il devra plonger de plus en plus profondément les mains, s’accumulent pour nous faire comprendre que cette histoire est aussi, et peut-être même surtout, la sienne. C’est de lui, du reste, qu’il sera question dans l’épilogue.
Mais alors, ce « Patron » et tout son entourage plus ou moins douteux et désabusé ? Des prétextes, des pantins, en somme, comme le suggère la critique citée plus haut ? Ou peut-être les personnages d’une tragédie, qui courent au dénouement d’une manière plus mécanique qu’ils ne le pensent, malgré l’habile maquillage de l’intrigue en drame moderne et américain : c’est qu’on est ici actif, hyperactif même, volontaire, ambitieux, que l’on soit un « pur » comme l’homme qui tuera le « Patron », ou un « pourri » comme celui qui poussera ce « pur » au meurtre – bien que le narrateur avoue avoir toujours considéré ce « pourri » comme un pantin, un simple faire-valoir. Le « Patron » lui-même se laisse prendre à cette illusion, lorsqu’il dit à Jack Burden, sur son lit de mort, que « tout aurait pu être différent[iii] ».
Quid du narrateur ? Naturellement, nous savourons son point de vue jamais exempt d’un humour amer ni d’élégance ou de culture. Jusqu’à ce que nous comprenions avec lui que ce point de vue, celui d’un sous-fifre au-dessous de sa condition et pas dupe, est surtout une posture qui lui évite de faire quoi que ce soit de sa vie. Il lui faudra contempler le désastre laissé par le cours des choses pour quitter ses attitudes et reprendre une existence réelle, celle qu’il avait abandonnée à vingt ans[iv], qui nous avait été évoquée dans quelques retours en arrière.
Art
Si j’étais moins paresseux, je fouillerais énergiquement tout le Journal de Gombrowicz[v], pour y retrouver les passages où celui-ci insiste sur la forme comme objet réel de l’art en général, et de la littérature en particulier. La fresque politique, on l’a vu, est dans Les Fous du roi un prétexte au développement de thèmes bien plus riches. Et si ces développements étaient eux-mêmes en partie les prétextes au travestissement d’une tragédie sous la forme d’un drame palpitant ?
Dans ce cas, le travestissement d’une forme en un autre est réussi, dans une langue où ceux qui lisent l’anglais apprécieront le rendu d’un parler su Sud profond – well, at least I reckon.


[i] All The King’s Men, 1946.
[ii] Du téléfilm à l’opéra, en passant par le théâtre et le cinéma.
[iii] Mais comment, alors qu’au lieu de suivre ses idéaux, il finit par se satisfaire d’être et de demeurer gouverneur, de durer – ce qui n’exclut pas, du reste, une politique généreuse envers les petites gens, quitte à user de méthodes plutôt sales.
[iv] Ce retour à la « normale », fatalement, peut sonner un peu plat par rapport au reste du roman. Mais le relief de cet épilogue réside sans doute dans son amère ironie : reprendre sa vie, en faire quelque chose, à quarante ans passés… et en 1939. Que voulez-vous ? Burden, cela peut se traduire par fardeau
[v] Le rapprochement avec Gombrowicz n’est pas fortuit, tous les personnages se comportant, parfois jusque dans les détails les plus anodins, comme il convient de le faire, comme on l’attend d’eux : la visite du narrateur à la veuve du « Patron » en est un bel exemple, le récit étant truffé de brèves observations – oh, sans plus d’amertume que cela – sur ce que chaque geste ou chaque parole ont de convenu. En somme, les personnages se miment eux-mêmes. Le pendant humoristique ou dérisoire de la mécanique tragique ? Et, après tout :
Humpty-Dumpty sat on a wall,
Humpty-Dumpty had a great fall.
All the king’s horses and all the king’s men
Couldn’t put Humpty together again.
Tragique, non ?