samedi 5 juillet 2014

Richesse de « Nos limites »

Après les grandes manifestations de début 2013, on était en droit de se demander ce qu’il adviendrait d’une protestation qui parvint à rassembler pas mal de monde, malgré le mépris, les insultes et les intimidations. Chacun, une fois votée la loi sur le mariage dit pour tous, allait-il rentrer sagement chez soi en attendant la prochaine andouillerie du gouvernement pour redescendre dans la rue ? Quelles suites, mais surtout quel sens, donner à cette protestation ?
Suites de la Manif pour tous
Pour certains, notamment parmi les plus jeunes, aller manifester pour la première fois, contredire le discours ambiant et parfois défier l’autorité, voilà qui dut avoir un goût de fête, un goût quelque peu grisant. Et, quand on est jeune, on n’a pas envie d’aller se coucher tout de suite après la fête. La fête, on ne voudrait pas la voir cesser. De là, sans doute, la prise de poses rebelles – oh, Dieu merci, de manière marginale – en s’agitant et en hurlant à la dictature socialiste (un peu le style du Printemps français ou peut-être de quelques hypothétiques et chimériques groupuscules rêvant d’on ne sait quelle reconquista…), ou encore en sombrant dans le canular lourd et crispé, à la manière des Hommen. En résumé, huer des ministres ou parodier les Femen, c’est amusant une fois, et cinq minutes (ne serait-ce que parce que cela risque de finir en jets de bananes contre Mme Taubira et parce que les Femen, c’est déjà un peu lourd). Ensuite, cela finit par tourner en rond et par virer à une agitation stérile, narcissique voire malsaine.
Pour d’autres, puisqu’il s’était agi de s’opposer à une mesure d’un gouvernement de gauche, eh bien, il n’y avait qu’à adhérer, dans une logique strictement partisane, à l’UMP. En croyant sans doute pouvoir influer sur son discours et son programme. J’ignore si les jeunes gens bien peignés de Sens commun se mordent les doigts en ce moment, vu ce à quoi est en train de tourner l’UMP (ou plutôt : vu la découverte de ce qu’est un parti politique). Mais les plus lucides doivent sentir comme un grand vide, d’où émanerait de temps en temps le grand pschutt qui caractérise des discours d’estrade ou de préau…
Un autre pschutt pourrait être celui produit par l’Avenir pour tous, organisation montée par Frigide Barjot et quelques-uns de ses compères, après leurs fâcheries avec la Manif pour tous. Quelqu’un a des nouvelles ?
Bien entendu, la Manif pour tous, de son côté, poursuit ses combats et, après quelques tâtonnements, semble s’être prémunie de toute récupération politicienne. D’autres sujets que le mariage dit pour tous préoccupent les animateurs de cette organisation, ce qui n’est pas mauvais signe. C’est bien, mais peut-on se contenter de défendre la famille sous ses formes plus ou moins traditionnelles ? (Et on souhaiterait un peu moins de « boum-boum » et de drapeaux roses et bleus lors des manifestations ; c’est un peu tartignolle, quand même. Saluons cependant la disparition progressive, à mon souvenir, des « vous êtes magnifiques, c’est historique, etc. » : ce qui est historique, eh bien, on le saura plus tard ; l’histoire fera elle-même le tri.)
Ce caractère incomplet du propos de la Manif pour tous, voilà qui a dû venir à l’esprit de quelques jeunes gens, à la fin des manifestations du printemps 2013. S’asseyant par terre pour réfléchir, discuter, chanter ou écouter des lectures de textes de natures diverses, apparaissaient les Veilleurs, entre un rang de CRS ou de mobiles et une bande de têtes chaudes rêvant de croisades (et sans doute excitées par quelques agents provocateurs).
Sens du mariage dit pour tous
Qu’est ce mariage dit pour tous, au fond ? Personnellement, cette question me met mal à l’aise, et je ne dois pas être le seul. Non que, rétrospectivement, je regrette d’être allé user mes semelles avec celles d’un million d’autres personnes. J’y retournerai quand il faudra, et je tiens toujours cette réforme pour une absurdité au mieux tout juste digne d’une bonne blague dans la manière d’Alphonse Allais.
Ce qui me met mal à l’aise est le sens de cette initiative de la part du gouvernement. Il a souvent été dit que ce n’était qu’un leurre, destiné à plaire à une gauche moderne, faute d’être capable d’autres réformes, et à amuser une partie de la population a priori hostile pour concentrer son attention. Pourquoi pas, auquel cas ce serait le signe d’une impuissance de nos autorités à influer sur le cours des choses, cyniquement maquillée en audace. Mais n’est-ce pas en même temps un symptôme d’un désir de liquider toute structure traditionnelle, symptôme annonciateur d’une intention ou au moins d’une tendance plus vaste, cohérente, et pas plus drôle que cela ?
Peut-être ce genre de question a-t-il fermenté dans les esprits des premiers Veilleurs : quelle cohérence trouver à cette liquidation, à cette décadence organisée, et quelle réponse y apporter, de manière tout aussi cohérente, quitte à se dépouiller de pas mal de préjugés plutôt confortables ?
Nos limites : l’écologie intégrale ??
On trouvera des réponses à ces questions dans Nos limites[i], un bref essai écrit par Gaultier Bès, avec Marianne Durano et Axel Nørgaard Rokvam. Les trois auteurs font partie des premiers Veilleurs.
L’introduction (Eloge de la courte échelle) rappelle comment naquirent les Veilleurs, quels sont les problèmes qu’ils entendent poser et quelles impasses il est nécessaire (et même urgent) d’éviter pour espérer les résoudre. Ensuite, dans L’archipel des atomes et La chasse aux frontières, un tableau des sociétés modernes, de leur état et de leur dynamique, nous est présenté. Le moins qu’on puisse dire est que ce tableau n’est pas réjouissant : la modernité semble avoir inversé bien des rapports, en prétendant libérer les hommes de toute structure traditionnelle et de toute limite à leurs désirs, présentées comme des pesanteurs et des contraintes : peu à peu, nous voilà devenus les esclaves de nos appétits et des outils que nous avons forgés pour les assouvir.
Toutes les innovations qui voient le jour semblent contribuer à cet esclavage, faisant de chacun un pur individu, incité à considérer tout obstacle à ses désirs, toute dépendance à autrui et toute différence comme une injustice à abolir. L’intérêt de cela ? Eh bien, en assouvissant tous ses désirs, consommer, consommer, et encore consommer, ce qui permettra de faire vivre le marché, car l’essentiel est là, désormais. Pour que tout cela fonctionne, les individus seront administrés par une bureaucratie étatique ou plutôt supra-étatique, qui sera priée d’harmoniser ses règles afin que tout ressemble à tout partout. Que cette consommation, ce désir permanent d’immédiateté finisse par détruire la nature et avec elle l’homme, quel importance, puisque l’argent rentre dans les caisses ?
Cette vision serait pur pessimisme si dans Nos limites n’était pas proposée une réponse simple : accepter, aimer même, ce qui nous limite et nous rend dépendants les uns des autres, donc nous oblige à vivre en société. En partant d’une échelle locale, sensible et modeste. Le mieux pour le faire, selon les auteurs, étant de commencer par ne pas détruire tout ce qui subsiste encore tant bien que mal des structures traditionnelles, par exemple la famille, mais aussi le foyer, le village, la province, la nation : autant de cercles limités, définis par des frontières. Ces réponses sont résumées dans l’expression écologie intégrale employée par les auteurs (et dans Nos raisons d’espérer, dernière partie « en guise de conclusion »)..
Cette expression pourra effrayer quelques esprits frileux. Certains y sentiraient, paraît-il, des relents de deep ecology. L’accusation est erronée : autant cet essai rejette le caractère destructeur et glouton de l’humanité moderne, éprise encore plus de ses artefacts que d’elle-même, autant il ne tombe pas dans l’erreur inverse, qui consisterait à idolâtrer la nature, où l’homme ne serait qu’un méchant parasite. Il s’agit simplement de nous rappeler que nous ne saurions vivre longtemps sans ce qui nous a été donné : la nature, mais aussi des usages et des traditions (non par passéisme, mais parce qu’elles sont une nourriture).
Rien, au fond, de radicalement nouveau dans cet essai. Mais il fournit une synthèse intéressante. Et regardons autour de nous, regardons-nous aussi : reconnaissons qu’il y a du travail avant de parvenir à la frugalité qu’il propose, seul comportement cohérent si nombre d’aspects de la modernité nous rebutent au point que nous les refusions. Avouons que cela nous aidera mieux à y voir clair que quelques cris de « dictature socialiste » ou que la volonté affichée de remplacer au plus vite l’actuel ectoplasme élyséen par un ectoplasme d’une autre couleur. Comme l’écrivent les auteurs de Nos limites :
« L’urgence est au long terme : on ne règlera rien tant qu’on traitera les effets plutôt que les causes, tant qu’on ne prendra pas les problèmes à la racine. »
Certes, un tel propos a dû être tenu des centaines de fois. Mais a-t-on vu récemment ceux qui exercent le pouvoir (ou prétendent l’exercer) le faire ?
Quelques réserves (presque pour rire)
Visiblement, l’urgence était aussi, pour ses auteurs, de publier ce livre. D’où quelques coquilles (notons algorythmique, p. 22, au lieu d’algorithmique, ou too big to not fail, p. 80, où il faudrait lire too big not to fail), qui doivent les faire enrager et sursauter – je sais ce que c’est. Je les indique à toutes fins utiles, histoire de couper l’herbe sous le pied à toute critique malveillante ; et si c’est le seul reproche que j’aie à faire à ce livre…
Souhaitons-lui donc le succès qu’il mérite, au point de nécessiter une réédition où ces coquilles seront corrigées !
 



[i] Paru aux éditions Le Centurion.

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