samedi 27 septembre 2014

Les papiers d’identité de Curzio Malaparte

Comment ? Alors que les barbares nous menacent, que c’est la guerre un peu partout, est-il décemment possible de s’offrir le luxe de parler de rééditions d’un écrivain italien mort en 1957 ? Oui, bien sûr, ne serait-ce que pour demeurer civilisé. D’ailleurs, trois récentes parutions fourniront des réflexions, parfois confuses, mais souvent intéressantes et toujours élégantes, par exemple sur la notion d’identité nationale (après tout, l’actualité s’y prête, après un référendum manqué en Ecosse).
Ces chers Italiens
Se savoir, se sentir, se vouloir Italien, et plus précisément Toscan, voilà qui était sans doute un point d’honneur pour Kurt Suckert, natif de Prato. Mais qu’est-ce qu’un Italien ? La question travailla Curzio Malaparte jusqu’à sa mort, alors qu’après avoir publié Ces maudits Toscans il était en train d’écrire Ces chers Italiens, dont les Belles Lettres ont eu la bonne idée de faire paraître une traduction cette année (ce sont des fragments rassemblés dans un ordre supposé, suivis de brefs textes présentant un rapport avec la question de l’identité italienne).
Le lecteur ne trouvera nulle réponse convaincante dans ce court livre. Ces chers Italiens commence par une défense des Italiens contre des préjugés venus d’Europe du Nord : sales, bruyants, malhonnêtes, superficiels, immoraux… A en croire Malaparte, ces préjugés, volontiers méprisants, cacheraient l’envie à l’égard d’un peuple qui goûta bien avant d’autres en Europe au raffinement et à la beauté. La beauté, le charme : l’attrait qu’ils exercent sur les Italiens, leur primauté seraient selon lui les clefs qui permettraient de les comprendre.
Pourquoi pas ? Mais de quels Italiens s’agit-il, au juste ? Des Romains, des Napolitains, des Lombards, des Toscans, des Vénitiens, des Ligures, ou même des Piémontais ?
De clichés de toutes sortes sur ces diverses populations sont passés en revue, souvent pour être joliment moqués. Ou magnifiés parfois, élevés jusqu’au grand art, comme c’est le cas dans le chapitre consacré aux Ligures, en particulier aux Génois : là, Malaparte pousse la caricature jusqu’à des proportions délirantes, sans toutefois hausser le ton, nous décrivant tranquillement un peuple dont l’avarice et la méfiance atteignent des hauteurs fantastiques, au point que Gênes pourrait passer pour un pays imaginaire et absurde jusqu’à la poésie.
Plus loin, Malaparte écrit au début d’un chapitre : « Je ne sais si les Italiens, ce qu’on appelle les Italiens, existent. » Ce qui lui permet d’opposer les peuples d’Italie à la notion floue d’Italiens. Et ces Italiens-là seraient de haïssables parasites présents depuis l’antiquité, qui n’ont rien à voir avec les Romains, les Lombards, les Toscans, les Napolitains… Ce chapitre finit par : « Les Italiens existent, il suffit d’un regard pour les reconnaître. » Quels Italiens ? Ce peuple gouverné par la beauté dont il est question au début mais qui en fait n’existe pas, ou ces Italiotes qui grouillent depuis toujours autour des Romains, Toscans, Lombards, Ligures… ? Et, du reste, de quel regard suffit-il ?
Pas de réponse, à proprement parler. Mais il demeure après la lecture de Ces chers Italiens, petit livre inachevé, un charme peut-être assez… italien. Il faut sans doute y chercher la beauté plutôt que la vérité.
Italie barbare
Les bizarreries, assez frustrantes, de l’identité italienne, de l’aveu de Malaparte dans Ces chers Italiens, l’ont tourmenté pendant près de trente ans… Et justement, environ trente ans plus tôt, en 1925, il s’y attaquait déjà, dans Italie barbare.
On y trouve déjà cet éternel Italiote, mais cette fois sous la forme d’un Italien de synthèse fabriqué par les politiciens du Risorgimento (pas si lointain que cela en 1925 ; la bizarrerie de l’identité italienne tient peut-être au caractère récent de son unité, laquelle pouvait encore alors paraître de façade ; et maintenant ?) : « La grande famille de nos concitoyens dont Massimo D’Azeglio disait que "l’Italie faite, il fallait faire les Italiens" ».
Mais ici, on retient peu de choses d’un jeune Malaparte qui cherche sa place, au bon comme au mauvais sens du terme : à quoi suis-je bon, qui suis-je (et qui sommes-nous), quelles sont mes idées ; mais aussi : comment me hausser un peu du col au milieu de diverses tendances du fascisme (du Strapaese, rural et traditionaliste, au Stracittà, urbain et moderniste). On se doute bien que « Curzio Succherzi »[i] n’allait pas trouver comme ça la réponse à toutes ces questions… Avant de se brouiller progressivement avec les fascistes.
Journal d’un étranger à Paris
Les liens de Malaparte avec le fascisme, voilà un reproche qui lui reviendra en pleine face lors d’un séjour à Paris, en 1947-48. Reproche qui le blessera quelque peu, à en croire son Journal d’un étranger à Paris, qui couvre cette période et qui vient d’être réédité dans La petite vermillon. Car après tout, ces liens ne furent pas sans orages ni sans séjours en prison, et le choix de Malaparte put être définitif… en 1943[ii].
Dans le Journal d’un étranger à Paris, le lecteur découvrira un fort beau carnet d’adresse, tant dans le grand monde que chez les écrivains et intellectuels de tout poil. Malaparte y croise de vieilles pointures, comme un Mauriac qui le prend d’assez haut, ou de jeunes inconnus, comme un Nimier qui l’enthousiasme par son intelligence, et dont il note en février 1948 qu’il a « déjà dépassé la rhétorique de la résistance et de la collaboration », impression ou intuition fort juste si l’on pense au Grand d’Espagne, qui paraîtra en 1950. Cette rhétorique semble empuantir le monde intellectuel, littéraire ou politique français selon Malaparte, au point de l’empêcher de penser. Ce qui ne le dispense pas, lui, de noter dès qu’il y pense qu’il est un résistant, un vrai, qui a lutté contre le fascisme, alors que bien des Français qu’il rencontre lui reprochent d’avoir été le contraire. Bien entendu, tout cela est à la fois vrai et faux. On n’est pas chez Malaparte pour rien, quand même.
Outre ce reflet des obsessions de Malaparte (accompagnées d’impressions intéressantes d’un étranger[iii] sur l’esprit de Paris en 1947-48), le lecteur découvrira dans ce Journal quelques passages écrits directement en français, et sera frappé par leur ressemblance avec la traduction de l’italien : le style est le même (à quelques maladresses près). Il est sans doute des langues – et des styles – qui se prêtent miraculeusement à une traduction quasi transparente. Il y découvrira aussi quelques anecdotes typiquement malapartiennes, mêlant l’héroïsme, le grotesque (avec un plaisir peut-être coupable), et une compassion qui finit toujours par affleurer – l’une de ces anecdotes fournira un petit supplément à Kaputt, dont la parution était alors toute récente, en particulier dans sa traduction française.
Et l’identité de Malaparte ? Eh bien, elle demeure trouble, complexe, fuyante même. Un vrai Italien, en somme. Il existe un portrait de Malaparte par Robert Doisneau, pris à Paris à l’époque du Journal. Assis à un bureau, entouré de papiers, il est vêtu d’une chemise sombre sous un veston ; les tissus sont confortables, la coupe ample, la décontraction et l’élégance toutes italiennes. Un loup de carnaval lui couvre le visage[iv].




[i] Sobriquet dû à l’écrivain Antonio Baldini (1889-1962), comme on l’apprend dans un utile appareil de notes donné avec la traduction parue aux éditions Quai Voltaire. Utile car ce livre est en fait difficile à suivre quand on ne connaît pas bien les détails ni tous les noms de l’histoire italienne des années 1920 ; cette difficulté est sans doute sa faiblesse.
[ii] Soyons juste : en 1940, Le soleil est aveugle n’a pas dû être accueilli avec enthousiasme par les autorités.
[iii] Un peu français aussi, s’étant engagé dans la Légion étrangère en 1914, âgé de seulement seize ans.
[iv] Ce portrait est reproduit dans le fort beau Pour Malaparte de Bruno Tessarech, paru chez Buchet-Chastel en 2007.

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