samedi 30 août 2014

Une journée ordinaire

Au moins, vous auriez un petit sourire ironique si l’on vous qualifiait, selon une expression déjà un peu datée, de jeune cadre dynamique. Jeune, vous le fûtes jadis ; vous aimeriez dire naguère, mais il faut vous rendre à l’évidence : vos cernes, votre légère couperose, vos cheveux blancs qui n’en sont plus à leur première apparition (sans compter ceux de vos cheveux qui ont fait leurs adieux) et l’essoufflement qui vous gagne, tout indique que vous avez passé la quarantaine. Disons que vous accusez un peu votre âge, oh, sans fureur : il ne fait que son travail, votre âge. Quant à vous dire dynamique, ce serait ignorer la lassitude qui, chaque matin, vous retient un bon quart d’heure – ou plus encore – au lit après la sonnerie du réveil.
Hier matin, vendredi, donc, après la panique de préparatifs semés d’embûches (une douche trop froide, la barbe mal faite au prix de quelques coupures, le café brûlant du petit déjeuner, un bouton de chemise qui a sauté et un lacet cassé au moment de le nouer), vous avez couru à votre voiture. Laquelle n’a rien voulu entendre : les gémissements stériles du démarreur vous ont confirmé ce soupçon que vous aviez depuis quelques semaines quant aux faiblesses de la batterie. Il vous a donc fallu vous enterrer dans le métro. Là, l’aiguillon de la nostalgie vous a piqué : quand vous étiez étudiant (oh, tant de choses étaient alors possibles), vous aimiez lire dans le métro. Il est vrai que c’était à sept heures du matin, pas à huit heures et demie. Ce dernier horaire explique cette sensation que vous avez éprouvée d’être un hareng ou une sardine – selon vos goûts culinaires.
Les correspondances vous ont toutes été défavorables et ce n’est qu’au bout d’une heure et demie que vous êtes arrivé à votre bureau, essoufflé et en nage. Vous vous sentiez déjà moulu alors que la journée de travail n’avait pas encore commencé. Vous avez soigneusement évité de vous exposer aux regards – qui eussent à coup sûr été courroucés – de votre directeur. Car il faut être sur ses gardes dans un jour comme celui-ci : un jour où non seulement les petites choses, mais peut-être bien le monde entier, semble vous en vouloir.
Cependant, la journée s’est déroulée sans accrocs : quelques réunions où votre hiérarchie a donné à voir les mille reflets flamboyants de sa médiocrité, quelques rapports à relire, d’où toute notion de raisonnement, d’orthographe ou de syntaxe semble avoir disparu. Par conscience professionnelle, vous êtes resté tard pour abattre la tâche prévue.
Dans le métro, sur le chemin du retour, il y avait moins de monde que le matin. Mais la même nostalgie vous a repris : que sont-elles devenues, où sont-elles passées, les jolies demoiselles qui, comme vous, lisaient un livre dès qu’une banquette ou un strapontin leur permettait de prendre des aises toutes relatives ? D’autres ont pris la relève, parfois aussi jolies, absorbées dans l’écriture d’essemmesses, maniant de leurs deux pouces les touches de leurs téléphones portables avec une dextérité et une vitesse qu’eussent enviées les plus habiles tricoteuses des temps révolus.
(Pensée passéiste et un rien hypocrite : vous aussi, après tout, vous possédez un téléphone portable. Mais nous vous le concéderons : il est de plus en plus souvent éteint.)
Le dîner serait frugal, les boulangeries étant fermées à cette heure tardive. Parvenu sur votre palier, vous avez sorti votre clef, l’avez introduite puis tournée dans la serrure… Un claquement sec vous a horrifié : la clef s’est cassée, laissant un morceau impossible à extraire du canon. Inutile d’aller voir la concierge pour lui demander le double. Vous vous disiez bien que cette serrure était un peu grippée ces derniers temps et qu’un peu d’huile… Bah, le mal était fait, comme pour votre voiture.
Vous vous êtes donc saisi de votre super téléphone aussi extra-plat qu’intelligent, afin de vous mettre en quête d’un serrurier. Est-ce l’impatience, la fatigue ou votre habituelle maladresse, toujours est-il que le petit engin vous a échappé des mains et, après un jonglage désespéré, est passé par-dessus la rampe : vous n’avez eu le temps que de le voir rapetisser dans le trou de la cage d’escalier avant de l’entendre se briser  sur le sol du rez-de-chaussée. Du quatrième étage, fatalement…
Une fois les débris ramassés, vous avez choisi une solution à l’ancienne : sonner chez votre voisine de palier pour téléphoner après une recherche dans les pages jaunes. Pas besoin de lui faire du charme : c’est une vieille fille largement sexagénaire qui vit gaiement dans la toile de Jouy, les tapis persans, les bergères et les gravures, héritages familiaux. Seule concession à la modernité : elle possède un téléphone.
Votre visite l’a bien amusée. Vous avez craint un instant qu’elle vous signalât une fuite d’eau venant de chez vous, tant qu’on y est. Mais tout ne saurait arriver le même jour !
Après une heure d’attente, le serrurier a tout arrangé, et vous voilà propriétaire d’une nouvelle huisserie, dernier cri !
Enfin rentré chez vous, vous vous êtes affalé dans un fauteuil après avoir machinalement allumé la télévision. Pour voir apparaître sur l’écran un genre d’astre flasque sur lequel vous n’avez pas tardé à distinguer les traits de François Hollande, en train de faire une petite blague ou de prononcer un discours solennel : vous n’avez pu le deviner, votre perspicacité ayant ses limites.
Votre patience aussi : vous avez éteint aussitôt. Avec la ferme résolution de changer de vie : ah, sortir de ce cauchemar bouffon !
Pour commencer, ce samedi matin, vous avez débranché la télévision. Vous avez pris l’appareil à bras le corps et l’avez déposé dans un placard. C’est un début modeste, mais il vous donnera un peu plus de temps pour réfléchir. Ce qui n’est pas rien. Courage !

dimanche 24 août 2014

Le 24 août à Paris

L’année 2014 doit plaire aux amateurs de commémorations et de comptes bien ronds. Il suffit de songer, bien sûr, à 1914 et à 1944. Naturellement, nous aurons notre lot de discours de politiciens pour célébrer le 70ème anniversaire de la Libération de Paris… Je ne préfère pas trop y penser, vu le genre d’ectoplasmes qui les prononceront.
1914-2014
Mais revenons, avant de célébrer à notre manière la Libération de Paris, à 1914. Nous rappellera-t-on assez quel concours de bêtise, d’orgueil et de rhétorique d’embusqués belliqueux mena à la guerre de 1914 ? Il semble qu’à l’époque n’importe quel prétexte eût convenu pour ouvrir les hostilités. Il suffisait de l’attendre.
(Précisons que je ne me plains nullement d’appartenir à une des nations victorieuses en 1918. Mais quand on voit les sacrifices demandés et souvent consentis pour parvenir à cette victoire et ce qui en fut fait ensuite…)
Or, cent ans plus tard, on entend de la part de l’administration américaine, de l’OTAN ou de l’Union européenne, des accusations quotidiennes contre les provocations et de l’escalade à laquelle se livrerait M. Poutine en Ukraine. Ces accusations s’appuient souvent sur des déclarations émanant des autorités ukrainiennes, faisant état d’intrusions mystérieuses de blindés russes dans l’est de leur pays ou de tirs d’artillerie, déclarations souvent oubliées dès le lendemain. Les accusateurs, en revanche, ne semblent pas gênés d’avoir soutenu le renversement par la violence d’un président élu (aussi nul et corrompu qu’il fût) ni embarrassés de la manière dont le gouvernement ukrainien prétend pacifier les régions orientales de son territoire, en bombardant des civils et en utilisant des troupes dont certaines se parent d’insignes SS et comptent des volontaires étrangers recrutés dans les milieux néonazis – qu’on veuille bien se renseigner sur le bataillon « Azov », par exemple.
Je tiens à préciser que mes propos ne sont pas ceux d’un russophile éperdu. Je ne pense pas que M. Poutine soit une adorable rosière. Mais j’ai comme l’impression que l’administration américaine et les gouvernements européens qui lui emboîtent aveuglément le pas s’échauffent tous seuls, comme s’ils voulaient que « ça pète ». Et aussi que tous ces gens – y compris, en France au moins, les journalistes – osent dire à propos de la Russie ce qu’ils n’osaient dire, du temps de la guerre froide, de l’URSS (souvent par une prudence diplomatique et somme toute légitime, mais parfois aussi, en ce qui concerne les journalistes français et les hommes politiques de gauche, pour ne pas faire de peine à nos braves communistes). La perspective d’une commémoration à balles réelles de 1914 ne m’enchante guère, je l’avoue.
Et, soit dit en passant, les preuves brandies par les autorités américaines pour en faire un casus belli, on sait ce que cela peut donner. Il suffit de se rappeler la guerre entamée en Irak, en 2003 (M. Poutine faisant figure, comparé à Saddam Hussein, de chic type).
Libération de Paris
Le 24 août 1944, la division Leclerc entrait dans Paris, qui s’était soulevé quelques jours auparavant. Le 25, la garnison allemande capitulait. Il est bien légitime de s’en souvenir avec joie et reconnaissance. « Permission d’être Français », comme l’écrivit le cher Nimier dans Les épées.
Quiconque est Parisien depuis quelques générations tient de sa famille des histoires, des anecdotes et des souvenirs de ces jours. Je possède pour ma part un beau drapeau français, qui me fut donné il y a pas loin de trente ans par ma grand-mère. Il est punaisé sur le manche à balai (d’époque ?) qui lui tient lieu de hampe. Pas le genre d’objet que l’on agite un soir de championnat de foutebôle. Il a pavoisé pour mieux que cela.
Tout cela est magnifique et même assez émouvant. Le soulèvement de Paris, ainsi que l’engagement de quelques-uns dans la Résistance ou la France Libre, voilà qui fut une belle et noble façon d’assumer les conséquences de la décadence de la troisième République.
Mettons-nous un instant à la place de ces gens. Bien entendu, dans de telles circonstances, nous n’hésiterions pas à choisir le bon camp. Nous serions héroïques, grands et purs. Nous risquerions nos vies en permanence. A vrai dire, je n’en suis pas tout à fait sûr. Raison de plus d’être reconnaissants.
(Et, comme le dit alors le général de Gaulle, Paris fut libéré « par lui-même, avec le concours des alliés… » Retenons cette manière de le dire, c’est la plus belle, et politiquement c’était la plus utile pour le pays. Nous serons donc éternellement reconnaissants envers nos alliés britanniques et américains. En rappelant toutefois à ces derniers que la gratitude n’interdit pas la critique.)
Saint Barthélémy
Le 24 août, c’est aussi la saint Barthélémy. Date sinistre, en 1572, dans l’histoire de Paris, avec les massacres que l’on sait (on y pense moins cette année : 442 ans, ce n’est pas un compte rond ; qu’on se rassure, je n’ai pas chez moi de souvenir de ce jour-là : je n’avais pas de famille à Paris à l’époque).
On nous présente souvent ce funeste jour comme une preuve de ce que les religions seraient toutes des sources de violence, en particulier la religion catholique. Mis à part le fait que, à la même époque et dans d’autres pays d’Europe, c’était plutôt les catholiques qu’on persécutait, je trouve l’argument un peu court ; et, en l’entendant ou en le lisant, je sens comme une odeur de pharmacie, tant je pense aux ricanements « voltairiens » d’un M. Homais.
Il faudrait plutôt dire que c’est ce qui finit par arriver quand diverses factions politiques se parent d’oripeaux religieux pour justifier leurs menées. Je ne crois pas que Dieu se soit réjoui de tout ce sang. Et j’aime décidément ce qu’on lit dans Léon Morin, prêtre, de Béatrix Beck, lorsque ledit prêtre parle des hérétiques : « Vous croyez [que Dieu] les aime moins que les autres ? ».
Comme quoi on peut désapprouver autrui avec fermeté sans souhaiter sa mort. Il faudrait l’expliquer aux djihadistes qui massacrent volontiers chrétiens ou yézidis dans ce pays paisible qu’est devenu l’Irak depuis sa libération par les Etats-Unis (oui, bon, je sais, encore les Américains…).

lundi 18 août 2014

Jeunes gens en uniformes

Abandonnez vos appréhensions avant de lire cette chronique. Il ne s’agit pas de vanter je ne sais quelle fascination envers des corps enrégimentés pour une quelconque cause douteuse. Non. L’idée m’est venue de la lecture, début juillet, d’un billet du fort recommandable blogue de P. de Plunkett (ici). Il y était question de la décision prise dans un établissement scolaire jésuite de Marseille d’interdire à ses élèves le port dans son enceinte de vêtements ou d’autres effets de marques visiblement onéreuses. Sans imposer le port d’un uniforme, mais celui de vêtements « simples, sobres, décents, notamment financièrement » : « L'uniforme, ça aurait été facile : mais nous voulons que les élèves trouvent leur propre façon d'évoluer dans ces règles ». L’exercice ainsi proposé est aussi intéressant que l’intention est excellente, mais il me semble fort difficile.
Et, en écartant la solution de l’uniforme, les bons pères jésuites pourraient bien avoir manqué une occasion d’enrichir leur enseignement d’une manière surprenante.
La marque des marques
Il existe bon nombre de marques connues (et luxueuses pour certaines) d’effets divers (vêtements, mais aussi chaussures, sacs et autres accessoires) qui doivent leur réputation à la qualité de leurs produits : élégance des formes et des couleurs, confort, solidité, par exemple. Cette réputation, outre la qualité des matériaux et de leur travail, se vend, cher parfois, sans autre profit pour l’acheteur que le plaisir de se sentir bien dans ses vêtements et, pourquoi pas, de se sentir soi-même, et pour longtemps, si la solidité fait partie des qualités requises.
En revanche, si la marque reste discrète, pas moyen de satisfaire sa vanité : personne ne saura que je porte une écharpe de chez A ou des chaussures de chez B, à moins d’être un connaisseur. D’où l’idée, chez certains fabricants, de placer l’étiquette à l’extérieur, bien en vue, et de plus en plus grosse. Bonne publicité aussi, bien sûr.
Or, ce genre de vanité frappe souvent des adolescents, soucieux de montrer qu’ils ne sont pas n’importe qui, qu’ils méritent de s’intégrer à la société des autres adolescents, etc., etc. Elle se prolonge parfois à l’âge adulte, où l’entre-soi se manifeste aussi de plus en plus par l’usage de l’étiquette externe hypertrophiée (lire ici un excellent billet à ce sujet, chez Le chouan des villes).
Mais quelle satisfaction peuvent donc en tirer ceux qui portent de tels effets ? Celles mentionnées plus haut (confort, élégance, couleur, solidité, personnalité) ? Non, simplement un signe extérieur de richesse et d’appartenance à ce qu’ils croient être une coterie d’initiés. Appartenance qui, en fait, reflète surtout la conformité aux canons –ou plutôt aux caprices – éphémères de la mode. Soit dit en passant, le caractère éphémère de la mode est doublement une bonne affaire pour les fripiers à riches : le débit est garanti, et point n’est besoin de dépenser beaucoup pour fabriquer des vêtements qui ne seront pas portés longtemps.
Evidemment, dans une société adolescente, les plus pauvres souffriront de cette pression sociale – vive à l’âge bête et encore tenace parmi les adultes chez qui elle n’aura pas été réprimée dans leur jeunesse – et n’auront qu’à ruiner leurs parents ou se sentir exclus de la meute, même lorsqu’ils feront l’effort d’une imitation maladroite des codes de celle-ci.
Je parle de meute, mais c’est plutôt troupeau qu’il faudrait dire : en croyant affirmer leur personnalité, ces tendres enfants – et les adultes qu’ils deviendront – finissent par ressembler à un bétail marqué, et ce bien volontiers.
Le souci des susnommés jésuites est donc parfaitement compréhensible. Mais, encore une fois, la solution qu’ils ont adoptée me semble bien vague.
Vertus et plaisirs de l’uniforme
Comment en effet laisser juges de la « décence » de leur tenue des enfants capricieux et des parents assez gogos pour céder aux foucades de leurs petits trésors ? Ne vaudrait-il pas mieux suppléer à ce manque d’éducation en imposant une tenue commune à ces élèves ?
Les modalités pourraient en être simples : les uniformes seraient achetés pour tous les élèves chez les mêmes fournisseurs, au même prix pour tous, les parents riches payant en sus pour les plus pauvres. Ce qui enseignerait, certes, une forme d’égalité et de solidarité aux élèves, mais leur donnerait aussi le sentiment d’appartenir à une même communauté. Divers insignes pourraient être ajoutés à ces tenues, en fonction des classes ou des options, par exemple : à l’appartenance à une même communauté s’ajouterait celle à de plus petits groupe, chacun voyant à la fois ce qui le distingue et ce qui le rapproche de l’autre. En quelque sorte, un apprentissage simultané de l’enracinement local et de l’ouverture au monde.
Ces choses-là ne sont pas nouvelles. Quiconque a déjà porté un uniforme (dans quelque circonstance honorable que ce soit) les connaît. Mais, m’objectera-t-on, que fait-on des individus ? Quiconque a eu à porter un uniforme y répondra aisément : il y a autant de façons de porter un uniforme que de personnes qui le portent, sans avoir quoi que ce soit à modifier dans l’effet porté lui-même. Paradoxalement (du moins en apparence), chacun y trouverait une leçon de liberté individuelle, voire de fantaisie et, pourquoi pas, chez les plus doués, d’élégance ?
Pour se manifester dans ses formes les plus subtiles, l’originalité a parfois besoin de contraintes.

jeudi 14 août 2014

Chronique inutile

Tout est dans le titre. Avec quelques hommages à de récents disparus – parfois des génies de l’inutile, diront les mauvaises langues ; mais rien n’oblige à être médisant.
Note en bas de page
Pour répondre à une question posée dans une récente chronique (ici), sachez que la phrase que j’avais citée en ces termes :
« Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites. »
se trouve au moins dans La famille Fenouillard, dans l’épisode intitulé Au seuil de l’éternité, où l’on peut lire, pour être plus exact :
« Or, comme l’a dit judicieusement un auteur célèbre : "quand la borne est franchie, il n’y a plus de limites !" ».
Reste à savoir qui est cet « auteur célèbre » ici mentionné. S’agirait-il de Christophe[i] lui-même, dans quelque autre de ses œuvres (outre La famille Fenouillard : Le sapeur Camember, Le savant Cosinus, Les malices de Plick et Plock) ? Voire de personne ? Allez savoir…
Simon Leys
On apprenait ce lundi la mort de Simon Leys, qui scandalisa en 1971 un certain microcosme intellectuel[ii] en publiant Les habits neufs du président Mao. Connaisseur de la Chine, Pierre Ryckmans, par prudence, avait pris pour écrire ce dernier livre le pseudonyme « Simon Leys » en référence notamment au René Leys de Victor Segalen, lecture fort recommandable.
De Simon Leys, je n’ai lu pour ma part qu’un de ses derniers livres, Le Studio de l’Inutilité (paru chez Flammarion en 2012). Un beau recueil de textes divers, qui commence par un insolent Belgitude de Michaux ; on y trouve aussi des textes sur Chesterton, Orwell… et un Roland Barthes en Chine, clou ajouté au cercueil du maoïsme occidental. Ce qui devrait nous inciter à lire le reste…
Les studios de l’inutilité
En Amérique, c’est bien connu, tout est grand. A tel point qu’un seul « studio de l’inutilité » ne saurait suffire aux Américains. Ils en possèdent donc plusieurs, vastes et productifs. Cela se nomme Hollywood. C’est depuis longtemps le siège d’une lourde industrie et, sans doute depuis un peu moins longtemps, le lieu d’une intense activité de marketing.
Ce dernier aspect est, sans doute, la raison pour quelques amateurs de cinéma (dont votre serviteur) de n’éprouver aucun appétit devant les produits récents de cette industrie. Et d’être un peu tristes en apprenant le décès de Lauren Bacall et celui de Robin Williams. Tout a été dit dans leurs nécrologies, il n’y sera rien ajouté ici. Si ce n’est une petite réserve quant au réel talent comique de Robin Williams : il y avait toujours dans son regard et dans sa voix l’expression d’un sérieux ou d’une tristesse qui semblait dire : « j’aimerais vous émouvoir, vous toucher » ; mais n’accablons pas un homme malheureux.
Comment dire ? Il ne me semble guère possible de voir sortir aujourd’hui de Hollywood un film où l’on trouverait l’équivalent du cri tonitruant, jovial et ironique de Robin Willams : « Goooooood morning, Vietnam ! » (dans le film portant ce titre). Et encore moins celui de la scène toute simple et fort belle où Lauren Bacall ouvre les volets de sa chambre, souriant à un ciel matinal enfin apaisé, à la fin de Key Largo. Les études de marché prouveraient sans doute que de telles choses ne pourraient avoir aucun succès[iii].



[i] De son vrai nom Marie-Louis-Georges Colomb (1856-1945), normalien et professeur de sciences naturelles.
[ii] Existe-t-il une étude sur l’étrange besoin qu’éprouvent bon nombre d’intellectuels de se faire les chantres enamourés de tyrans étrangers (de toutes les couleurs) ?
[iii] Disons-le sans être dupe toutefois. A l’époque de Key Largo (1948), Hollywood produisait déjà de grandes quantités de petites choses d’une niaiserie parfaite ; la proportion à l’époque de Good Morning Vietnam (1987) devait avoir passablement augmenté. Nous supposerons donc que les bons films (quoique Key Largo soit à cent coudées au moins au-dessus de Good Morning Vietnam) font partie de ce qui émerge d’un tas de choses sans intérêt produites aux mêmes époques. Je me demande s’il émerge quoi que ce soit du tas actuel.

samedi 9 août 2014

Les bornes et les limites

On attribue souvent la citation qui suit au Sapeur Camember : « Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites. » J’ai eu beau fouiller l’exemplaire que je possède de cette exquise histoire dessinée, je ne l’y ai pas trouvée[i]. C’est en apparence un truisme tout bête, mais je ne le trouve pas si sot. L’actualité l’illustre souvent, d’ailleurs.
Une affaire sordide
Nous aurons tous entendu parler de cette affaire récente : un couple australien avait eu recours aux services d’une mère porteuse thaïlandaise pour avoir un enfant. La mère en question accoucha de jumeaux, dont un garçon trisomique, lequel, jugé indésirable par ses commanditaires australiens, fut laissé à sa brave mère.
On ne peut être que frappé par le caractère aussi sordide que monstrueux d’une pareille affaire. Non seulement un couple se permet de louer le ventre d’une femme pauvre pour acheter un enfant (ce qui, en somme, réduit au moins deux personnes à l’état de biens), mais ce couple se croit aussi autorisé à abandonner l’enfant s’il n’est pas conforme à ses attentes. Il paraît même que ces prestations font parfois l’objet de contrats dont certaines clauses spécifient que la mère porteuse doit, après s’être soumise à des examens prénataux, avorter en cas de malformation du fœtus. En somme, pour utiliser un langage de mauvais polar, voilà un enfant qui a un contrat sur sa tête avant même de naître. Délicieuses mœurs.
Entendant sur France-Culture l’autre jour un compte-rendu de cette sordide affaire, j’appris que la loi thaïlandaise n’autorise normalement le recours à une mère porteuse que si celle-ci est apparentée aux commanditaires. Et que, devant de telles dérives, les autorités thaïlandaises menaçaient d’appliquer strictement cette loi[ii].
Moi qui croyais que les lois étaient faites pour être appliquées. Naïf esprit que le mien…
Tartuferie progressiste
Même chez les progressistes les plus avancés, par exemple les partisans de l’autorisation en France de la gestation pour autrui, une histoire aussi sinistre a fait scandale. Et, bien sûr, il aura été question de dérives. Mais où sont-elles donc, ces fameuses dérives ? Quand on admet que le corps d’une femme puisse être considéré comme un moyen et l’enfant qu’on lui fait porter comme l’objet d’une transaction, pourquoi s’offusquer du refus de cet objet s’il n’est pas conforme au cahier des charges ? Du reste, je doute que la grosse presse nous eût informés de l’affaire si, conformément au contrat, la mère porteuse eût avorté.
Non, il ne s’agit en aucun cas d’une dérive. Ce n’est que la conséquence logique de la réification d’êtres humains, sacrifiés aux désirs des uns ou des autres, et à l’argent. Quand les bornes sont franchies, disions-nous…
(A propos d’argent, que les bonnes âmes libérales ou mercantilistes n’aillent pas me répliquer que, pour des femmes pauvres, se faire payer pour porter un enfant est une source de revenus comme une autre, somme toute intéressante. Si vous voulez aider un pauvre, donnez-lui quelque chose sans rien lui demander en retour – ce qui peut même consister en un travail digne et décemment payé.)
Quand les bornes sont-elles franchies ?
Bonne question, non ? Cela commence souvent dans nos façons de parler (il en a déjà été question ici). Pour donner un exemple personnel, j’ai travaillé quelques années, quand j’étais encore jeune et beau, dans une société dite de conseil, une de ces entreprises de « location d’ingénieurs », appelées plus vulgairement boîtes à viande – je faisais partie de la « viande ». Je me souviens en particulier d’un commercial aussi bas de plafond que possédé par l’appétit du lucre, qui disait aux consultants qu’il n’arrivait pas à placer chez un client : « t’es pas rentable », quand il ne les traitait pas de « centres de coût » ; tout en expliquant à ses clients, lorsqu’ils rechignaient à accepter les services d’un de « ses » consultants, que ledit consultant lui coûtait[iii]. J’ignore ce qui se passait dans la tête d’un pareil individu. Mais ses propos me semblent refléter une tournure d’esprit propice à franchir certaines bornes.
Lesquelles sont donc parfois difficiles à percevoir et résident souvent dans notre vocabulaire.
(Je sais. Il se trouvera certainement des esprits chagrins, ou légers, pour estimer que mon insistance sur le vocabulaire est quelque peu vétilleuse. Mais les mots ont après tout un sens. Tant pis pour ceux qui voudront me traiter de puriste, je rejette d’avance l’accusation. Même si, cette fois, puriste est bien utilisé comme insulte par un personnage du Sapeur Camember, plus précisément dans Camember-Salomon, médiateur.)




[i] Peut-être se trouve-t-elle en fait dans La famille Fenouillard, à moins que ce ne soit dans Le savant Cosinus ? Lecteurs, votre aide est la bienvenue.
[ii] Quelque chose comme le genre paquebot français, décrit par Paul Morand dans Rien que la terre :
« … et la bonne voix marseillaise du commandant qui crie du haut de la passerelle :
-          Si l’on m’emm… j’applique le règlement ! »
[iii] Qu’on se rassure, j’ai quitté cette société il y a près de dix ans. L’observation de ce genre de personnage n’a pas peu contribué à ma décision d’en démissionner.

lundi 4 août 2014

Une carte postale suédoise

Ma retraite champêtre et maritime, dont je reviens tout juste, se trouvant quelque part en Suède, j’ai tâché de mettre à profit la canicule qui y régnait ces dernières semaines pour lire à l’ombre. Y compris la presse du pays, quelques articles et tribunes de Svenska Dagbladet[i], par exemple.
L’Eglise suédoise, l’orient et le climat
L’Eglise suédoise (nom de l’Eglise luthérienne officielle et nationale, séparée de l’Etat depuis quelques années), a essuyé, dans quelques tribunes de ce quotidien, diverses critiques, plus ou moins justifiées comme on le verra.
Pour commencer, ce qui a été critiqué le plus vivement ces derniers temps est, à en croire les auteurs de quelques articles, le silence ou pour le moins la tiédeur de l’Eglise suédoise quant aux persécutions que subissent nos frères chrétiens en Irak et en Syrie. Un Assyrien installé en Suède a ainsi – et plutôt brillamment – supposé que l’Eglise suédoise et son archevêque ont sans doute trop à faire à protester contre la brutalité des opérations menées en ce moment à Gaza en s’abstenant de consommer des jus de fruits israéliens. Si c’est bien le cas, on ne saurait qu’acquiescer à ces propos, sans pour le moins minimiser les brutalités susnommées[ii].
La tiédeur de l’Eglise suédoise semble être un grief assez fréquent, notamment en ce qui concerne ses fondements. Dans un récent article[iii], on pouvait lire qu’« une Eglise qui a récemment choisi un nouveau chef spirituel parmi cinq candidats qui sans exception ont répondu de manière hésitante à la question de savoir si le Christ est un plus grand prophète que Mahomet, doit bien être considérée comme un peu égarée »… L’article avait pour objet une lettre épiscopale à propos du climat : le grief cité plus haut donne l’occasion à son auteur de considérer que l’Eglise suédoise n’est pas à sa place lorsqu’elle parle d’autre chose que de questions strictement spirituelles et qu’elle place la politique avant Dieu. En somme, l'article cité semble dire : « occupe-toi d’homélies[iv] ».
Ce genre d’argument laisse songeur : il se trouve toujours quelqu’un pour critiquer une autorité religieuse, quelle qu’elle soit, dès lors qu’elle ne donne pas sa bénédiction à ce qui arrange les uns ou les autres. Une Eglise (quelle que soit sa confession) sera toujours trop à gauche pour les uns ou trop à droite pour les autres. Le tout, pour éviter de telles critiques ou pour y répondre de manière imparable, est de nourrir son propos de fondations solides et de ne pas s’y limiter, ce qui semble manquer à l’Eglise suédoise[v].
Le gaz, la liberté et l’OTAN
L’écologie étant passée par pertes et profits (au nom du souci des plus pauvres et du rejet d’un supposé gauchisme) dans cette chronique, il est temps de passer aux choses sérieuses. En lisant un éditorial d’un journaliste par ailleurs auteur d’intelligents articles dénonçant l’indifférence du monde devant la persécution des chrétiens d’orient[vi], j’apprends qu’il est nécessaire de voir enfin arriver la « révolution » du gaz de schiste en Europe. En Suède en particulier, où cela ne saurait être dangereux, puisque les réglementations environnementales suédoises sont strictes. Tout cela au nom de la liberté : il faut se prémunir de la dépendance énergétique face au méchants, méchants, trrrrrès méchants russes.
Ouais. Si c’est cela la liberté et la révolution, très peu pour moi. Je ne serai jamais un libéral, j’en ai peur, ni un révolutionnaire, si c’est pour laisser à nos descendants des trous sales avec des tuyaux fuyards en vue de brûler un peu plus de gaz. (Autrefois, on n’était pas nécessairement meilleur qu’aujourd’hui, mais on laissait des châteaux et des cathédrales, ce qui était quand même plus beau).
Il est vrai que la Russie a toujours donné du souci aux Suédois. Après tout, ce n’est pas loin, la Russie, et les relations de voisinage ont rarement été tendres. Et la situation douloureuse de l’Ukraine n’aide pas toujours à réfléchir. A tel point que, toujours dans les colonnes de Svenska Dagbladet, on a pu lire récemment une tribune de membres du parti centriste défendant l’idée d’une adhésion de la Suède à l’OTAN, puisque ce pays n’a plus les moyens de se défendre contre une éventuelle agression extérieure. Ben voyons : c’était prévisible, après vingt ans passés par les politiciens à réduire les moyens des forces armées suédoises, lesquelles, encore naguère, n’étaient pas tout à fait rien. Sans doute cela permettrait-il de se montrer plus solidaires avec l’Ukraine ? En se montrant plus hostile envers la Russie ? Voilà qui a un curieux arrière-goût de Poltava, sans vouloir trop donner dans le folklore. De plus, les auteurs de cette tribune citent l’exemple, d’intrusions d’avions militaires russes dans l’espace aérien suédois, auxquelles des avions de l’OTAN – danois en l’occurrence – ont pu mettre fin. Certes, mais qui alors pour mettre fin aux incursions américaines (ce qui a eu lieu ces derniers jours) ?
Tous à la Pride !
Depuis quelques années a lieu, fin juillet, à Stockholm, le Pride Festival, une semaine de manifestations, de débats et de spectacles autour de l’homosexualité et de thèmes adjacents. Un festival organisé par des militants LGBTQ[vii], où chaque parti politique se croit obligé d’être représenté. S’il y est autorisé par les organisateurs, qui exigent que tout le monde soit de leur avis mais ne voudraient pas être pris pour un service public – public service, comme ils disent en bon suéglais[viii]. Il existe du reste en Suède un ministre pour ces questions fondamentales.
Ce festival a revêtu un aspect tellement officiel, voire obligatoire, que la radio d’état en fait des émissions à tout propos : il a été donné il y a quelques jours aux auditeurs de la chaîne musicale « sérieuse » d’entendre un programme sur la contribution des homosexuels à la musique, de Händel à Cole Porter, en passant par Schubert, Saint-Saëns, Britten ou Poulenc, sans oublier Chopin, qui était certainement « bi », paraît-il. Deux remarques : Monteverdi, Bach, Beethoven, Mozart et tant d’autres, c’est du mou pour les chats, sans doute ? Et que me fait la vie sexuelle d’un compositeur ?
Un aspect de ce festival m’amuse : le vocabulaire. Il est question ici de pride et non de fierté (en suédois : stolthet). Et, parmi ces personnes si fières (oh, pardon : proud), se trouvent naturellement celles qui se disent queer. Cette invasion de mots anglais pourrait paraître anecdotique, mais elle me semble préparer un terrain favorable dans les esprits au n’importe quoi, à la confusion globalisée de tout dans tout.
Mauvaise nouvelle…
… pour le pronom hen (dont je vous ai entretenu ici l’an dernier) : il a été reconnu par l’Académie suédoise.
… Et bons romans ?
La mode du polar scandinave fait depuis quelques années les ravages que l’on sait. Ne citons que les noms de Henning Mankell et de Stieg Larsson, bonne âme de gauche dont les héritiers s’entredévorent pour savoir à qui échoiront les millions rapportés par le combat de son héros contre les hommes qui n’aiment pas les filles qui jouent avec les allumettes dans des châteaux pleins de courants d’air. Plus récemment est apparue la vogue du roman picaresque rigolo avec des vieillards fabuleux, comme Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, de Jonas Jonasson.
Mais, et c’est regrettable, personne ne semble avoir eu l’idée de traduire les aventures du Secrétaire d’Etat (en suédois : Statsrådet), histoires policières hautement comiques écrites entre 1968 et 1990 sous le pseudonyme de Bo Balderson (on ignore qui se cache derrière ce nom : plus de cent noms d’écrivains ont été proposés, mais l’intéressé, il y a quelques années, a prétendu être un ancien gardien des toilettes du parlement). On y suit les exploits d’un secrétaire d’état, assez fin politicien pour toujours rester en place mais surtout monument jovial de balourdise, d’incompétence et d’inculture, qualités qui contribuent à résoudre des énigmes laissant perplexes les forces de police. Ces exploits nous sont narrés par son beau-frère, homme timide, cultivé et raffiné, droit jusqu’à la naïveté, sur un ton à la fois consterné et admiratif. Traducteurs, éditeurs, au boulot, voulez-vous bien !
Ces considérations ne m’empêcheront pas de lire le nouveau roman de Torgny Lindgren – pas un auteur de polar : un écrivain, un vrai, un artiste. Et un académicien, dont j’ignore l’avis sur la question essentielle du pronom hen.


[i] Un peu le Figamonde ou le Mondaro local, si vous voulez. Ceux qui lisent le suédois (ou qui veulent essayer) peuvent trouver l’édition en ligne gratuite ici.
[ii] Quelqu’un pourrait-il dire au gouvernement israélien et au Hamas qu’il n’est ni moral ni raisonnable de se comporter comme des garçons de cinq ans (mais avec des armes) quand on a passé cet âge turbulent ?
[iii] de Maria Ludvigsson : Politik före Gud i biskopsbrev (La politique avant Dieu dans une lettre épiscopale)
[iv] Je tiens à préciser que je ne suis pas l’auteur de ce jeu de mots. Il a un peu plus de soixante-cinq ans et nous le devons à Antoine Blondin.
[v] Par comparaison, dans la modeste paroisse parisienne et catholique que je fréquente, le prêtre qui officiait ce dimanche (18ème du temps ordinaire), en en commentant les riches et nourrissantes lectures, nous a rappelé que nous sommes les gardiens de la Création et que de ce fait l’écologie est plus une affaire d’action de grâce que de partis politiques (j’ajouterais pour ma part : de droite ou de gauche). Ces lectures étant riches et nourrissantes, il fut question de bien d’autres aspects, spirituels notamment. Du solide, si l’on peut dire.
[vi] Ivar Arpi.
[vii] EJNSECQOPI (et je ne sais encore ce qu’on peut inventer).
[viii] On pourrait ainsi nommer (en suédois : svengelska ?) l’équivalent suédois du franglais.