jeudi 30 octobre 2014

La subversion m’ennuie : 2 – Un cas hypothétique

Résumé de l’épisode précédent : les Muses, ayant fait la connaissance d’un étrange marquis, ont écouté ses sanglants récits. D’abord horrifiées, elles se sont lassées du bavardage répétitif et prétentieux du marquis. Elles ont alors pris la fuite et, leur carrosse s’étant changé en automobile et leurs vêtements s’étant adaptés aux modes du temps, les voici prêtes à faire une autre rencontre, guère plus réjouissante.
Imaginons maintenant, pour poursuivre notre réflexion, un personnage bizarre. Nommons-le Marcel Ragout, par exemple et supposons qu’il tient une petite station-service au bord d’une route coupant d’immenses champs de blé, dans la Beauce. Il vit là, seul, sans famille. Les villageois des environs ne le fréquentent guère. Nous sommes au début de l’été 1976.
Cet homme solitaire et taciturne a pour seule compagnie celle d’un petit poste de radio à piles, qui grésille tout le jour. Ses seuls stimulants sont le Picon-bière, les « maïs » et le café en poudre. De temps en temps s’arrêtent des voitures dont les plaques d’immatriculation révèlent que leurs occupants ne sont pas du cru, pour faire le plein. En cet été sec et brûlant, Marcel Ragout a souvent soif, et aux vapeurs du Picon-bière se mêlent celles de l’essence. Parfois, les voitures qui font une brève halte à sa station-service abritent des passagères court-vêtues et alanguies. De quoi donner des idées au pauvre homme.
Comme il est aussi timide qu’engourdi par l’effet de ses mauvaises habitudes, il n’en résultera, Dieu merci, aucun acte atroce. Cependant…
Cependant il sent un besoin de se libérer de ces tentations. Comme les fortes chaleurs l’empêchent de dormir la nuit, voilà qu’il se met à noircir des cahiers entiers des bizarreries qui le hantent : des automobilistes blondes et innocentes, la grossière symbolique des pompes à essence, les tuyaux… Glissons sur les détails, ils sont sordides et violents. Contentons-nous d’indiquer que la dernière des monstruosités qu’il imagine a un rapport avec le caractère combustible de l’essence… Ses écrits, répétant plus qu’à satiété (ou plus qu'à l'écœurement) le même scénario, finissent toujours par de minces variations autour d’un bûcher…
Au bout de quelques semaines d’un pareil régime, Marcel Ragout n’est plus qu’un fantôme. Un matin, une de ces voyageuses qui lui inspiraient les plus infectes rêveries le trouvera mort dans sa boutique.
Les familles étant ce qu’elles sont, il faudra quelques mois pour découvrir qu’il a un héritier, ou plutôt une héritière, à qui échoiront ses maigres biens. C’est une jeune femme, une cousine éloignée, qui vient tout juste de soutenir une thèse de doctorat ès lettres sur le marquis de Sade. Elle trouve la pile de cahiers qu’en peu de temps son cousin, dont elle ignorait tout jusqu’à présent, a eu le temps de tartiner de ses insanités. Après les avoir parcourus, elle haussera les épaules avant de les jeter au feu. « Quelles saletés », sera son seul jugement. Puis la vie suivra son cours, et nous auront été épargnés le ragoutisme et les gloses savantes des ragoutiens.
Il faudrait être naïf pour s’en étonner et penser que de telles saletés, en effet, eussent pu valoir à Marcel Ragout une gloire posthume chez quelques amateurs érudits et, qui sait, les lustres passant, les honneurs d’une soirée mauvais genre sur France-Culture agrémentée d’une interview de la cousine. Voici pourquoi :
Premièrement, c’est une question d’ambiance : les tenues légères des voyageuses, les chemises à carreaux pas toujours fraîches du pompiste, voilà qui n’a pas le charme de la dentelle, des robes, des jabots et des perruques du temps du marquis ; de même qu’une guitoune en parpaings et en béton, écrasée par l’immensité d’une morne campagne, n’a pas le prestige d’un hôtel ou d’un château empli de recoins… Ajoutons à ces détails l’odeur d’essence et de bière, et le fond sonore fourni par la petite radio portative, qui n’a rien des élégants trilles d’un clavecin : ce serait plutôt les chansons de variétés du moment, Joe Dassin, Carlos…
Secondement, il eût peut-être fallu à cette fine et délicieusement perverse universitaire (maintenant une vieille dame très honorablement indigne) avouer que ce répugnant pompiste était son cousin. Ce qui eût été un peu trop pour elle. Un marquis eût quand même eu une autre gueule.
C’est que, voyez-vous, je me demande si ces beaux esprits, certes épris de subversion, ne sont pas surtout atteints de snobisme.
(A suivre !...)
 
Et, bien entendu, joyeuse fête de la Toussaint à tous mes lecteurs !

vendredi 24 octobre 2014

La subversion m’ennuie : 1 – Sade, sadisme, sadiens

Une exposition vient d’ouvrir ses portes au musée d’Orsay : Sade, attaquer le soleil. Le site internet du musée d’Orsay nous apprend que le marquis de Sade, mort en 1814, « débarrasse de manière radicale le regard de tous ses présupposés religieux, idéologiques, moraux, sociaux ». Rien que ça… Voyons, en un modeste aperçu, ce que peuvent donner des esprits ainsi débarrassés.
Sadiques
Nous utilisons tous de temps à autre les mots sadique et sadisme dans leur acception courante, qui se ramène à un plaisir éprouvé à infliger à autrui des souffrances. Et, pour la plupart d’entre nous, nous n’avons pas lu une ligne du « divin marquis ». Pour ma part, j’ai le souvenir d’avoir entendu dans une émission de télévision une Elisabeth Badinter lire à haute voix, d’un ton consterné, un extrait de l’œuvre de l’intéressé : une accumulation de cruautés outrées, qui faisait surtout penser à une variante hypertrophiée et adulte de certaines logorrhées infantiles du genre « pipi-caca-prout » transposé dans les domaines du viol et de la torture. La consternation de Mme Badinter est compréhensible : si, en littérature, c’est là le résultat d’un regard débarrassé de tous ses présupposés, etc., etc., eh bien, mieux vaut conserver le fardeau de pas mal de ces présupposés.
Des êtres sadiques selon l’acception courante, il en a toujours existé, bien avant Sade : reîtres, pillards, assassins, ils finissaient souvent au bout d’une corde ou en haut d’un bûcher. Qu’on veuille bien songer à Gilles de Rais, lequel a bien pu passer pour possédé : un homme au regard pas si débarrassé, en somme[i]. Aujourd’hui, on trouve certainement bon nombre de cas de ce genre dans les sections psychiatriques des prisons…
Mais Sade est bien de son temps : celui des « lumières » et de la Révolution française, où les « présupposés religieux » furent combattus avec la férocité que l’on sait… ou que l’on oublie ; il est vrai que de tels « présupposés » nous incitent souvent à l’humilité, en nous rappelant que tout ne vient pas de nous, que nous avons été créés et que bien des choses nous ont été données ; ce que ne saurait tolérer un esprit orgueilleux (d’où le désir, sans doute, d’attaquer le soleil). Quand les Français firent enfin un effort pour être vraiment républicains, on vit le résultat : l’industrialisation de la mort, des noyades de Nantes aux guerres napoléoniennes. Un temps où l’on considéra non seulement ses ennemis mais aussi ses propres troupes comme des biens dont on pouvait disposer à sa guise, en donnant parfois libre cours à son imagination, à ses petits plaisirs même, pour peu que l’on eût un sens raffiné de la mise en scène[ii].
On sait quelle fut la suite, surtout au XXe siècle, des camps soviétiques à ceux des nazis ou des Khmers rouges, sans parler de la complaisance avec laquelle, de nos jours, certains islamistes se filment en train de décapiter leurs otages.
Curieusement, c’est peu après la libération des camps nazis que Jean-Jacques Pauvert entreprit d’éditer et de vendre au grand public les écrits du marquis de Sade.
Sadiens
Jusque-là, en effet, l’œuvre de Sade avait circulé, comme on dit, sous le manteau. Elle avait fait les délices plus ou moins secrètes de quelques amateurs, bourgeois apoplexiques ou artistes blasés au XIXe siècle, surréalistes ensuite (on imagine ces derniers plus maigres, l’œil un peu hagard, à la recherche d’une mystique de la cruauté), sans doute lassés d’une pornographie plus ordinaire, qui avait dû cesser de les émoustiller. Chacun a ses petites misères, que voulez-vous.
Depuis l’entreprise de Jean-Jacques Pauvert, Sade est assez porté dans quelques milieux intellectuels ou universitaires. Les gloses, les exégèses s’empilent. Moins téméraire que Pauvert, les éditions Gallimard l’ont fait entrer dans « la Pléiade » il y a une vingtaine d’années, à grand renfort de panneaux publicitaires : « l’enfer sur papier bible », ha, ha !
La gourmandise de ces savantes personnes se pare, bien entendu, de prétextes littéraires, historiques ou philosophiques – ces derniers étant sans doute les mêmes dont se parait Sade. Et de même que les industriels du massacre se sont parés de prétextes politiques : la lutte des classes, la pureté de la race, tout ça… et même l’éradication de la superstition, pour commencer.
Nous savons bien, naturellement, que les savants exégètes de Sade ne feraient pas de mal à une mouche. Mais qu’ils devraient peut-être aussi réfléchir à l’indifférence au mal, pour ne pas parler du goût pour le mal, qu’illustre leur héros, et à sa parenté avec pas mal de crimes. Leur incohérence les rend assez pitoyables, au fond[iii].
Mais alors ?
On l’aura compris, les zélateurs de Sade, débarrassés de tous les présupposés blablabla, n’iront jamais justifier les pires crimes. Cependant, on en vient à se demander si cette célébration n’est pas celle du monde hypersupranéomégalibéral-libertaire[iv], où rien ne saurait être raisonnablement interdit, si c’est un désir, un plaisir… ou un profit juteux : délocalisations, trafic d’êtres humains, sexualité « sans tabous », tout ce qui fera de personnes des objets destinés à des plaisirs ou des profits réservés à une élite d’initiés.
Et, en matière de profit, on notera la finesse avec laquelle les mécènes de cette exposition, qui présente notamment des tableaux, ont été choisis : des fabricants de peinture pour bâtiment…
(A suivre !...)




[i] Avec toutefois un repentir avant d’être exécuté, et les prières des proches des victimes pour le salut de son âme : et on nous parlera encore du sombre moyen-âge
[ii] Sur les noyades de Nantes (et d’autres villes voisines) : « Selon les cas, les noyades sont individuelles, par couple, ou en nombre. Les noyades par couples, appelées "mariages républicains", ont particulièrement amusé les organisateurs et marqué les témoins en raison de leur caractère : il s’agit d’unir nus (les vêtements sont confisqués et vendus par les bourreaux) dans des positions obscènes un homme et une femme, de préférence le père et la mère, le frère et la sœur, un curé et une religieuse, etc. avant de les jeter à l’eau. » (Reynald SECHER, Guerre civile, génocide, mémoricide, dans Le livre noir de la révolution française, Cerf, 2008).
[iii] Voilà qui rappelle ce qu’écrivit Roger Nimier à propos des surréalistes, dans Le Grand d’Espagne, en 1950 : « Le surréalisme, qui s’est flatté de ses principes sanglants, révèle aujourd’hui la blancheur de son âme. Loin d’approuver les chefs de la Gestapo, en pensant que ces pauvres jeunes gens avaient trop lu Isidore Ducasse, il les hait. Au lieu de vanter les tortures employées, leur nombre, leur ingéniosité, il les réprouve. En somme, il a des sentiments très honnêtes. […] L’initiateur, le prophète, ce n’était pas Sade, c’était la comtesse de Ségur : excellente personne au demeurant, avec un goût de Rostopchine et d’incendie. »
[iv] Ou appelez-le comme vous voudrez, ce merveilleux monde moderne !

samedi 18 octobre 2014

Condiments de saison

Une fatigue passagère et le manque de temps nous dispenseront de longs développements. Tâchons donc d’exceller dans l’art de la brève…
La statue du commandeur
Je m’étais interrogé il y a quelques semaines (ici) sur le sort qui serait fait à la gentille femen qui avait démoli une statue de cire à l’effigie de M. Poutine au musée Grévin. Eh bien, c’est d’une amende ferme[i] qu’elle a écopé, la pauvrette. La question ayant été posée et la réponse fournie ailleurs dans des termes auxquels je ne puis qu’acquiescer, je ne me fatiguerai pas à paraphraser ce qu’en a écrit Patrice de Plunkett dans son blogue, auquel je vous renvoie paresseusement.
Ajoutons cependant à ces propos que, la péronnelle incriminée se nommant Jdanova, nous voici renvoyés ironiquement aux doctrines proclamées par un de ses célèbres homonymes, au doux temps de Staline, en matière d’art. Car, oui, il a été question d’art récemment à propos des femen : cette fois dans la plaidoirie de l’avocat de celle d’entre elles qui a comparu pour les excentricités crispées auxquelles elle s’était livrée en l’église de la Madeleine, en décembre dernier ; il paraît que ces pauvres filles mèneraient une action politique et artistique. Ainsi, se dépoiler dans une église en brandissant deux tranches de foie de veau, eh bien, c’est de l’art. Après tout, j’ai pu entendre parler mercredi soir sur France-Culture d’un artiste dont une des œuvres les plus récentes consiste à manger en public des pages de A la recherche du temps perdu.
Halte au French-bashing !
Aimant décidément la lecture du blogue de Patrice de Plunkett, j’y ai relevé une proposition, mercredi 15, d’attribuer un prix Nobel de l’absurde à M. Bernard-Henri Lévy (ici). C’est une excellente idée : premièrement, elle irait assez bien à l’intéressé et, secondement, cela nous ferait un troisième prix Nobel français cette année, après celui de littérature attribué à Patrick Modiano (salué ici) et celui d’économie, qui a échu à M. Jean Tirole. Voilà qui clouerait une fois de plus le bec aux tristes amateurs de French-bashing.
Notons qu’en réalité le prix Nobel d’économie est nommé prix de la Banque de Suède en sciences économiques, en mémoire d’Alfred Nobel. On pourrait trouver un nom de ce genre à ce qui serait communément nommé prix Nobel de l’absurde. Le jury serait composé de membres de la rédaction du Grönköpings Veckoblad. Le lauréat serait invité, autant que faire se peut, à prononcer un discours en transpiranto lors de la remise du prix.
La crémerie du diable
Deux grandes entreprises américaines à la pointe de la modernité (Apple, Facebook) ont annoncé récemment qu’elles proposeraient à leurs salariées de faire congeler leurs ovocytes si elles étaient désireuses d’attendre un âge mûr pour avoir des enfants, de manière à s’épanouir d’abord dans leur travail. C’est curieux, mais j’y vois comme une ruse diabolique : d’abord séduire ces dames par des moâ, moâ, moâ, ma carrière et mes ambitions, pour mieux les enfermer dans leur travail, les exploiter tant qu’elles sont jeunes et en forme, et, au passage, éviter de s’encombrer de congés maternité. (Et il y a toujours lieu de s’inquiéter quand l’Etat ou les entreprises manifestent des velléités de s’immiscer dans l’intimité des corps ou des esprits.)
Alors, mesdames, dans ces conditions, soyez vraiment révolutionnaires, lâchez vos patrons[ii] et devenez des mères de familles ![iii]
Deux temps, trois mouvements
Les journaux bruissent de rumeurs et de pronostics au sujet du synode des évêques sur la famille, qui se tient en ce moment à Rome. Divers pisse-copie y vont de grands mots, comme séisme, querelles, ou révolution.
L’avis du (modeste et imparfait) catholique que je suis vous intéresse-t-il ? Eh bien, le voici : je n’ai rien à dire. Les évêques prient, réfléchissent, discutent, débattent, en un mot ils travaillent. On peut prier pour eux, pour qu’ils soient inspirés par l’Esprit Saint dans leurs réflexions et leurs conclusions. Que nous tâcherons d’accueillir, de nous faire expliquer et de comprendre. Humblement et patiemment, en nous rappelant que le temps de l’Eglise n’est pas celui de la grosse presse.
Bien sûr, il y aura toujours des conservateurs pour nous dire que le moindre changement mettrait l’Eglise en danger, et des progressistes, frères ennemis des précédents, pour espérer qu’elle se conformera enfin à l’esprit du temps. Sans oublier les esprits bourgeois qui n’attendent de l’Eglise qu’une bénédiction générale de leurs usages et de ce qui les arrange.
Comment expliquer à ces gens que la mission de l’Eglise n’est pas de leur faire plaisir ? Qu’ils n’ont pas créé Dieu à leur image mais que c’est précisément l’inverse ?
S’ils ne sont pas convaincus, ils pourront toujours aller fonder quelque secte protestantoïde au nom biscornu, si possible ; quelque chose comme l’Eglise des saints momifiés depuis toujours, l’Eglise du progrès perpétuel, ou encore l’Eglise des consolations confortables. Ils pourront ainsi, outre nourrir l’appétit de sensationnel de la grosse presse, nous donner envie de relire La sagesse dans le sang[iv], superbe roman de Flannery O’Connor où deux prédicateurs improvisés s’affrontent : l’un à la tête de l’Eglise sans Christ, l’autre à la tête de l’Eglise du Christ sans Christ ; en gros, un illuminé et un margoulin.
Ce qui me rappelle, du coup, qu’il faudrait rendre hommage un de ces jours, de préférence avant la fin de l’année, à Flannery O’Connor, extraordinaire romancière et nouvelliste, morte prématurément il y a cinquante ans, en août 1964.




[i] Ce fait constituerait-il une preuve des difficultés rencontrées par « les occidentaux » pour sanctionner M. Poutine et sa politique ?
[ii] Ou encore mieux : ennuyez-les en prenant de nombreux congés de maternité !
[iii] Le sujet est développé dans un style certes différent mais d’une manière fort juste, cette fois chez Koztoujours.
[iv] Wise Blood (1952)

samedi 11 octobre 2014

Une brève fiction pour saluer Modiano

Quartier incertain
 
(…)
Franziska Stanley me donnait à cette époque l’impression qu’elle faisait mystère de ses origines. Cette grande fille élancée portait avec naturel des vêtements démodés depuis des décennies. J’étais alors vaguement étudiant. En fait, nous ne nous connaissions presque pas. Je crois qu’elle ignorait mon nom. Son regard m’avait parfois frôlé pour d’évasives salutations lors de soirées dont j’ai à peu près tout oublié.
C’est au cours d’une de ces fêtes que Farouk, que nous appelions aussi l’Islandais, la désignant du regard, me dit qu’elle ressemblait à un personnage de Patrick Modiano. Il ne s’appelait pas Farouk et n’était pas, autant que je sache, Islandais. Il avait, je crois me le rappeler, un nom flamand. J’ai perdu le carnet d’adresses où j’avais noté son véritable nom lors de l’inondation de la cave d’un appartement que j’occupai quelques années non loin de l’avenue de Saint-Mandé.
Modiano… J’en avais entendu parler à l’époque, sans avoir lu aucun de ses romans. Il me fallut encore quinze ans pour les aborder. Le souvenir de Franziska, peut-être. Je l’avais perdue de vue et n’y pensais guère. Une autre raison, quelconque, pourrait être invoquée.
Cela devint une habitude : désormais, dans les rayonnages des librairies où j’avais coutume d’errer, dès qu’il se présentait un « Modiano » qu’il me semblait ne pas avoir lu, je l’achetais pour le lire. Je ne tardai pas à me perdre dans cette grisaille. Je n’étais jamais sûr de ne pas avoir déjà lu chaque roman que j’ouvrais, jusqu’au moment où un détail me détrompait.
D’ailleurs, je n’y retrouvai jamais Franziska.
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier : j’avais acheté son dernier roman, mais je ne l’avais pas encore lu, quand j’appris que l’Académie suédoise venait de lui décerner le prix Nobel. De littérature, je crois.
Je me rappelai aussitôt une vieille photo, datant de mai 68, que j’avais vue dans un livre que je n’aimais pas : un jeune homme en cravate et veste pied-de-poule, qui présente au photographe La place de l’Etoile, dont la couverture est barrée d’un bandeau : Prix Roger Nimier 1968.
Un soir, j’errais dans une petite rue du XVe arrondissement. Une petite rue à l’abri des lumières de Paris, à jamais ignorée des touristes, faite pour des brumes et des frimas d’automne qui tardaient à venir. J’avisai l’entrée d’un hôtel discret, oublié par le temps. Peut-être, en y entrant, y trouverais-je un hall où, assis dans un canapé couvert d’un plaid, un homme de haute taille attendrait quelqu’un, l’air surpris. Je reconnaîtrais le jeune homme de la photo de mai 68, le cheveu plus blanc et plus rare. Peut-être oserais-je le déranger.
« Monsieur Modiano ?
-          Je… Je… Oui. »
Je lui tendrais mon exemplaire de son dernier roman, en n’osant lui demander de le dédicacer.
« Vous êtes monsieur… ? »
Tirant de ma poche un carnet d’adresses, je l’ouvrirais à la lettre L et le lui montrerais :
« Sigvard Lacausse », murmurerait-il.
Stupidement, je marmonnerais des compliments pour son prix Nobel avant d’être interrompu.
« Non… Je ne sais pas pourquoi… »
Après un silence, il reprendrait :
« On m’a dit que les Suédois avaient aussi pensé à Thomas Pynchon et à Milan Kundera. »
Ceux-là, je les avais moi aussi inscrits sur un de mes carnets. Ils ne m’étaient pas inconnus, contrairement à ceux de poètes poldèves ou de grandes consciences guatémaltèques dont le prix Nobel avait l’habitude de nous révéler l’existence. Les Suédois sont parfois facétieux.
Mais je n’entrai pas dans l’hôtel. D’ailleurs, il est fort probable que je n’y aurais vu ni canapé couvert d’un plaid, ni le jeune homme de mai 68, maintenant vieilli. Pour me consoler, je songeai à écrire un médiocre pastiche de Modiano, ne serait-ce que pour lui rendre hommage.
Et si l’Islandais m’avait dit que Franziska ressemblait à un personnage de Pynchon, peut-être aurais-je pu l’imaginer vivant sur une île de la Méditerranée, déguisée en pope ?

samedi 4 octobre 2014

Papas du tout, mamans non plus

Si jamais vous l’ignorez (peut-être habitez-vous à l’étranger), apprenez qu’auront lieu demain dimanche, à Paris et à Bordeaux, deux Manifs pour tous. L’occasion de s’y rendre, bien sûr, mais aussi de se poser quelques questions, jusques et y compris d’ordre esthétique.
Manif pour quoi ?
A quoi bon cette manifestation, diront les moins au fait : la loi sur le mariage dit pour tous est passée, passez donc à autre chose ! Ayons pitié d’eux, et apprenons-leur qu’il s’agit maintenant des choses sérieuses : affirmer un refus clair et sans ambiguïté de donner un quelconque droit en France à l’insémination artificielle pour des couples de femmes et au recours à des mères porteuses pour des couples d’hommes. Autrement dit, à la fabrication d’enfants à la commande, comme s’il s’agissait de biens, et à la location de corps de femmes, comme s’il s’agissait d’outils de production[i].
Oui, nous répondront de plus avisés que les précédents, mais le gouvernement ne semble pas vouloir légaliser ce genre de pratique. Formellement, l’objection n’est pas fausse, mais certaines circulaires tendent à les autoriser de fait, en douce, en reconnaissant au cas par cas le fait accompli.
Ah, mais pardon, insisteront-ils : M. Valls vient de dire qu’il est contre et qu’il s’y opposerait. A cette objection, je répondrai qu’un personnage historique bien connu dans notre pays et par bien des aspects plus mémorable et parfois vénérable que M. Valls déclara en 1958 que, lui vivant, on ne verrait jamais flotter le drapeau du FLN en Algérie[ii]. Cet homme se nommant Charles de Gaulle, on demande à voir en ce qui concerne M. Valls[iii].
Et, pour couper court à toute objection sur l’égalité des droits, ajoutons trois remarques :
Premièrement, il ne s’agit plus de s’opposer à un simulacre dont la portée ne serait que symbolique. Il est réellement question ici de la dignité d’êtres humains.
Deuxièmement, ce n’est pas parce que c’est autorisé dans quelques pays étrangers qu’il faut s’aligner. J’aurais même tendance à penser le contraire : la France pourrait fort bien avoir l’honneur d’être un exemple de résistance aux formes les plus perverses du libéralisme[iv].
Troisièmement, à ceux qui diront que la « PMA » est autorisée pour certains couples hétérosexuels, il est possible de répondre que c’est limité à des cas précis de stérilité. Et – c’est là un avis personnel qui n’engage que moi – que je serais plutôt pour l’interdire, de même que le recours à une mère porteuse, à tout le monde : il arrive qu’une personne ait certaines incapacités. C’est triste, parfois douloureux même, cela mérite beaucoup de délicatesse et de compassion, mais cela ne justifie pas toutes les manipulations.
Je suis donc au regret de dire ceci : le premier qui me parlera d’homophobie à propos de ces manifestations (et à propos de l’opposition à une certaine modernité dont elles ne sont qu’une forme parmi d’autres) se verra gratifié de ma part d’un vigoureux… haussement d’épaules.
Esthétique de la manifestation
Venons-en maintenant à des considérations qui pourraient passer pour futiles et qui ne le sont pourtant pas. je veux parler d’esthétique, de la forme qu’ont prise jusqu’à présent les Manifs pour tous.
Dès le début, j’avoue avoir été gêné, pour ne pas dire crispé, par l’orgie de drapeaux bleus ou roses avec un joli motif (ou logo) représentant une famille idéale (mais sans visage), par la sono « dansante » (à l’aune contemporaine) et par des slogans parfois approximatifs. Sur ce dernier point, les panneaux prévus pour demain semblent marquer une légère amélioration, avec encore quelques à-peu-près regrettables[v]. Pour le reste, nous verrons bien sur place.
Pourquoi cet agacement ? Il y a, certes, une affaire de goût. Le rose bonbon et le boum-boum amplifié, le cucul et le festif, très peu pour moi, merci[vi]. Quant à brailler des slogans au milieu d’une foule… Mais il y a autre chose : je ne vais pas à ces manifestations pour faire la fête (non que cela ne m’amuse pas un peu), mais pour participer à une protestation contre des projets qui me semblent néfastes. Contre le mariage dit pour tous, on en était encore au niveau de la blague, absurde ou vaudevillesque, comme on voudra. Tandis que maintenant, c’est du sérieux. L’allure des manifestations devrait le refléter : un peu moins de bruit, quelques banderoles ici et là, et des distributions de tracts[vii] aux passants le long du cortège, cela pourrait être fort digne.
Je crois deviner ce que cachent tous ces trililis : la peur de ne pas avoir l’air moderne. Un défilé plus austère risquerait de faire passer les manifestants pour d’affreux réacs. Eh bien, l’hostilité d’une bonne partie de la presse, des politiciens et des pipôles (un peu le même monde, tout cela) est telle que le mal est déjà fait. Disons donc aux organisateurs : n’ayez pas peur de passer pour des réacs. Que vous le soyez ou non, qu’importe ? Soyez libres, et soucieux de votre cause et de sa défense pacifique, plutôt que de votre image. Et ne risquez pas de lasser certaines bonnes volontés, ce qui serait dommage[viii].
Une dernière chose : tout le matériel utilisé pour ces manifestations coûte de l’argent. J’ignore combien, mais cela compte quand on entend aussi – fort à propos – protester contre l’assèchement progressif de l’aide aux familles, notamment les plus pauvres ou les plus nombreuses.
Mais qu’importe : j’irai quand même manifester demain. L’enjeu dépasse mes goûts et mes réserves.




[i] Rappelons à ce sujet ce qu’avait déclaré Pierre Bergé en 2012, en défendant le mariage dit pour tous : « Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l'adoption. Moi je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ? C'est faire un distinguo qui est choquant. » Dont acte : pour M. Bergé, un ouvrier, c’est une paire de bras, et une paire de bras, ça se loue. Autrement dit, c’est un outil de production. Pareil pour une femme. Peut-être cela devrait-il nous faire réfléchir aussi sur le travail salarié…
[ii] Ne vous méprenez pas : il ne s’agit pas de faire ici sa petite poussée de nostalgie Algérie française, mais d’exposer un exemple.
[iii] Nous verrons bien l’écart entre selon les organisateurs et selon la police
[iv] Eh oui ! La mission de la France : pays des droits de l’homme ou fille aînée de l’Eglise, il y a en l’occurrence de la place pour tout le monde.
[v] Je vous laisse vous faire votre idée ici.
[vi] Petite note personnelle : je connais des gens qui prétendent que je suis né vêtu de tweed, d’autres que j’étais coiffé avec la nuque bien dégagée et la raie sur le côté dès la naissance. C’est très exagéré.
[vii] Les tracts devant contenir plutôt des explications que des slogans ou quelques formules « choc » : il s’agit de parler à des adultes.
[viii] Voir ici un propos intéressant (quoique je n’en partage pas toutes les conclusions) dans le blog de Fikmonskov.