vendredi 11 avril 2014

"Crime et utopie", de Frédéric Rouvillois

C’est en lisant sa critique par Jérôme Leroy dans le numéro de mars de Causeur qu’il m’a été donné d’avoir connaissance de Crime et utopie – une nouvelle enquête sur le nazisme, le dernier ouvrage de Frédéric Rouvillois, paru cette année aux éditions Flammarion. La critique qu’en fait Jérôme Leroy, si elle est dans son ensemble juste et élogieuse (autant que bien écrite), finit sur une conclusion qui me semble erronée : pour lui, la louable prudence de Rouvillois devant les projets présentant un caractère utopique risque d’aboutir à « une résignation grise qui confine dangereusement au nihilisme ». Aïe. Cela nous est asséné après avoir évoqué le « vieux désir (…) de construire un monde meilleur, un désir qui reste toujours aussi vif, du christianisme au communisme, malgré les échecs sanglants ». Aïe, aïe. Il faudrait que quelqu’un prît la peine d’expliquer à M. Leroy la différence entre l’édification d’un monde meilleur (ou l’intention de rendre le monde meilleur) et peut-être même radicalement différent de ce que nous avons sous les yeux (en gros : une conséquence logique et terrestre du christianisme) et celle d’un monde parfait (communisme, entre autres). Nous y reviendrons.
Quelques titres
Frédéric Rouvillois, qui est professeur de droit public, nous est connu notamment par quelques livres rigoureux, érudits et ne manquant pas d’humour, tant dans les sujets que dans leur traitement. Citons Histoire de la politesse de 1789 à nos jours (2006), Histoire du snobisme (2008), Le collectionneur d’impostures (2010) ou Une histoire des best-sellers (2011). Sur des sujets historiques plus sérieux, voire tragiques, il est aussi l’auteur de Saint-Just Fasciste ?, contribution au Livre noir de la Révolution Française (passionnant ouvrage collectif paru aux éditions du Cerf sous la direction du frère Renaud Escande, o.p., en 2008).
Ce dernier titre, ainsi que celui de l’ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui, éclaire certains aspects de ceux précédemment cités, qui pourraient sembler plus légers, plus frivoles, principalement du premier et du troisième.
La politesse, en effet, est un usage public : à ce titre, elle entre dans les domaines que cherchera à régenter tout régime totalitaire, révolutionnaire ou… utopique. La précision « de 1789 à nos jours » n’est d’ailleurs pas gratuite : chacun sait à quel point il importa, pendant la Révolution Française, de se tutoyer et de s’appeler citoyen ou citoyenne, plutôt que monsieur ou madame.
Dans Le collectionneur d’impostures, deux chapitres sont consacrés aux effets cocasses d’une mystification et d’une étourderie dont les nazis furent les dupes, dans leur aveuglement idéologique : Thet Oera Linda Boek (chronique canularesque du peuple frison depuis le déluge, écrite au XIXe siècle par un pasteur facétieux) et l’affaire des dindons peints sur les fresques de la cathédrale (médiévale) Saint-Pierre de Schleswig (ils furent en fait peints par erreur lors d’une restauration effectuée en 1937). Ces anecdotes prendront tout leur sens en étant reprises dans Crime et utopie.
Principes de l’utopie
Venons-en justement au propos de Crime et utopie : il s’agit de démontrer que le national-socialisme peut être rangé parmi les grandes réalisations utopiques de l’histoire récente. Non pas pour le « banaliser » mais plutôt au contraire pour nous mettre en garde contre la tentation de réaliser des projets utopiques (sans tomber pour ceux-ci dans la reductio ad Hitlerum).
Toute utopie s’appuie sur la description d’un monde idéal, d’un Paradis sur terre qu’il serait possible de bâtir. Les fondements de cet idéal sont parfois hétéroclites ou confus, ce qui semble être le cas du nazisme : darwinisme social, proudhonisme, pangermanisme, antisémitisme… Ces pensées ou sentiments nourrirent diverses organisations et colonies qui fleurirent en Allemagne dès la fin du XIXe siècle et qui inspirèrent plus ou moins l’un ou l’autre responsable nazi, tout n’étant d’ailleurs pas cohérent dans ce curieux mélange.
Rouvillois, après nous avoir exposé ces sources (Les racines du mal, en deux chapitres : Les modèles rêvés et Précurseurs et inspirateurs), s’attache à décrire ce qui constitue le projet : la maîtrise de la nature, la reconstruction du paradis et la maîtrise de l’histoire. La maîtrise de la nature, des corps en particulier, passe par les moindres détails, chaque membre du peuple « élu » se devant de pratiquer l’exercice physique, d’avoir une alimentation saine et une hygiène parfaite… Jusque dans les moments les plus cruciaux, les détails les plus dérisoires feront l’objet d’un souci constant dans les plus hautes instances : le lecteur l’aura compris dès l’anecdote rapportée dans l’introduction (La chambre des mouches). La maîtrise de l’histoire importe aussi, pour démontrer la supériorité en tout point du peuple allemand – ou plutôt de la « race germanique », ici aussi jusque dans les détails les plus futiles : les épisodes que le lecteur du Collectionneur d’impostures connaît déjà sont là pour le prouver.
Comment installer l’utopie et la faire durer ? C’est ce à quoi s’attache l’auteur dans la troisième partie, où il expose les moyens : un état totalitaire, où chaque personne, mais aussi chaque institution, doit être mise en conformité (cette mise au pas étant nommée en allemand Gleichschaltung, soit : synchronisation). Les nazis tenteront même de créer une Eglise allemande, tentative qui, Dieu merci, ne mènera à rien. Quant aux récalcitrants, aux opposants, à tout ce qui résiste, eh bien, ces joyeux utopistes n’auront qu’à considérer tout cela comme des obstacles à éliminer (les opposants étant d’ailleurs considérés comme des êtres monstrueux, des aberrations malfaisantes, au point que ce caractère devait être jugé héréditaire et leur parenté punie, en vertu de la Sippenhaft – vengeance de clan – présentée, il va de soi, comme une antique tradition germanique).
Il y a bien entendu résister et résister : un opposant résiste activement. Mais quelqu’un qui, par sa naissance, n’a pas sa place dans le paradis racialement pur voulu par les nazis, qu’en faire ? La même chose que tous les autres obstacles : l’éliminer. Et les nazis passèrent aux actes avec les Juifs. Le sinistre résultat de cette entreprise est bien connu.
Le Paradis sur terre ?
Bien entendu, tout dans Crime et utopie est utilisé par l’auteur à l’appui de sa conviction, à savoir (pour mémoire) que le national-socialisme était une idéologie utopique. N’étant pas historien, je ne saurais dire si le résultat est entièrement convaincant. Je me contenterai donc de dire que l’hypothèse est fort intéressante, ainsi que ses développements et ses conclusions.
En conclusion, en effet, Rouvillois voit plus large, évoquant d’autres paradis terrestres qui tournèrent à l’enfer : l’URSS, la Chine communiste, le Cambodge au temps des Khmers rouges. A bien y réfléchir, on pourrait y ajouter les joies promises par le libéralisme[i] et ses promesses de ruissellement des richesses déclenché par la satisfaction d’appétits privés. Certes, le massacre n’y est pas pratiqué, mais les conséquences sont parfois lourdes (la richesse des uns passant par la misère des autres, la création saccagée au nom du culte de la croissance) et il se trouve ici et là des indices d’une pensée magique (on peut en voir, ici par exemple, une bonne analyse chez P. de Plunkett). Nous ajouterons à ce libéralisme économique son pendant sociétal, comme ils disent : la route ouverte à la post-humanité. Autre trait utopique, voire totalitaire, de cette tendance : la réduction à d’horribles monstres ou à d’aimables imbéciles de ceux qui n’y adhèrent pas.
Et l’utopie chrétienne, évoquée par Jérôme Leroy ? Eh bien, il n’y a pas d’utopie chrétienne : le Paradis n’est pas ici-bas et ce n’est pas aux hommes de chercher à le construire avec leurs petites mains. Ce qui ne dispense pas le Chrétien de chercher à rendre meilleur ce monde ou au moins d’essayer d’éviter d’en faire une annexe de l’enfer, s’il espère son salut, en œuvrant d’abord pour autrui et non seulement pour son intérêt. Quant aux esprits : le Chrétien évangélise, il n’impose pas ses vues. Certains le font patiemment, humblement, par leurs paroles et leurs actes, parfois jusqu’au martyre (comme encore, cette semaine, un jésuite hollandais, en Syrie).
(J’en profite pour vous souhaiter de passer, ou plutôt de vivre, une belle Semaine Sainte.)
 


[i] On utilise les noms qu’on trouve. J’aurais aussi pu dire : ultra-libéralisme, néo-libéralisme, mercantilisme, ou encore hyper-capitalisme glouton

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