dimanche 27 avril 2014

Un mot : tabou

Bien souvent, en lisant la presse ou en écoutant la radio, je tombe sur des expressions comme :
Je sais, je vais briser un tabou, mais…
Ou :
Vous savez, je n’ai pas de tabou, moi…
Ou encore :
Parlons sans tabou, voulez-vous bien…
C’est curieux, mais dès que j’entends le mot tabou, il me vient un soupçon : la personne qui parle ainsi va ou bien enfoncer une porte ouverte ou bien faire allégeance à l’esprit du temps, en professant, ce qui est de bon ton, une horreur pour tout ce qui pourrait ressembler à un dogme ou au respect d’un caractère sacré – un genre très bien porté de subversion, en somme.
Définition
Cherchez dans un dictionnaire : un bon gros Petit Robert bien élimé, ou sur le site du Trésor de la langue française (ici, et laissez-vous guider), par exemple. Le nom tabou vous renverra en gros à un sacré à la fois primitif, exotique et païen, transposé à des usages d’ici et maintenant.

Gradation et nivellement
Celui qui proclame n’avoir pas de tabou nous dit deux choses : premièrement, que ce qu’il désigne comme un tabou relève d’une croyance dépassée, arriérée, indigne d’être prise au sérieux par l’homme moderne ; secondement, que ceux qui tiendraient à l’usage ainsi désigné sont en somme un genre de primitif qui ne méritent qu’un regard vaguement attendri, dans la vitrine d’un musée ethnographique.
Tout peut y passer, du tabou des 35 heures au tabou de la fin de vie, en passant par le tabou du travail du dimanche ou les tabous de l’identité sexuelle. Curieusement, on peut observer simultanément une gradation et un nivellement dans ces « tabous » : peu à peu, on range au musée des notions plus ou moins anodines (entre nous, travailler 35 ou 37 heures par semaine, eh bien, peu me chaut), puis des notions plus sensibles sans être moralement insupportables (le travail du dimanche), avant de toucher à des équilibres symboliques (comme l’identité sexuelle) et, enfin, à la vie même (comme des questions sur la fin de vie), sans trop savoir, dans ces conditions, où il est prescrit de s’arrêter ; toutes ces notions seront rangées dans la même catégorie, afin de s’éviter toute question morale : tabous, vieilleries, quoi. Des superstitions auxquelles ne peuvent s’agripper que quelques fossiles, sans trop savoir pourquoi ils y tiennent tant. Autant balayer tout cela, les tabous aussi bien que les fossiles qui s’y agrippent, pareils à de vieux bigorneaux, ce dont conviendront tous les esprits rationnels et éclairés.
Objection
C’est drôle, mais pour ma part, je ne crois pas avoir beaucoup de tabous. Certaines choses me sont sacrées, mais j’ai l’impression de savoir pourquoi, dans la plupart des cas. Disons que mes raisons, fondamentalement, sont religieuses, avec leurs logiques conséquences morales. Je ne pense pas que qui viole ce que je tiens pour sacré mérite d’être tué, ni qu’il sera nécessairement foudroyé dans les quinze jours. Mais cette personne m’offensera (ce qui n’est pas insurmontable) et surtout, de mon point de vue, risquera fort d’offenser Dieu (Qui sera triste). En gros, il me semble plutôt qu’un ennemi mérite la pitié et une certaine sollicitude plutôt que la fureur.
Réciproquement, du reste, j’évite en général, disons, d’allumer un cigare si je suis dans le sanctuaire des autres.
Et, du point de vue moral, j’inviterais volontiers les briseurs de tabous à y regarder à deux fois avant de traiter de sauvages ceux qui ne sont pas de leur avis et de balayer leurs objections avec mépris. Connaissent-ils toutes les conséquences de leurs actes ou de leurs projets ?
Pour prendre une image, j’ai envie de leur dire de ne pas retourner toutes les pierres qu’ils peuvent trouver sur leur chemin : ce n’est pas que cela porte malheur, mais qui sait quelle vermine peut se cacher en-dessous ?
Alors, de grâce, employons un peu moins le mot tabou. Lequel, d'ailleurs, est devenu un lieu commun dont la banalité est propice à l’ennui.

mercredi 23 avril 2014

De quelques confusions et d’une manière d’y voir clair

Nous manquons souvent de discernement. La vitesse à laquelle nous voulons bien nous laisser gaver d’informations et notre paresse, avouons-le, n’y sont pas pour rien. Un peu de rigueur ne nécessite pourtant pas toujours un si grand effort. Voici quatre exemples pour essayer.
Maman ! Les intégristes débarquent !
Scandale dans un lycée privé sous contrat du XVIe arrondissement de Paris : on y diffuserait de la propagande intégriste ! L’Education Nationale va enquêter. On soupçonne de sombres menées de l’Opus Dei[i].
A y regarder d’un peu plus près (oh, pas beaucoup !), voici ce qu’on peut apprendre : dans cette école catholique, lors de cours de catéchèse, des intervenants extérieurs, notamment d’Alliance Vita ont été invités à faire à des élèves un exposé sur l’avortement. On devinera que les propos tenus n’auront guère été favorables à cette pratique, y compris en des termes francs, ce qui semble avoir scandalisé quelques personnes.
Quelques remarques (sans me mêler du fonctionnement de cette école, dont j’ignore tout), devraient permettre d’y voir un peu plus clair :
Premièrement, ces propos, autant que j’en sache, ne vont pas à l’encontre de ce que dit l’Eglise catholique à ce sujet : rien donc d’intégriste là-dedans – même si le message de l’Eglise ne se réduit pas à des questions morales comme celle dont il est question (d’ailleurs, Alliance Vita[ii], ce n’est pas l’Eglise catholique).
Deuxièmement, ces propos ont été tenus lors de cours de catéchèse, soit en dehors des heures d’enseignement scolaire : l’Education Nationale n’a rien à voir là-dedans.
Troisièmement, si de tels propos choquent des parents d’élèves, pourquoi avoir inscrit leurs enfants dans une école catholique (voir ma première remarque) ?
Cette affaire ressemblerait bien plutôt à un contre-feu : on sait quelles accusations, fondées ou non, justes ou exagérées, ont été récemment portées contre le gouvernement, soupçonné de vouloir instaurer dans les écoles des cours reprenant des éléments de « théorie du genre » et s’apparentant partant à de la propagande, et ce pendant les heures de classe. En gros, la reprise de cette affaire par l’Education Nationale en décidant de mener une enquête pourrait fort bien lui permettre d’accuser autrui de ce dont elle est elle-même soupçonnée, à savoir de vouloir endoctriner les élèves. Et autrui, ici, n’est pas n’importe qui, mais un établissement censé représenter des « tendances » opposées à celles du gouvernement. Il y a quand même là-dedans un léger parfum de totalitarisme[iii], dans la mesure où les autorités publiques se mêlent de ce qui n’est pas de leur ressort pour des raisons d’opinion.
Du reste, l’accusation d’intégrisme sert toujours à gauche dès que des Chrétiens se comportent autrement que comme des objets de musée. Fort bien, me direz-vous, mais à droite ? Eh bien, nous y reviendrons.
A couteaux pliés
A propos d’appellations approximatives, voire mensongères, fureur dans le Rouergue : les habitants de Laguiole ne supportent plus qu’un affairiste se soit approprié le nom de leur bourgade pour l’accoler à des articles de pacotille fabriqués à vil prix en Asie. C’est tout juste s’ils peuvent encore appeler « Laguiole » leurs fameux couteaux[iv] et leurs excellents fromages.
On pourra cependant faire ce reproche aux habitants de Laguiole : comment ont-ils pu, il y a vingt ans, laisser quelqu’un s’approprier sans vergogne le nom de leur village ? Mais, après tout, j’ignore si on leur a alors demandé leur avis ou s’ils avaient réellement les moyens de s’y opposer.
A la réflexion, il serait tentant de déposer un nom souvent utilisé, histoire de toucher des droits. Grenelle, par exemple. Depuis les accords de Grenelle de 1968 (ainsi nommés parce qu’ils furent signés dans les locaux d’un ministère sis rue de Grenelle), tout a son Grenelle : M. Sarkozy nous a naguère servi le Grenelle de l’environnement (plein de bonnes intentions, et puis… pschutt !), et cette année, la Manif pour tous a organisé le Grenelle de la famille.
Mais ce n’est qu’une tentation. Il devrait être possible d’y mettre bon ordre. Grâce à un Grenelle du Grenelle ?
Nuances chez les évêques de France
Cette semaine, articles de Patrice de Plunkett (ici) et de Koztoujours (), excellents comme il se doit, sur de prétendues divisions ou querelles au sein de la Conférence des Evêques de France, à propos de sujets touchant à la famille et sur le point de vue à avoir quant à certaines manifestations ou oppositions aux projets du gouvernement en la matière. Encore une fois, un peu de rigueur (avec des informations) permet d’y voir plus clair (et les susnommés articles nous y aident).
Premièrement, des nuances quant à l’attitude ne sont pas nécessairement des divergences de fond (en revanche, elles seraient plutôt un signe de vie et de richesse).
Deuxièmement, l’opposition à ces projets ne fait pas de l’Eglise un parti politique. Nos évêques, ayant dit clairement (dès août 2012) ce qu’ils pensaient du mariage dit pour tous, n’avaient aucune raison de participer en tant que tels et en bloc à des manifestations, ni d’appeler les catholiques à s’y jeter, pas plus que de le leur interdire.
Troisièmement, ceux qui leur reprochent cette saine prudence sont dans la confusion, quand ils ne cherchent pas, de manière intéressée, à créer et à nourrir cette confusion.
Si la Manif pour tous n’est pas allé tirer la manche à nos évêques (et a été en l’occurrence fort bien inspirée de ne pas le faire), il s’est trouvé un certain nombre de ligueurs en chambre pour reprocher cette indépendance et à LMPT et aux évêques (quant à ces derniers, ces chers vengeurs nous expliqueront que c’est tous des gauchiss’), sans compter ceux qui rêvaient de voir ces manifestations tourner à la révolution… Il en est parmi eux qui bloguent ; ils ne sont pas parfois sans rappeler Jean-Pierre Léaud et Anne Wiazemski derrière leur barricade faite d’exemplaires du Petit livre rouge, au milieu d’un salon bourgeois, dans La Chinoise, de Jean-Luc Godard. Ils en seraient surpris, s’ils le savaient.
En moins extrémiste, il y a aussi l’UMP. Avec le Figaro comme bulletin de propagande (ici, par exemple), pour célébrer une jeunesse catho et rebelle qui n’écouterait plus ses évêques, trop-gentils-avec-les-vilains-socialistes (hou, hou !). De l’art (assez grossier) de projeter les Chrétiens sur le pauvre axe gauche-droite et ses mornes oscillations…
M. Cameron saisi par la grâce
Je parlais plus haut de la gauche, qui n’aime les Chrétiens que dans les musées. A droite, il y a quand même des nuances : le christianisme, ça orne les dimanches et ça incite les braves gens à se tenir convenablement. On se souvient dans ce registre du discours de Latran de M. Sarkozy. Eh bien, au Royaume-Uni, c’est à peu près la même chose : M. Cameron s’est récemment réjoui de vivre dans un pays chrétien (et d’en être le premier ministre, certainement). Sans doute parce que sans cela il se trouverait des Britanniques qui s’ennuieraient le dimanche matin. Et que M. Cameron est soucieux du bien-être de ses concitoyens : il ne veut pas qu’ils s’ennuient le dimanche matin. Sinon, je ne vois pas trop pourquoi (mais je vous invite, décidément, à aller voir ici ce qu’en dit – fort bien – Patrice de Plunkett).




[i] Nom magique pour certains journalistes, qui voient se dessiner les contours d’un genre de KGB à la sauce ultramontaine.
[ii] J’ai eu la chance d’assister à quelques réunions de cette organisation. Les personnes que j’ai rencontrées ne ressemblaient en rien à des intégristes ; quant à leur propos sur l’avortement, ils ne visaient pas à faire d’une femme qui a avorté un monstre voué aux feux de l’enfer, mais plutôt une victime, souvent de la lâcheté d’autres personnes. Et il ne s’agit pas non plus d’une bande de fous furieux qui vont rosser des médecins pratiquant des avortements, comme cela se fait paraît-il en Amérique (et qui serait plutôt le fait de sectes protestantoïdes).
[iii] J’insiste : ce parfum est léger ; il relève plus à mon humble avis d’une tournure d’esprit que d’une action systématique.
[iv] Nous ne nous étendrons pas ici sur la généalogie de ce type de couteau (capuchadou rouergat, jambette stéphanoise, navaja espagnole…), mais remarquons qu’il est aussi fabriqué à Thiers depuis fort longtemps (dans des modèles moins élégants ?). Je soupçonne d’ailleurs celui que je possède d’être vulgairement thiernois.

dimanche 20 avril 2014

Royal, Désir : encore un peu de théorie du complot

Le remaniement ministériel que nous avons connu récemment en France semble avoir fait le bruit prévu pour couvrir celui de l’effondrement du Parti Socialiste aux élections municipales. Que voulez-vous : les Français ont la mémoire courte, comme disait… qui, déjà ?
C’est possible. Mais on peut aussi incriminer – et c’est presque devenu un truisme que de le faire – le flux ininterrompu d’informations d’une importance inégale (et indifférente) dont l’Européen moderne est gavé.
Certains ont probablement la mémoire moins courte. Ce qui est sans nul doute le cas du président Hollande, que l’on présente trop souvent comme un faiseur de blagounettes[i] tout juste bon à présider une soirée loto dans un chef-lieu de canton corrézien[ii]. Prenons un exemple.
La nomination il y a quelques jours de M. Harlem Désir au poste de secrétaire d’Etat aux affaires européennes n’a pas peu contribué au vacarme ambiant. Pensez donc : voilà un homme que l’on nomme secrétaire d’Etat parce qu’il faut bien en faire quelque chose, le monsieur semblant désormais inapte à diriger un parti politique. Scandale ! Comme tout un chacun, je n’y ai d’abord vu que l’illustration grossière de ce qu’est devenu le petit monde des politiciens : un bureau de placement en vase clos (« tu as tout foiré au parti, tu as passé deux ans à te ridiculiser et à nous ridiculiser, mon ami ? Faut bien te virer. Mais ne crains rien, on va te recaser au gouvernement. »). Et certains de rappeler ce bon vieux jeu de mots remontant au temps où M. Désir dirigeait SOS racisme, association apolitique comme on le sait[iii] : « Touche pas à mon poste ! ».
Bon, pourquoi pas. Mais, après plusieurs jours de réflexion, j’ai fini par y voir un bon exemple de l’habileté manœuvrière de M. Hollande, de sa ruse aux multiples tiroirs (où l’on comprendra qu’il est tout sauf un capitaine de pédalo). Je m’explique.
Vous n’aurez pas oublié, je l’espère, la liaison avec une actrice que l’on prêta cet hiver[iv] à notre cher président. Nous ne discuterons pas ici du bien-fondé ou non de ce qui nous a été raconté. Notons cependant que cette affaire a permis à M. Hollande de donner son congé à Mme Trierweiler avec tout le tact dont on le sait capable. Oui, mais à quelle fin ? Vous êtes perplexe ? C’est pourtant simple : M. Hollande, sentant enfin venir le désastre électoral qu’il préparait depuis bientôt deux ans, allait pouvoir remanier le gouvernement et le PS[v]. Mais enfin, pour quoi faire ? Eh bien, pour ramener Mme Royal sur le devant de la scène, chose impossible tant que Mme Trierweiler traînait dans les couloirs de l’Elysée, et faire rebondir la carrière de M. Désir. Vous ne comprenez toujours pas ? Allons, encore un petit effort, nous y sommes presque : avec un nouvel élan dans la carrière de M. Désir, au sein du même gouvernement que Mme Royal, on va à nouveau pouvoir parler de Désir d’avenir[vi] !
J’entends d’ici monter des cris d’indignation : quoi, tout ce laborieux raisonnement pour faire une nouvelle blagounette[vii] ? Tout ça pour ça !
Ceux qui poussent de tels cris n’entendent visiblement pas grand-chose aux nécessaires subtilités de la haute politique. Moi non plus, d’ailleurs.
Plus sérieusement, et sans m’attarder sur le premier anniversaire de cette misérable chronique (écume, écume…), qu’il me soit permis de vous souhaiter de très joyeuses et saintes fêtes de Pâques !




[i] Mon Dieu, que ce mot est laid ! Je trouve qu’il sue la vulgarité.
[ii] Une telle supposition me semble fort méprisante à l’égard des Limousins.
[iii] Ce ne sont, par exemple, ni M. Désir ni M. Malek Boutih qui prétendraient le contraire. Une aussi irréprochable imperméabilité vis-à-vis du PS me fait penser à l’UNEF-ID du temps de la loi Devaquet et à l’UNEF du temps du CPE ; mais je m’égare…
[iv] Si l’on peut appeler cela un hiver (remarque d’un homme qui aime la neige).
[v] Eh oui ! Désormais, le gouvernement et le parti politique majoritaire à l’assemblée sont difficiles à distinguer. Enfin, je dis « désormais »…
[vi] Vous ne vous rappelez pas ? Le mouvement d’autopromotion de Mme Royal au sein du PS il y a un lustre ou deux. On ne sait trop ce que c’est devenu (et on s’en f…, du reste).
[vii] Décidément, ce mot n’est pas moins laid qu’au début de mes réflexions de ce jour.

vendredi 11 avril 2014

"Crime et utopie", de Frédéric Rouvillois

C’est en lisant sa critique par Jérôme Leroy dans le numéro de mars de Causeur qu’il m’a été donné d’avoir connaissance de Crime et utopie – une nouvelle enquête sur le nazisme, le dernier ouvrage de Frédéric Rouvillois, paru cette année aux éditions Flammarion. La critique qu’en fait Jérôme Leroy, si elle est dans son ensemble juste et élogieuse (autant que bien écrite), finit sur une conclusion qui me semble erronée : pour lui, la louable prudence de Rouvillois devant les projets présentant un caractère utopique risque d’aboutir à « une résignation grise qui confine dangereusement au nihilisme ». Aïe. Cela nous est asséné après avoir évoqué le « vieux désir (…) de construire un monde meilleur, un désir qui reste toujours aussi vif, du christianisme au communisme, malgré les échecs sanglants ». Aïe, aïe. Il faudrait que quelqu’un prît la peine d’expliquer à M. Leroy la différence entre l’édification d’un monde meilleur (ou l’intention de rendre le monde meilleur) et peut-être même radicalement différent de ce que nous avons sous les yeux (en gros : une conséquence logique et terrestre du christianisme) et celle d’un monde parfait (communisme, entre autres). Nous y reviendrons.
Quelques titres
Frédéric Rouvillois, qui est professeur de droit public, nous est connu notamment par quelques livres rigoureux, érudits et ne manquant pas d’humour, tant dans les sujets que dans leur traitement. Citons Histoire de la politesse de 1789 à nos jours (2006), Histoire du snobisme (2008), Le collectionneur d’impostures (2010) ou Une histoire des best-sellers (2011). Sur des sujets historiques plus sérieux, voire tragiques, il est aussi l’auteur de Saint-Just Fasciste ?, contribution au Livre noir de la Révolution Française (passionnant ouvrage collectif paru aux éditions du Cerf sous la direction du frère Renaud Escande, o.p., en 2008).
Ce dernier titre, ainsi que celui de l’ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui, éclaire certains aspects de ceux précédemment cités, qui pourraient sembler plus légers, plus frivoles, principalement du premier et du troisième.
La politesse, en effet, est un usage public : à ce titre, elle entre dans les domaines que cherchera à régenter tout régime totalitaire, révolutionnaire ou… utopique. La précision « de 1789 à nos jours » n’est d’ailleurs pas gratuite : chacun sait à quel point il importa, pendant la Révolution Française, de se tutoyer et de s’appeler citoyen ou citoyenne, plutôt que monsieur ou madame.
Dans Le collectionneur d’impostures, deux chapitres sont consacrés aux effets cocasses d’une mystification et d’une étourderie dont les nazis furent les dupes, dans leur aveuglement idéologique : Thet Oera Linda Boek (chronique canularesque du peuple frison depuis le déluge, écrite au XIXe siècle par un pasteur facétieux) et l’affaire des dindons peints sur les fresques de la cathédrale (médiévale) Saint-Pierre de Schleswig (ils furent en fait peints par erreur lors d’une restauration effectuée en 1937). Ces anecdotes prendront tout leur sens en étant reprises dans Crime et utopie.
Principes de l’utopie
Venons-en justement au propos de Crime et utopie : il s’agit de démontrer que le national-socialisme peut être rangé parmi les grandes réalisations utopiques de l’histoire récente. Non pas pour le « banaliser » mais plutôt au contraire pour nous mettre en garde contre la tentation de réaliser des projets utopiques (sans tomber pour ceux-ci dans la reductio ad Hitlerum).
Toute utopie s’appuie sur la description d’un monde idéal, d’un Paradis sur terre qu’il serait possible de bâtir. Les fondements de cet idéal sont parfois hétéroclites ou confus, ce qui semble être le cas du nazisme : darwinisme social, proudhonisme, pangermanisme, antisémitisme… Ces pensées ou sentiments nourrirent diverses organisations et colonies qui fleurirent en Allemagne dès la fin du XIXe siècle et qui inspirèrent plus ou moins l’un ou l’autre responsable nazi, tout n’étant d’ailleurs pas cohérent dans ce curieux mélange.
Rouvillois, après nous avoir exposé ces sources (Les racines du mal, en deux chapitres : Les modèles rêvés et Précurseurs et inspirateurs), s’attache à décrire ce qui constitue le projet : la maîtrise de la nature, la reconstruction du paradis et la maîtrise de l’histoire. La maîtrise de la nature, des corps en particulier, passe par les moindres détails, chaque membre du peuple « élu » se devant de pratiquer l’exercice physique, d’avoir une alimentation saine et une hygiène parfaite… Jusque dans les moments les plus cruciaux, les détails les plus dérisoires feront l’objet d’un souci constant dans les plus hautes instances : le lecteur l’aura compris dès l’anecdote rapportée dans l’introduction (La chambre des mouches). La maîtrise de l’histoire importe aussi, pour démontrer la supériorité en tout point du peuple allemand – ou plutôt de la « race germanique », ici aussi jusque dans les détails les plus futiles : les épisodes que le lecteur du Collectionneur d’impostures connaît déjà sont là pour le prouver.
Comment installer l’utopie et la faire durer ? C’est ce à quoi s’attache l’auteur dans la troisième partie, où il expose les moyens : un état totalitaire, où chaque personne, mais aussi chaque institution, doit être mise en conformité (cette mise au pas étant nommée en allemand Gleichschaltung, soit : synchronisation). Les nazis tenteront même de créer une Eglise allemande, tentative qui, Dieu merci, ne mènera à rien. Quant aux récalcitrants, aux opposants, à tout ce qui résiste, eh bien, ces joyeux utopistes n’auront qu’à considérer tout cela comme des obstacles à éliminer (les opposants étant d’ailleurs considérés comme des êtres monstrueux, des aberrations malfaisantes, au point que ce caractère devait être jugé héréditaire et leur parenté punie, en vertu de la Sippenhaft – vengeance de clan – présentée, il va de soi, comme une antique tradition germanique).
Il y a bien entendu résister et résister : un opposant résiste activement. Mais quelqu’un qui, par sa naissance, n’a pas sa place dans le paradis racialement pur voulu par les nazis, qu’en faire ? La même chose que tous les autres obstacles : l’éliminer. Et les nazis passèrent aux actes avec les Juifs. Le sinistre résultat de cette entreprise est bien connu.
Le Paradis sur terre ?
Bien entendu, tout dans Crime et utopie est utilisé par l’auteur à l’appui de sa conviction, à savoir (pour mémoire) que le national-socialisme était une idéologie utopique. N’étant pas historien, je ne saurais dire si le résultat est entièrement convaincant. Je me contenterai donc de dire que l’hypothèse est fort intéressante, ainsi que ses développements et ses conclusions.
En conclusion, en effet, Rouvillois voit plus large, évoquant d’autres paradis terrestres qui tournèrent à l’enfer : l’URSS, la Chine communiste, le Cambodge au temps des Khmers rouges. A bien y réfléchir, on pourrait y ajouter les joies promises par le libéralisme[i] et ses promesses de ruissellement des richesses déclenché par la satisfaction d’appétits privés. Certes, le massacre n’y est pas pratiqué, mais les conséquences sont parfois lourdes (la richesse des uns passant par la misère des autres, la création saccagée au nom du culte de la croissance) et il se trouve ici et là des indices d’une pensée magique (on peut en voir, ici par exemple, une bonne analyse chez P. de Plunkett). Nous ajouterons à ce libéralisme économique son pendant sociétal, comme ils disent : la route ouverte à la post-humanité. Autre trait utopique, voire totalitaire, de cette tendance : la réduction à d’horribles monstres ou à d’aimables imbéciles de ceux qui n’y adhèrent pas.
Et l’utopie chrétienne, évoquée par Jérôme Leroy ? Eh bien, il n’y a pas d’utopie chrétienne : le Paradis n’est pas ici-bas et ce n’est pas aux hommes de chercher à le construire avec leurs petites mains. Ce qui ne dispense pas le Chrétien de chercher à rendre meilleur ce monde ou au moins d’essayer d’éviter d’en faire une annexe de l’enfer, s’il espère son salut, en œuvrant d’abord pour autrui et non seulement pour son intérêt. Quant aux esprits : le Chrétien évangélise, il n’impose pas ses vues. Certains le font patiemment, humblement, par leurs paroles et leurs actes, parfois jusqu’au martyre (comme encore, cette semaine, un jésuite hollandais, en Syrie).
(J’en profite pour vous souhaiter de passer, ou plutôt de vivre, une belle Semaine Sainte.)
 


[i] On utilise les noms qu’on trouve. J’aurais aussi pu dire : ultra-libéralisme, néo-libéralisme, mercantilisme, ou encore hyper-capitalisme glouton

jeudi 3 avril 2014

Eloge de la correspondance (et de l’enveloppe)

Il y a quelques semaines (autant dire une éternité), les journaux et les radios bruissaient d’une tribune rédigée par M. Sarkozy et parue dans le Figaro au sujet des écoutes dont il a fait l’objet. La comparaison qu’il a faite à ce propos entre les méthodes utilisées à son égard et celles de la Stasi dans la défunte RDA ont provoqué quelques cris d’indignation et quelques railleries… mais glissons, glissons…
L’intérêt du texte de M. Sarkozy me semble résider dans l’allusion qu’il y fait à La vie des autres, film qu’il qualifie de « magnifique », si j’ai bonne mémoire. Loin de moi l’idée de le contredire à cet égard.
Les écrits volent, les paroles demeurent
Mais non, c’est le contraire, protesteront certains. Et pourtant, en songeant à l’importance accordée à la parole donnée dans les cultures orales (ou dans celles où l’oralité a laissé une trace profonde), je n’en suis pas sûr ! Mais revenons à La vie des autres : dans ce film, on peut voir comment la vie d’un couple est épiée, notamment au travers de l’espionnage de ses conversations, qui sont écoutées et enregistrées sur bandes magnétiques. Leur intimité sera connue de la police dans tous ses détails.
Ceux qui ont vu ce film connaissent la suite : l’officier de la Stasi chargé de mettre en œuvre la mission d’espionnage, pris de sentiments bienveillants, tentera de protéger ses victimes et sera pour cela lourdement sanctionné : dégradé, il aura désormais pour tâche d’ouvrir à la vapeur[i] des enveloppes contenant les correspondances de milliers de citoyens est-allemands, assis dans un bureau, au milieu d’autres policiers anonymes. C’est un travail répétitif, fastidieux, déprimant.
Mais ces temps sont révolus, n’est-ce pas. Je suppose que, dans de telles officines, il y avait aussi des personnels spécialisés dans la lecture des lettres, le relevé des adresses des correspondants suspects, et bien entendu dans la fermeture des enveloppes d’une manière aussi discrète que possible[ii] !
Bref, cette ouverture massive de lettres devait être un vrai travail de fourmi. Sans compter le déchiffrage des écritures ! La lecture de courriers électroniques a dû être, de ce point de vue, accueillie comme un immense progrès dans les équivalents contemporains des officines déjà évoquées.
Ce qui m’amène à une réflexion : et si, pour conserver une certaine discrétion, en ces temps d’écoute généralisée (mais aussi d’impatience et de paresse, y compris peut-être dans les cabinets noirs), nous ne revenions pas à un usage plus large de la correspondance écrite, sur du papier, glissée bien sûr dans des enveloppes[iii] ? Mais, me rétorquerez-vous, que faire d’éventuelles lettres compromettantes ? Voyons, vous n’avez jamais entendu parler du feu ?
De quelques charmes de la lettre
Citons, évidemment, ceux de la lettre que l’on est en train d’écrire, ou que l’on s’apprête à écrire : quel papier, quelle enveloppe, quelle encre choisir ? Quel ton employer, aussi ? Sur ce dernier point, reconnaissons que la question se pose aussi pour le courrier électronique, qui peut donc conserver un certain charme. Ajoutons le choix de s’appliquer ou non en écrivant, et la possibilité d’ajouter des dessins de son cru, des annotations ou des monogrammes farfelus aussi bien sur la lettre que sur l’enveloppe (les monogrammes et dessins sont cependant à déconseiller à qui n’a pas un minimum de « coup de crayon »).
Ces charmes deviendront, à l’autre bout de la chaîne, la marque de l’attention portée par l’expéditeur au destinataire. Songeons à ce dernier, lorsqu’il ouvre sa boîte à lettres : identification de l’expéditeur par son écriture (bien plus agréable qu’un nom sur une liste de courriers électroniques avec un titre bourré de re.tr.re.fw.re.re…), attente d’être chez soi, au calme, pour décacheter l’enveloppe… selon l’expéditeur, cette attente pourra être haletante… et même trop longue : l’enveloppe, parfois, sera ouverte dès sa sortie de la boîte.
A tout cela s’ajoute, évidemment, dans certains cas, l’attente fébrile d’une réponse de la part de la personne à qui l’on vient d’écrire : deux jours, dans le meilleur des cas ! Et combien de semaines, parfois : si le correspondant est à l’autre bout du monde, certes, mais aussi s’il est paresseux, distrait, indifférent ou ennuyé ; ces délais ont souvent une signification.
Et ils nous enseignent la patience. En même temps que nos limites – tout ne se fait pas en un clic. Un premier pas vers la redécouverte d’une certaine frugalité ?


[i] Il est muni pour cela d’un petit appareil, une bouilloire électrique percée de trous dont l’ordonnancement est censé sans doute rendre facile et propre l’ouverture des enveloppes – trait typiquement allemand, soit dit en passant, que ce besoin de disposer de moyens exactement adaptés à une tâche donnée.
[ii] Mais, là encore, ayons confiance dans le génie allemand et dans les plaisirs qu’il sait offrir à d’innocents ingénieurs.
[iii] Même si je vous invite toujours à lire Théorie de la carte postale, de S. Lapaque…

mardi 1 avril 2014

Que feriez-vous à ma place ?

Je l'apprends à l'instant : M. Valls me propose un poste important dans son gouvernement. J'hésite.
Cela dit, nous sommes quand même un premier avril.