samedi 27 septembre 2014

Les papiers d’identité de Curzio Malaparte

Comment ? Alors que les barbares nous menacent, que c’est la guerre un peu partout, est-il décemment possible de s’offrir le luxe de parler de rééditions d’un écrivain italien mort en 1957 ? Oui, bien sûr, ne serait-ce que pour demeurer civilisé. D’ailleurs, trois récentes parutions fourniront des réflexions, parfois confuses, mais souvent intéressantes et toujours élégantes, par exemple sur la notion d’identité nationale (après tout, l’actualité s’y prête, après un référendum manqué en Ecosse).
Ces chers Italiens
Se savoir, se sentir, se vouloir Italien, et plus précisément Toscan, voilà qui était sans doute un point d’honneur pour Kurt Suckert, natif de Prato. Mais qu’est-ce qu’un Italien ? La question travailla Curzio Malaparte jusqu’à sa mort, alors qu’après avoir publié Ces maudits Toscans il était en train d’écrire Ces chers Italiens, dont les Belles Lettres ont eu la bonne idée de faire paraître une traduction cette année (ce sont des fragments rassemblés dans un ordre supposé, suivis de brefs textes présentant un rapport avec la question de l’identité italienne).
Le lecteur ne trouvera nulle réponse convaincante dans ce court livre. Ces chers Italiens commence par une défense des Italiens contre des préjugés venus d’Europe du Nord : sales, bruyants, malhonnêtes, superficiels, immoraux… A en croire Malaparte, ces préjugés, volontiers méprisants, cacheraient l’envie à l’égard d’un peuple qui goûta bien avant d’autres en Europe au raffinement et à la beauté. La beauté, le charme : l’attrait qu’ils exercent sur les Italiens, leur primauté seraient selon lui les clefs qui permettraient de les comprendre.
Pourquoi pas ? Mais de quels Italiens s’agit-il, au juste ? Des Romains, des Napolitains, des Lombards, des Toscans, des Vénitiens, des Ligures, ou même des Piémontais ?
De clichés de toutes sortes sur ces diverses populations sont passés en revue, souvent pour être joliment moqués. Ou magnifiés parfois, élevés jusqu’au grand art, comme c’est le cas dans le chapitre consacré aux Ligures, en particulier aux Génois : là, Malaparte pousse la caricature jusqu’à des proportions délirantes, sans toutefois hausser le ton, nous décrivant tranquillement un peuple dont l’avarice et la méfiance atteignent des hauteurs fantastiques, au point que Gênes pourrait passer pour un pays imaginaire et absurde jusqu’à la poésie.
Plus loin, Malaparte écrit au début d’un chapitre : « Je ne sais si les Italiens, ce qu’on appelle les Italiens, existent. » Ce qui lui permet d’opposer les peuples d’Italie à la notion floue d’Italiens. Et ces Italiens-là seraient de haïssables parasites présents depuis l’antiquité, qui n’ont rien à voir avec les Romains, les Lombards, les Toscans, les Napolitains… Ce chapitre finit par : « Les Italiens existent, il suffit d’un regard pour les reconnaître. » Quels Italiens ? Ce peuple gouverné par la beauté dont il est question au début mais qui en fait n’existe pas, ou ces Italiotes qui grouillent depuis toujours autour des Romains, Toscans, Lombards, Ligures… ? Et, du reste, de quel regard suffit-il ?
Pas de réponse, à proprement parler. Mais il demeure après la lecture de Ces chers Italiens, petit livre inachevé, un charme peut-être assez… italien. Il faut sans doute y chercher la beauté plutôt que la vérité.
Italie barbare
Les bizarreries, assez frustrantes, de l’identité italienne, de l’aveu de Malaparte dans Ces chers Italiens, l’ont tourmenté pendant près de trente ans… Et justement, environ trente ans plus tôt, en 1925, il s’y attaquait déjà, dans Italie barbare.
On y trouve déjà cet éternel Italiote, mais cette fois sous la forme d’un Italien de synthèse fabriqué par les politiciens du Risorgimento (pas si lointain que cela en 1925 ; la bizarrerie de l’identité italienne tient peut-être au caractère récent de son unité, laquelle pouvait encore alors paraître de façade ; et maintenant ?) : « La grande famille de nos concitoyens dont Massimo D’Azeglio disait que "l’Italie faite, il fallait faire les Italiens" ».
Mais ici, on retient peu de choses d’un jeune Malaparte qui cherche sa place, au bon comme au mauvais sens du terme : à quoi suis-je bon, qui suis-je (et qui sommes-nous), quelles sont mes idées ; mais aussi : comment me hausser un peu du col au milieu de diverses tendances du fascisme (du Strapaese, rural et traditionaliste, au Stracittà, urbain et moderniste). On se doute bien que « Curzio Succherzi »[i] n’allait pas trouver comme ça la réponse à toutes ces questions… Avant de se brouiller progressivement avec les fascistes.
Journal d’un étranger à Paris
Les liens de Malaparte avec le fascisme, voilà un reproche qui lui reviendra en pleine face lors d’un séjour à Paris, en 1947-48. Reproche qui le blessera quelque peu, à en croire son Journal d’un étranger à Paris, qui couvre cette période et qui vient d’être réédité dans La petite vermillon. Car après tout, ces liens ne furent pas sans orages ni sans séjours en prison, et le choix de Malaparte put être définitif… en 1943[ii].
Dans le Journal d’un étranger à Paris, le lecteur découvrira un fort beau carnet d’adresse, tant dans le grand monde que chez les écrivains et intellectuels de tout poil. Malaparte y croise de vieilles pointures, comme un Mauriac qui le prend d’assez haut, ou de jeunes inconnus, comme un Nimier qui l’enthousiasme par son intelligence, et dont il note en février 1948 qu’il a « déjà dépassé la rhétorique de la résistance et de la collaboration », impression ou intuition fort juste si l’on pense au Grand d’Espagne, qui paraîtra en 1950. Cette rhétorique semble empuantir le monde intellectuel, littéraire ou politique français selon Malaparte, au point de l’empêcher de penser. Ce qui ne le dispense pas, lui, de noter dès qu’il y pense qu’il est un résistant, un vrai, qui a lutté contre le fascisme, alors que bien des Français qu’il rencontre lui reprochent d’avoir été le contraire. Bien entendu, tout cela est à la fois vrai et faux. On n’est pas chez Malaparte pour rien, quand même.
Outre ce reflet des obsessions de Malaparte (accompagnées d’impressions intéressantes d’un étranger[iii] sur l’esprit de Paris en 1947-48), le lecteur découvrira dans ce Journal quelques passages écrits directement en français, et sera frappé par leur ressemblance avec la traduction de l’italien : le style est le même (à quelques maladresses près). Il est sans doute des langues – et des styles – qui se prêtent miraculeusement à une traduction quasi transparente. Il y découvrira aussi quelques anecdotes typiquement malapartiennes, mêlant l’héroïsme, le grotesque (avec un plaisir peut-être coupable), et une compassion qui finit toujours par affleurer – l’une de ces anecdotes fournira un petit supplément à Kaputt, dont la parution était alors toute récente, en particulier dans sa traduction française.
Et l’identité de Malaparte ? Eh bien, elle demeure trouble, complexe, fuyante même. Un vrai Italien, en somme. Il existe un portrait de Malaparte par Robert Doisneau, pris à Paris à l’époque du Journal. Assis à un bureau, entouré de papiers, il est vêtu d’une chemise sombre sous un veston ; les tissus sont confortables, la coupe ample, la décontraction et l’élégance toutes italiennes. Un loup de carnaval lui couvre le visage[iv].




[i] Sobriquet dû à l’écrivain Antonio Baldini (1889-1962), comme on l’apprend dans un utile appareil de notes donné avec la traduction parue aux éditions Quai Voltaire. Utile car ce livre est en fait difficile à suivre quand on ne connaît pas bien les détails ni tous les noms de l’histoire italienne des années 1920 ; cette difficulté est sans doute sa faiblesse.
[ii] Soyons juste : en 1940, Le soleil est aveugle n’a pas dû être accueilli avec enthousiasme par les autorités.
[iii] Un peu français aussi, s’étant engagé dans la Légion étrangère en 1914, âgé de seulement seize ans.
[iv] Ce portrait est reproduit dans le fort beau Pour Malaparte de Bruno Tessarech, paru chez Buchet-Chastel en 2007.

samedi 20 septembre 2014

L’éternel retour

Reconnaissons – sans vouloir jouer les blasés – que certains jours poussent à croire que nous tournons en rond.
L’Eglise et les tribunaux
Il y a dix jours ont eu lieu deux procès, fort différents, qui avaient un rapport avec l’Eglise catholique : d’une part, à Paris, celui des Femen qui, en février 2013, avaient fait irruption à Notre-Dame de Paris pour se livrer à leurs traditionnelles manifestations d’hystérie (tapage, exhibitionnisme, violence, slogans débiles en anglais d’aéroport, vandalisme…) ; d’autre part, à Saint-Etienne, celui du père Riffard, lequel était poursuivi pour avoir hébergé des immigrés clandestins. Les susnommées Femen risquaient chacune une amende de 1500 euros, tandis que le père Riffard risquait, lui, une amende de 12000 euros !!![i]
Dans les deux cas, il y eut relaxe. C’est désolant pour ce qui est de Femen (d’autant plus que ce sont les gardiens de la cathédrale qui ont écopé d’amendes avec sursis pour de supposées brutalités) et réjouissant en ce qui concerne le père Riffard.
Pas si vite ! Le parquet a fait appel dans les deux cas : saluons donc le parquet de Paris, beaucoup moins celui de Saint-Etienne[ii].
Dans une telle ambiance, le premier réflexe d’un brave paroissien moyen comme moi est de s’indigner : c’est un scandale, on en veut à l’Eglise catholique, on passe tout à des personnes qui manifestent leur haine avec violence (et en commettant des actes manifestement illégaux[iii]) et on réprime des actes de charité.
Oui, mais n’est-il pas écrit qu’ils sont heureux, ceux qui, parce qu’ils proclament la Bonne Nouvelle, ont à endurer moqueries et insultes ?
Oui, mais c’est quand même scandaleux.
Oui, mais ne sont-ils pas…
… Je ne sors pas de ce dilemme.
Qui n’en est pas un : j’ai comme l’idée que les deux termes sont justes. Ajoutons que nous ne sommes pas persécutés en France aujourd’hui comme d’autres le sont ailleurs en ce moment[iv]. Les scandales dont il est question ici, tout réels qu’ils sont, peuvent donc être endurés sans que d’immenses efforts soient nécessaires.
Mysticisme sarkozique
On est d’humeur mystique, à l’UMP, par les temps qui courent : la prophétie du retour imminent de M. Sarkozy pour venir enfin sauver la France éternelle, unique objet de ses soins et de ses pensées, se fait entendre à nouveau. Bon, c’est devenu une habitude chez ces gens : depuis bientôt deux ans et demi, il ne se passe pas trois semaines sans que les amis de M. Sarkozy annoncent que les temps sont proches[v]. Apparemment, il y a des durs d’oreille à l’UMP qui, lorsqu’ils entendent le nom Sarkozy, croient entendre Parousie. C’est une confusion embarrassante. Quelqu’un pour leur crier qu’ils se trompent ?
Je pense en particulier à un certain nombre de personnes qui se sont donné la peine de manifester contre le « mariage » dit pour tous et qui pourraient penser qu’un retour de M. Sarkozy au pouvoir enrayerait la mécanique qu’ils combattent ou ont combattue fort à propos. Le bruit a couru ces derniers jours que M. Sarkozy, en privé, aurait qualifié la Manif Pour Tous de « fascisme en loden ». L’intéressé a aussitôt opposé un démenti en prêtant cette expression à M. Jacques Attali et en précisant qu’il l’aurait citée pour montrer à ses interlocuteurs de quel mépris est capable ce dernier envers de si nombreux manifestants.
Je veux bien, mais premièrement les propos de M. Attali ne sont pas toujours de M. Attali : qui sait où il sera allé chercher une pareille expression ? Deuxièmement, si M. Attali est un être assez odieux pour mépriser un million de manifestants, M. Sarkozy, dans son immense sagacité, eût pu le pressentir au moment de le nommer, alors qu’il était président de la République, à la tête de je ne sais plus quel comité Théodule chargé de « libérer la croissance ».
Au fond, M. Sarkozy a un esprit moderne, très moderne, post-moderne même : il est la source d’un flux continu de news (on ne peut même plus parler d’information à ce train) qui se déversent sans souci de cohérence, celles du jour étant censées faire oublier celles de la veille. Il faudrait quand même se rappeler que l’homme qui se présentait en 2007 comme le candidat de la rupture était alors ministre depuis 2002 sans discontinuer… Et qu’entre 2007 et 2012, emporté par l’élan d’une campagne permanente, il avait toujours l’air de nous dire : attendez un peu que je sois enfin au pouvoir, vous allez voir ce que vous allez voir… alors qu’il y était, le sémillant jocrisse !
Du reste, peu me chaut que ces propos méprisants[vi] émanent de M. Sarkozy ou de M. Attali. Entre l’opportunisme en Rolex du premier (vaguement de droite pour faire homme), le modernisme technolâtre de bonne coupe du second (vaguement de gauche pour faire humain) et le « fascisme en loden », eh bien, je préfère encore le « fascisme en loden », bien que ne me sentant pas fasciste pour un sou. L’insulte me va au teint, je l’encaisse sereinement. Sans la moindre envie de retourner mon loden, qui est d’une étoffe bien trop épaisse.


[i] Le parallèle a été fait par d’autres, avant moi, ici par exemple.
[ii] Quoi qu’on pense des flux migratoires, un immigré, même clandestin, est un homme ; et s’il est près de moi, eh bien c’est mon prochain. Le comportement du père Riffard est, dans un contexte chrétien, tout à fait juste. Et même vertueux. Un point, c’est tout.
[iii] Il sera tentant de comparer le traitement fait à ces Femen-là avec celui d’une de leurs petites camarades, qui devrait bientôt comparaître pour avoir démoli une statue de cire de M. Poutine au musée Grévin : nous verrons bien si, à Paris en 2014, il est plus ou moins grave de s’attaquer à une cathédrale qu’à un musée de cire, autrement dit lequel de ces lieux est plus sacré que l’autre. D’ailleurs, ne faudrait-il pas enfermer à vie les Femen au musée Grévin pour ne plus avoir à en parler ? Cela aussi est assez tentant, d’autant que je ne me rends jamais dans ce musée (cela posé sans aucun mépris pour le métier qui consiste à confectionner des statues de cire ; un tel métier est certainement délicat et difficile, ce qui mérite un certain respect).
[iv] En Irak, par exemple : une pensée pour nos frères chrétiens persécutés, et aussi pour leurs compatriotes yézidis...
[v] Cette traversée du désert richement documentée, je ne sais pourquoi, me rappelle François Mitterrand, pénétrant au Panthéon, en 1981 : l’homme s’avance, une rose à la main, seul au milieu des grands hommes… seul avec une équipe de télévision, quand même !
[vi] Et dénués de sens : il est toujours plus facile de coller à un mouvement une étiquette infamante que d’essayer de le comprendre lorsque l’on ne sait trop comment le récupérer (dans le cas de la droite décomplexée du genre Sarkozy) ou que l’on ne trouve pas d’argument rationnel à lui opposer (dans le cas de la gauche moderne du genre Attali). C’est à peu près aussi ridicule que lorsque l’on entend des libéraux traiter le pape François de vilain marxiste et tout et tout.

samedi 13 septembre 2014

Ce sont des choses qui arrivent

Non, point n’est question aujourd’hui de vous livrer un intermède loufoque ou réaliste[i] de plus. Ce sont des choses qui arrivent est le titre du deuxième roman de Pauline Dreyfus, qui vient de paraître aux éditions Grasset. Titre bien choisi, pour ce que ce roman a de réussi, mais aussi, et trop souvent hélas, de manqué.
Un penchant pour le trouble
Mêler les grandeurs et les petitesses – les lâchetés même – de ses personnages en choisissant de les faire évoluer dans des milieux et des époques qui s’y prêtent, voilà un plaisir qui ne doit pas être étranger à Pauline Dreyfus. Elle l’avait fait avec talent en 2012 dans Immortel, enfin, où en quelques scènes s’étalant sur quelques mois nous était évoquée l’élection de Paul Morand à l’Académie française : grande littérature, élégance, mais aussi mondanités, vanité, intrigues et renvois vichyssois, tout contribuait à faire émaner un parfum mêlant avec succès la sympathie, l’admiration et la moquerie – souvent réprobatrice – envers un Paul Morand déjà finissant.
Le milieu où évolue Natalie de Sorrente, héroïne[ii] de Ce sont des choses qui arrivent, n’est pas bien éloigné de celui dépeint dans Immortel, enfin : le monde, le beau, le grand monde où apparaissent artistes, écrivains, diplomates, aristocrates de plus ou moins vieille souche (et au blason plus ou moins redoré, ici et là, par quelques Américaines dont on disait en leur temps qu’elles étaient belles vues de dot), grands bourgeois… On y croise d’ailleurs le souvenir d’un Paul Morand possédant une maîtresse en coup de vent[iii]
La peinture de ce monde s’ouvre sur un tableau brillant : un enterrement très parisien, un jour glacial de février 1945, vu par l’œil professionnel d’un ordonnateur de pompes funèbres employé par une des meilleures maisons dans ce domaine ; le coup d’œil est vif et impitoyable, la phrase brève ; le moment est solennel et propice à la plus cruelle satire. En résumé, une belle entrée en matière.
Malheureusement, les choses se gâtent ensuite.
Raideurs
Ensuite ? Eh bien, si la satire continue, le drame y fait peu à peu son entrée, avant d’occuper presque toute la place. Rien à redire à cette évolution, puisque telle est l’histoire que Pauline Dreyfus entend nous conter.
Nous voilà donc transportés entre Cannes et Paris, de 1939 à 1945. Comme on l’a entrevu plus haut, quelques figures réelles sont convoquées, comme pour donner une assise au monde ici dépeint. Rien à redire ici non plus quant au principe, mais cela tourne au name-dropping, et nous assistons à un spectacle qui, plutôt que le métro aux heures de pointe, ressemblerait au foyer de l’opéra un soir de générale : tout le monde est là, de Jean Cocteau à Nancy Mitford, en passant par Reynaldo Hahn, Marie-Laure de Noailles, Serge Lifar ou « le charmant Jünger[iv] ». Encore une fois, le procédé n’a rien de condamnable en soi, mais à condition de ne pas en abuser : faut-il que le petit garçon qui joue avec la fille de Natalie se nomme Adrien Maeght ou que l’on croise un acteur débutant nommé Gérard Philipe ? Pour un peu, on réclamerait un index des noms propres.
Ce qui nous amène au style : comme dans Immortel, enfin, Pauline Dreyfus emploie le présent tout au long de son récit. Ce qui pose un problème de rythme lorsque l’action s’étire sur plus de cinq ans : par moments, on se prend à se croire dans une biographie, ouvrage où le rythme, certes, a moins d’importance. Tandis que dans le cas d’un roman…
Cet inconvénient est regrettable : il y a dans Ce sont des choses qui arrivent une vraie intrigue, avec quelques aspects un peu tirés par les cheveux, certes, mais qui tient la route ; or elle est gâchée par le ton aussi plat que le sont les personnages, trop souvent réduits à des silhouettes manquant des ambiguïtés qui leur donneraient un peu de vie.
Quelques moments, quelques scènes à faire, surnagent de cette grisaille, comme par exemple le dîner mondain par temps de rationnement (assez drôle par certains côtés), ou la scène finale, où naît un vrai rythme, haletant, désespéré, dont les accents ont une parenté (mais seulement une parenté : ce n’est pas un décalque ni une pâle imitation) avec les dernières phrases du Feu follet de Drieu la Rochelle.
Une hypothèse (et des encouragements)
La lecture de Ce sont des choses qui arrivent laisse donc un goût de déception, devant quelques belles promesses victimes d’un travail expéditif. On pourrait dire : voilà une esquisse alléchante par bien des traits ; mais où est l’œuvre ?
L’hypothèse de l’esquisse me semble être juste, du fait de quelques détails au fond sans grande importance pour la compréhension du récit, mais qui viennent empoisonner l’esprit du lecteur attentif. Citons quelques exemples :
Page 190, on lit que le duc de Sorrente, mari de l’héroïne, descend d’un Irlandais anobli par Napoléon et nommé Richard Saule. Or, ce même ancêtre se nomme Patrick Saule page 68. Le duc de Sorrente, toujours lui, page 209, se passionne pour les combats de la Libération de Paris : « Ces détonations, ces fumées d’incendie, ces hommes blessés qui courent dans la rue – jamais il n’a connu la guerre de si près ». Or, page 28, on lit qu’il a été gazé à l’ypérite en 1918. Il eût suffi d’écrire cette guerre et non la guerre, donc de se relire !
Puisque ce roman cite des personnages réels, il est toujours prudent pour l’auteur de vérifier ce qu’il en écrit, comme l’évocation de la présence à Paris, chez elle, rue Monsieur, de Nancy Mitford en octobre 1944 ; or Nancy Mitford séjourna à Paris à l’automne 1945 (et non 1944) et s’y installa en 1946, n’emménageant rue Monsieur qu’en 1947. De même, il est agréable d’évoquer Nice en avril 1942, où se prélassent quelques vedettes de cinéma, dont Michèle Morgan : mais celle-ci devait déjà se trouver à Hollywood à cette époque. C’est le danger du roman historique et du film en costume : il y aura toujours quelques pinailleurs pour relever les erreurs et ne plus voir qu’elles, comme faisant écran au reste, qu’il soit bon ou mauvais. Il est toujours bon de les corriger quand il est encore temps, soit avant la publication.
Au fond, Ce sont des choses qui arrivent fait l’effet d’un vin de garde, d’un bon cru et d’une année prometteuse, que l’on boirait en primeur : quelles qualités il eût pu avoir si on l’eût laissé mûrir, se fondre, développer tous ses arômes et petit à petit arrondir tous ses défauts de jeunesse… Seulement, les bouteilles ont été bues. Reste à trouver les fautifs de ce gâchis : je soupçonne l’éditeur et le calendrier. Maudite rentrée littéraire !
Et, pour user de termes scolaires (comme rentrée), citons Roger Nimier dans Les enfants tristes : « Michèle Morgan (…) n’aime pas (…) les derniers en composition ». Mais comme nous savons depuis Immortel, enfin que Pauline Dreyfus ne relève pas de cette catégorie, supposons qu’elle aura le temps de faire mieux. Et souhaitons lui d’avoir l’autorité de dire à son éditeur : « attendez, ce n’est pas encore prêt. » Visiblement, elle n’a pu le faire cette fois. Que voulez-vous : ce sont des choses qui arrivent…




[i] Et comment distinguer la loufoquerie et le réalisme, de nos jours ?
[ii] Bien qu’il soit plutôt question de morphine dans ce roman. Pardon pour ce faible jeu de mots.
[iii] Evocation plutôt réussie d’un cliché double : Paul Morand, l’homme à femmes, et Paul Morand à toute vitesse. Ne résistons pas, à propos de Morand et de vitesse, au plaisir de citer un passage de Monsieur Jadis, d’Antoine Blondin :
« Un peu à l’écart, Paul Morand, le buste en avant, les mains aux hanches dans ses poches-revolver, comme le héros de L’Homme pressé, paraissait attendre le signal d’un starter invisible. Soudain, il se déclencha, empoigna Marcel Aymé et Roger Nimier sous chaque bras, marcha sur Monsieur Jadis :
-            Viens, dit-il. (Il tutoyait pour aller plus vite.) »
[iv] Franchement, on eût préféré, à ce train, quelque chose comme « le doux, le subtil et raffiné lieutenant Gerhard Heller », qui fait plus connaisseur et bien plus compromettant que Jünger.

samedi 6 septembre 2014

La quadrature du cercle

L’idolâtrie du monde moderne pour la vitesse est un phénomène qui a été décrit au moins cent fois – et par des esprits plus brillants que moi. Soit, mais quid de la post-modernité ? Comme nous semblons être entrés dans cet âge qui pourrait bien être la modernité au carré, nous voilà sommés d’adorer non plus la vitesse, mais l’accélération. Point ne suffit d’aller vite : il faut aller plus vite aujourd’hui qu’hier, de façon spectaculaire si possible, et en jetant déjà sur ce pauvre hier (pourtant alors si grisant, vous rappelez-vous ?) un regard empli de condescendance.
A table… ou pas
Un exemple de la modernité au carré, en apparence anodin, pourra nous guider : on apprend (ici dans le Monde, sur le blogue de P. de Plunkett) qu’une entreprise américaine a mis sur le marché un robot confectionnant des hamburgers, destiné à remplacer les employés d’une chaîne de restauration rapide bien connue. Déjà que ce genre de plat (si j’ose dire) était destiné à bourrer les estomacs en vitesse, voilà que l’accélération gagne maintenant sa préparation. Les hommes ne peuvent accélérer ? Remplaçons-les par des machines ! Rapides, miniaturisées, en un mot fascinantes ! Et de plus, les machines font rarement grève et ne demandent jamais d’augmentation de salaire (encore qu’il suffise d’un fournisseur récalcitrant pour changer une pièce ou d’une augmentation du prix des rechanges pour forcer la main à l’utilisateur…).
Bien entendu, la chose n’est pas encore parfaite : les clients peuvent exprimer des choix imprévisibles, risquant de perturber l’ordonnancement et donc la productivité de la préparation de ces délicats mets. Peut-être faudrait-il étudier des machines pour remplacer les consommateurs de hamburgers ? Ces machines auraient en effet l’avantage d’avoir des appétits programmables.
L’article du Monde semble nous inviter à nous extasier devant ce petit miracle technique, permis par une entreprise jeune et dynamique, ainsi que par les jeunes et géniaux ingénieurs qu’elle emploie. Pas si vite : les journalistes connaissent-ils quelque chose aux entreprises modernes ? Les géniaux ingénieurs, c’est un peu dépassé : il y a cent ans, le taylorisme transforma les ouvriers en manœuvres puis en servants de machines ; le servant de machine s’étant depuis effacé derrière la machine seule, l’appétit de standardisation s’est reporté sur les cadres, en particulier sur les ingénieurs, devenus à leur tour les servants d’un système fait de méthodologies et de procédures leur évitant de perdre trop de temps à réfléchir. A se demander s’ils ne pourront bientôt être remplacés avantageusement par des ordinateurs…
Nous aurons bientôt dépassé, si nous n’y prenons garde, la limite constatée avec un soulagement provisoire par le narrateur d’un roman d’Ernst Jünger, Abeilles de verre :
« Le fait est qu’il n’existait pas encore de robots à fabriquer des robots. C’eût été la pierre philosophale, la quadrature du cercle »
Il est vrai que ce roman date des années 1950 : nous avons fait du chemin depuis. Nous risquons maintenant de n’être plus que des prétextes pour un système en fait autosuffisant, si ce n’est déjà fait.
Justice sociale
Quitte à enchaîner des citations, en voici encore une, de Bernanos cette fois (dans L’esprit européen et le monde des machines) :
« Je vois se construire un monde où ce n’est pas assez dire, hélas ! que l’homme n’y pourra vivre ; il y pourra vivre mais à la condition d’être de moins en moins homme. »
Mais revenons à notre hamburger mécatronique. Il se trouvera toujours quelques esprits ravis pour nous expliquer que ce genre d’innovation a du bon en matière sociale, en évitant aux hommes des tâches dures et sans intérêt, etc., etc.. Ils utiliseront pour justifier leur ravissement divers modèles économiques et politiques, comme…
Le modèle libéral : pour assurer un marché prévisible, donc, on fabriquera les machines à manger les hamburgers, machines que l’on pourra par exemple nommer poubelles. Ces dernières machines permettraient de développer  un marché du ramassage des déchets, fort juteux ainsi que tous les maillons de la chaîne et riche en inspiration pour les inventeurs de robots. Seul inconvénient : il y aura beaucoup de chômeurs ; eh bien, mes amis, ils n’auront qu’à s’adapter au marché du travail en se formant aux métiers des nouvelles technologies ! Mus par de grands principes humanistes, certains préfèreront…
Le modèle social-libéral : avant d’alimenter directement les poubelles, les chômeurs pourront manger les hamburgers, en les payant avec les indemnités que leur versera l’Etat. Les poubelles seraient alimentées ensuite par les vomissements desdits chômeurs. Ainsi, chaque étape sera conservée, les profits pleuvront toujours, et chacun aura bonne conscience. Naturellement, il y aura des grincheux (que voulez-vous, il y en a toujours) : les bénéficiaires des abondants profits, qui s’estimeront accablés par les impôts avec lesquels on indemnisera les chômeurs (tous des flemmards subventionnés), bien sûr, mais aussi des indignés, qui préféreront…
Le modèle socialiste véritable de gauche de gauche : ici, plus de chômeurs ; ils seront tous employés dans la grande chaîne économique du modèle libéral, préalablement nationalisée. Ils travailleront à raison de trois personnes par bouton à pousser ou par manette à tirer. Les hamburgers alimentant à nouveau directement les poubelles, ils se nourriront en achetant des denrées de prix et de qualité diverse au marché noir. Les autorités le sauront bien, mais le cacheront, soucieuses de montrer au monde que leur modèle fonctionne aussi bien que le modèle libéral, et d’une manière plus équitable.
Il existe des rêveurs pour croire que de tels modèles nous amèneraient un grand bonheur, une grande justice. Mais je les défie d’avoir le culot de nommer cela une société. Au fond, leur justice pourrait plutôt être évaluée selon le degré d’indulgence d’un monde mécanisé envers ses esclaves. Pour les éclairer, citons encore Bernanos, toujours dans le même texte que plus haut :
« Avant d’oser parler de justice sociale, commencez donc par refaire une société, imbéciles ! »
Sic transit gloria mundi - celerior
Toujours à propos de ces hamburgers, reconnaissons que le hamburger est une chose molle, sans grande consistance, idéale pour la mastication par des sans-dents, façon de désigner les pauvres que Mme Trierweiler attribue à son ancien amant, un certain M. Hollande. Soyons juste : si cette façon de parler est avérée, elle est odieuse (et M. Hollande n’a en outre aucun style) ; si elle est inventée, le coup est bas, et c’est Mme Trierweiler qui écrit comme ses pieds[i].
Quoi qu’il en soit, reconnaissons que M. Hollande est emporté en ce moment par un mouvement typiquement post-moderne : les avanies se succèdent pour lui à un rythme accélérant sans cesse : toujours plus impopulaire, toujours plus ridiculisé, de plus en plus souvent ; de plus en plus d’affaires pitoyables (plus que scandaleuses), obligeant des ministricules à disparaître à peine installés à leurs postes, avant même que l’on ait eu le temps de retenir leurs noms.
Certes, ces exemples sont dérisoires. Ils ne sont que l’écume de mouvements plus profonds, parfois aussi affolants, que nous ne percevons que confusément. On est facilement tenté par trois manières erronées de juger l’accélération permanente du monde post-moderne.
Les optimistes, enivrés par ce courant, nous diront que les dégâts causés ne sont que quelques légers inconvénients dont il faut bien s’accommoder : après tout, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, ma bonne dame.
Les blasés nous expliqueront qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil : nous tournons en rond depuis toujours ; seulement, nous tournons de plus en plus vite, voilà tout.
Les pessimistes, quant à eux, nous diront que nous n’assistons plus à un mouvement (et que nous n’y participons pas non plus), mais que nous sommes entraînés dans ce qui ne saurait plus être nommé une chute, ni même une dégringolade, mais une vidange : la fin est proche, nous courons à l’anéantissement.
Il m’arrive, je l’avoue, d’être tenté par le pessimisme. Je ne dois pas être le seul. Mais, en tâchant d’être un peu lucide, disons que nous risquons fort de courir à une catastrophe dont nous ignorons les modalités précises. Nous aurons de dures épreuves à subir, si elles n’ont pas déjà commencé. Libre à nous de trouver ce que nous devrons construire une fois les décombres déblayés. Ou de faire en sorte que les épreuves ne soient pas trop pénibles.




[i] Constatons que nous nageons dans le déchet : une femme répudiée comme un vieux chiffon se venge par la publication d’un livre qui finira assez vite à la poubelle ; quant à l’homme peu galant dont elle se venge, il sera vraisemblablement oublié en quelques lustres, pour notre bonheur et le sien.