L’idolâtrie du monde
moderne pour la vitesse est un phénomène qui a été décrit au moins cent fois –
et par des esprits plus brillants que moi. Soit, mais quid de la post-modernité ?
Comme nous semblons être entrés dans cet âge qui pourrait bien être la
modernité au carré, nous voilà sommés d’adorer non plus la vitesse, mais l’accélération.
Point ne suffit d’aller vite : il faut aller plus vite aujourd’hui qu’hier,
de façon spectaculaire si possible, et en jetant déjà sur ce pauvre hier
(pourtant alors si grisant, vous rappelez-vous ?) un regard empli de
condescendance.
A table… ou pas
Un exemple de la modernité
au carré, en apparence anodin, pourra nous guider : on apprend (ici
dans le Monde, là sur le blogue de P.
de Plunkett) qu’une entreprise américaine a mis sur le marché un robot
confectionnant des hamburgers, destiné à remplacer les employés d’une chaîne de
restauration rapide bien connue. Déjà que ce genre de plat (si j’ose dire)
était destiné à bourrer les estomacs en vitesse, voilà que l’accélération gagne
maintenant sa préparation. Les hommes ne peuvent accélérer ?
Remplaçons-les par des machines ! Rapides, miniaturisées, en un mot
fascinantes ! Et de plus, les machines font rarement grève et ne demandent
jamais d’augmentation de salaire (encore qu’il suffise d’un fournisseur
récalcitrant pour changer une pièce ou d’une augmentation du prix des rechanges
pour forcer la main à l’utilisateur…).
Bien entendu, la chose n’est pas encore parfaite :
les clients peuvent exprimer des choix imprévisibles, risquant de perturber l’ordonnancement
et donc la productivité de la préparation de ces délicats mets. Peut-être
faudrait-il étudier des machines pour remplacer les consommateurs de hamburgers ?
Ces machines auraient en effet l’avantage d’avoir des appétits programmables.
L’article du Monde
semble nous inviter à nous extasier devant ce petit miracle technique, permis
par une entreprise jeune et dynamique, ainsi que par les jeunes et géniaux
ingénieurs qu’elle emploie. Pas si vite : les journalistes connaissent-ils
quelque chose aux entreprises modernes ? Les géniaux ingénieurs, c’est un
peu dépassé : il y a cent ans, le taylorisme transforma les ouvriers en manœuvres
puis en servants de machines ; le servant de machine s’étant depuis effacé
derrière la machine seule, l’appétit de standardisation s’est reporté sur les
cadres, en particulier sur les ingénieurs, devenus à leur tour les servants d’un
système fait de méthodologies et de procédures leur évitant de perdre trop de
temps à réfléchir. A se demander s’ils ne pourront bientôt être remplacés
avantageusement par des ordinateurs…
Nous aurons bientôt dépassé, si nous n’y prenons
garde, la limite constatée avec un soulagement provisoire par le narrateur d’un
roman d’Ernst Jünger, Abeilles de verre :
« Le fait
est qu’il n’existait pas encore de robots à fabriquer des robots. C’eût été la
pierre philosophale, la quadrature du cercle »
Il est vrai que ce roman date des années 1950 :
nous avons fait du chemin depuis. Nous risquons maintenant de n’être plus que
des prétextes pour un système en fait autosuffisant, si ce n’est déjà fait.
Justice sociale
Quitte à enchaîner des citations, en voici encore
une, de Bernanos cette fois (dans L’esprit
européen et le monde des machines) :
« Je vois
se construire un monde où ce n’est pas assez dire, hélas ! que l’homme n’y
pourra vivre ; il y pourra vivre mais à la condition d’être de moins en
moins homme. »
Mais revenons à notre hamburger mécatronique. Il se
trouvera toujours quelques esprits ravis pour nous expliquer que ce genre d’innovation
a du bon en matière sociale, en évitant aux hommes des tâches dures et sans
intérêt, etc., etc.. Ils utiliseront pour justifier leur ravissement divers
modèles économiques et politiques, comme…
Le modèle
libéral : pour assurer un
marché prévisible, donc, on fabriquera les machines à manger les hamburgers,
machines que l’on pourra par exemple nommer poubelles.
Ces dernières machines permettraient de développer un marché du ramassage des déchets, fort
juteux ainsi que tous les maillons de la chaîne et riche en inspiration pour
les inventeurs de robots. Seul inconvénient : il y aura beaucoup de
chômeurs ; eh bien, mes amis, ils n’auront qu’à s’adapter au marché du
travail en se formant aux métiers des nouvelles technologies ! Mus par de
grands principes humanistes, certains préfèreront…
Le modèle
social-libéral : avant d’alimenter
directement les poubelles, les chômeurs pourront manger les hamburgers, en les
payant avec les indemnités que leur versera l’Etat. Les poubelles seraient
alimentées ensuite par les vomissements desdits chômeurs. Ainsi, chaque étape
sera conservée, les profits pleuvront toujours, et chacun aura bonne conscience.
Naturellement, il y aura des grincheux (que voulez-vous, il y en a toujours) :
les bénéficiaires des abondants profits, qui s’estimeront accablés par les
impôts avec lesquels on indemnisera les chômeurs (tous des flemmards
subventionnés), bien sûr, mais aussi des indignés, qui préféreront…
Le modèle
socialiste véritable de gauche de gauche : ici, plus de chômeurs ; ils seront tous employés dans la
grande chaîne économique du modèle libéral, préalablement nationalisée. Ils travailleront
à raison de trois personnes par bouton à pousser ou par manette à tirer. Les hamburgers
alimentant à nouveau directement les poubelles, ils se nourriront en achetant
des denrées de prix et de qualité diverse au marché noir. Les autorités le
sauront bien, mais le cacheront, soucieuses de montrer au monde que leur modèle
fonctionne aussi bien que le modèle libéral, et d’une manière plus équitable.
Il existe des rêveurs pour croire que de tels
modèles nous amèneraient un grand bonheur, une grande justice. Mais je les
défie d’avoir le culot de nommer cela une société. Au fond, leur justice
pourrait plutôt être évaluée selon le degré d’indulgence d’un monde mécanisé
envers ses esclaves. Pour les éclairer, citons encore Bernanos, toujours dans
le même texte que plus haut :
« Avant d’oser
parler de justice sociale, commencez donc par refaire une société, imbéciles ! »
Sic transit gloria
mundi - celerior
Toujours à propos de ces hamburgers, reconnaissons
que le hamburger est une chose molle, sans grande consistance, idéale pour la
mastication par des sans-dents, façon
de désigner les pauvres que Mme Trierweiler attribue à son ancien amant, un certain
M. Hollande. Soyons juste : si cette façon de parler est avérée, elle est
odieuse (et M. Hollande n’a en outre aucun style) ; si elle est inventée,
le coup est bas, et c’est Mme Trierweiler qui écrit comme ses pieds[i].
Quoi qu’il en soit, reconnaissons que M. Hollande
est emporté en ce moment par un mouvement typiquement post-moderne : les
avanies se succèdent pour lui à un rythme accélérant sans cesse : toujours
plus impopulaire, toujours plus ridiculisé, de plus en plus souvent ; de
plus en plus d’affaires pitoyables (plus que scandaleuses), obligeant des
ministricules à disparaître à peine installés à leurs postes, avant même que l’on
ait eu le temps de retenir leurs noms.
Certes, ces exemples sont dérisoires. Ils ne sont
que l’écume de mouvements plus profonds, parfois aussi affolants, que nous ne
percevons que confusément. On est facilement tenté par trois manières erronées
de juger l’accélération permanente du monde post-moderne.
Les optimistes, enivrés par ce courant, nous diront
que les dégâts causés ne sont que quelques légers inconvénients dont il faut
bien s’accommoder : après tout, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs,
ma bonne dame.
Les blasés nous expliqueront qu’il n’y a rien de
nouveau sous le soleil : nous tournons en rond depuis toujours ;
seulement, nous tournons de plus en plus vite, voilà tout.
Les pessimistes, quant à eux, nous diront que nous n’assistons
plus à un mouvement (et que nous n’y participons pas non plus), mais que nous
sommes entraînés dans ce qui ne saurait plus être nommé une chute, ni même une
dégringolade, mais une vidange : la fin est proche, nous courons à l’anéantissement.
Il m’arrive, je l’avoue, d’être tenté par le
pessimisme. Je ne dois pas être le seul. Mais, en tâchant d’être un peu lucide,
disons que nous risquons fort de courir à une catastrophe dont nous ignorons
les modalités précises. Nous aurons de dures épreuves à subir, si elles n’ont
pas déjà commencé. Libre à nous de trouver ce que nous devrons construire une
fois les décombres déblayés. Ou de faire en sorte que les épreuves ne soient
pas trop pénibles.
[i] Constatons
que nous nageons dans le déchet : une femme répudiée comme un vieux
chiffon se venge par la publication d’un livre qui finira assez vite à la
poubelle ; quant à l’homme peu galant dont elle se venge, il sera
vraisemblablement oublié en quelques lustres, pour notre bonheur et le sien.
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