lundi 28 octobre 2013

Malaparte et la Volga

Souvent, lorsque nous admirons un écrivain (ou plus largement un artiste), nous sommes à l’affût du moindre morceau, de n’importe quelle miette venant de lui. Que paraisse un inédit ou que survienne la réédition d’un texte jusque-là difficile à trouver, nous voilà impatients, haletants ou ravis. Puis vient la découverte du morceau, qui peut aussi bien être un enchantement qu’une cruelle déception. Pour ce qui est de Curzio Malaparte, nous avons été servis ces dernières années : en matière de déception, ne citons que Le compagnon de voyage, tandis que Voyage en Ethiopie appartiendrait plutôt aux agréables découvertes. C’est dans cette dernière catégorie que je rangerai La Volga naît en Europe, réédition d’un livre paru en France en 1948, dont les Belles Lettres ont eu l’heureuse initiative de se charger, dans la nouvelle collection « Mémoires de guerre ». On annonce la prochaine parution, du même auteur et dans la même collection, de Viva Caporetto ! : nous verrons bien alors.
 
Malaparte sur le front de l’Est
La quatrième de couverture de La Volga naît en Europe a le mérite de nous annoncer ce qu’est ce livre : un recueil d’articles écrits par un correspondant de guerre. En l’occurrence, d’articles écrits par Malaparte pour le Corriere della Serra, l’été 1941 en Bessarabie et en Ukraine, puis à la fin de l’hiver 1942, aux côtés des troupes finlandaises, devant Leningrad[i].
Plutôt que les combats eux-mêmes, encore qu’il se trouve quelques récits de combats, Malaparte décrit ici ce qu’il voit – et transpose certainement – entre les combats ou après ceux-ci : en Bessarabie et en Ukraine, ce seront les fermes et les villages pris par les troupes allemandes et roumaines, les réactions des villageois, les impressions sur les marques plus ou moins profondes (on est sur les marches de l’URSS plutôt qu’en son centre) de la propagande soviétique dans les esprits aussi bien que dans le paysage ou les constructions – on ne peut que penser aux églises transformées en musées de l’athéisme (!) ou en entrepôts à grain ; en Finlande (disons plutôt en Ingrie) nous sont montrés les efforts acharnés, furieux, des Soviétiques pour défendre Leningrad (vus de l’autre côté) et ceux, patients, presque paisibles, mais résolus et combatifs des Finlandais dans leur participation à ce siège.
On est loin, ici, de la grande construction horrifique et géniale que sera Kaputt, révélant après coup les atrocités de la guerre en Ukraine, ne reniant pas son admiration pour le courage à la foi tranquille, méthodique et fou des Finlandais (avec là un peu plus d’insistance sur le côté fou), et y mêlant quelques conversations avec des altesses raffinées ou des puissants du moment. Les passages « princiers » de Kaputt sont empreints d’un snobisme pas dupe, héritage proustien revendiqué, tandis que ceux où nous rencontrons Hans Frank, « protecteur » de la Pologne (Frankreich, ha, ha, ha !) nous dépeignent plutôt ce dernier comme un croisement d’Ubu roi et de bourgeois gentilhomme[ii].
Naturellement, étant destinés à la presse italienne du temps de Mussolini, les articles de La Volga naît en Europe n’ont pas cette folie grandiose, élégante et crue. Ni la brièveté propre au journalisme ni la censure ne le permettaient.
 
Une idée générale ?
Dans sa préface de 1948 (écrite pour l’édition française de La Volga naît en Europe), Malaparte affirme, répète, martèle presque ce qu’il dit être le « sens caché » de la guerre entre l’Allemagne nationale-socialiste et la Russie bolchévique : ce n’était pas un affrontement entre quelque civilisation européenne et quelque barbarie asiatique (d’où le titre, et en toute modestie j’incline vers cette négation et la trouve même assez évidente) mais un prolongement de la lutte des classes… Et là on est un peu perdu : de quelles classes s’agit-il ? « Bourgeois » contre « prolétaires » ? On veut bien, mais tout au long de ses articles sur le front ukrainien, Malaparte insiste sur un autre caractère de cette guerre : il s’agit pour lui d’une guerre de techniciens, où les soldats, autant allemands que soviétiques, ressemblent plus à des ouvriers servant des machines qu’à des combattants. Il devra bien mettre un bémol en Finlande à cette idée intéressante, mais au fond pas très originale et parfois un peu systématisée.
J’avoue personnellement avoir du mal à prendre au sérieux toutes les théories ou les idées de Malaparte. Elles me semblent avoir deux fonctions.
Premièrement, dans leur caractère changeant, celle de justifier ses bonnes dispositions vis-à-vis des tendances dominantes[iii], tout en gardant son quant-à-soi, lucide et un brin cynique ; une façon honorable de ne pas trop mal finir, en somme, pour Kurt Suckert, qui avait choisi de s’appeler Malaparte puisque Bonaparte avait mal fini.
Secondement, celle de fournir un prétexte à des développements intelligents, drôles et tragiques où se mêlent en fait une nostalgie sans illusions pour le monde civilisé[iv], le goût du pittoresque et de l’horrible, mais aussi la pitié, presque rageuse parfois, pour ceux qu’il voit souffrir.
En somme, ses idées, parfois fumeuses et souvent incohérentes, me semblent surtout constituer ce prétexte, un prétexte pour la littérature. Ce qui n’est pas rien. Et qui laisse le lecteur libre, une fois ce prétexte connu de se faire son idée[v] et aussi d’apprécier les beautés du texte.
 
Quelques beautés
Une fois les idées mises à leur place (donc : retournées à l’office où elles attendront qu’on veuille bien les sonner), le plaisir littéraire éprouvé à lire La Volga naît en Europe n’est pas pour autant celui de l’art pour l’art. Qu’on prenne par exemple Dieu rentre chez Lui, où nous voyons des villageois ukrainiens essayer de rouvrir leur église, qui avait été transformée en entrepôt à grain, dans l’espoir de voir revenir un pope pour la faire revivre : voilà une nouvelle drôle et touchante, accompagnée d’une réflexion (sans insistance) sur le vide laissé par l’athéisme d’état et relevée – si j’ose dire – d’une fin cruellement ironique. Sur le front finlandais, les amateurs de mélancolie tranquille et de prose poétique pourront se délecter d’Ainsi se promènent les morts dans les maisons désertes, d’Anges, hommes et bêtes dans les forêts du Ladoga ou encore d’Avec l’« homme mort », dans la forêt immense.
Les articles « finlandais » sont par ailleurs truffés de mots finnois (goût de Malaparte ou obligation journalistique de rendre un peu de couleur locale), chantants et étranges. Mais là j’avoue être un peu déçu par l’absence d’un de ces mots, nom d’une vertu finnoise illustrée tout au long de ces articles « finlandais » : sisu. Mais il sera beaucoup pardonné à Malaparte. Même de ne pas nous avoir fait voir la Volga, du reste…


[i] Aucune nostalgie de ma part lorsque j’emploie ce nom. En 1942, l’usage était de dire Leningrad. C’est tout.
[ii] A part ses côtés grotesques, la « protection » exercée par Hans Frank sur la Pologne fut une réalité plus sinistre : elle lui valut d'être condamné à mort et pendu à Nuremberg en 1946.
[iii] Voir à ce sujet les ambiguïtés de la préface. Malaparte fut un temps fasciste, avant la guerre, et adhéra dans les années 1950 au parti communiste, à peu près en même temps qu’il se convertit au catholicisme, étant jusqu’alors de confession luthérienne ; ces variations sont fort bien évoquées, avec une admiration moqueuse, par Bruno Tessarech dans son Pour Malaparte il y a quelques années (ce livre entier est un délice, je le recommande au passage).
[iv] Comme le fait dire Roger Nimier à François Sanders dans Le hussard bleu : « J’appartenais à cette génération heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé. » Nimier et Malaparte firent connaissance vers 1947…
[v] Sans nécessairement y plaquer ses opinions ou ses préjugés.

jeudi 24 octobre 2013

Absurdographie (5) : deux petites perles en passant

En coup de vent, voici quelques trouvailles absolument parfaites, à mon goût. Non, je ne vous entretiendrai pas des récentes léonarderies, ni même de la photo de Mme Royal en Liberté. Le pathétique de ce dernier cas appelle, je crois, un peu de miséricorde. Mais voyez plutôt.
 
Fumées
Nos ministères sont très occupés : un article paru mercredi soir sur le site du Figaro m’apprend que certaines autorités proches du ministère de l’écologie ambitionnent d’interdire l’usage de bougies et d’encens, surtout d’encens, car ce serait trrrrrès dangereux. « L'utilisation d'encens pourrait présenter des risques aigus, chroniques et cancérogènes », peut-on y lire. La sale grenouille de bénitier que je suis parfois s’inquiète et s’interroge : vais-je continuer de fréquenter ma paroisse le dimanche, avec tout cet encens et tous ces cierges qui brûlent ?
J’en viens à me demander si le gouvernement que le monde nous envie (il est si drôle) ne persiste pas dans sa rage contre notre arriération culturelle jusqu’à de pareils détails. Bientôt, on nous annoncera que les cloches des églises sont des nuisances sonores, je suppose.
Plutôt amusant, si cela vient d’écologistes officiels, lorsque quelques-uns des mêmes se disent favorables à la légalisation du cannabis…
 
Saint-Nicolas
Il n’y a pas que nos ministères qui croulent sous les travaux urgents. Cette fois, c’est grâce au Point que j’apprends que l’ONU (plus précisément, si j’ai bien lu, le comité du Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'homme, ça ne s’invente pas) aurait ouvert une enquête sur un personnage apparaissant dans les festivités de la Saint-Nicolas aux Pays-Bas : Zwarte Piet, soit Pierrot le noir, l’équivalent de notre Père Fouettard. Zwart, c’est noir : aurait-on affaire à un cas de racisme, partant à une tradition intolérable ? Ah, j’imagine l’indignation que la révélation d’une telle pratique doit soulever en Afrique !!!
Sans vouloir passer pour un mouchard, je signale à Mme Sheperd, présidente du susnommé comité, qu’en Suède, un jeu de cartes prisé des enfants est nommé Svarte Petter (Pierre le noir, encore lui !) ; j’ai dû y jouer sous ce nom, ainsi que sous celui de Pouilleux en France (pour les amnésiques ou ceux qui n’ont jamais eu huit ans et demi, il s’agit de se débarrasser de ses cartes par paires de même « couleur » - noir ou rouge – en évitant de garder le valet de pique, le valet de trèfle étant exclu du jeu). A quand une enquête en Suède ? On tremble…
Comment dire à ces fonctionnaires internationaux si affairés, pour alléger leur charge de travail, que le noir n’est pas qu’une couleur de peau ? Cela peut être aussi une couleur symbolique. Par exemple des noirceurs de nos âmes (le Père fouettard, après tout, est là pour fouetter les enfants qui n’ont pas été sages !). De nos péchés, en somme. Notion sans doute étrangère à des esprits aussi modernes et éclairés que ceux de quelques enquêteurs onusiens…
Ah si, encore une chose : à toute fins utiles, il faudrait dire à l’auteur de l’article du Point que Saint Nicolas, quoiqu’évêque et vivant en Anatolie, n’était pas « un évêque turc ». Décidément, il faut tout indiquer à tout le monde, ce soir !

samedi 19 octobre 2013

Vocabulaire errant : conjectures d’un amateur

Profitons de quelques actualités parfois futiles pour nous amuser du vocabulaire contemporain.
De l’humour
J’ignore si la nouvelle édition du Grand Robert a revu ses définitions des mots humour et humoriste. En tout cas, je lis ceci dans l’édition de 1968 du Petit Robert :
« HUMORISTE n. et adj. (1578 ; it. umorista, lat. sav. humorista, « partisan de l’humorisme »)
I N Vx Personne d’humeur maussade. V Mélancolique.
II Adj (1793, repris angl.). Qui a de l’humour, qui s’exprime avec humour. Ecrivain humoriste. Subst (1842). Un humoriste. Salon des humoristes. V Caricaturiste. »
« HUMOUR n.m. (1725, angl. humour, empr. fr. humeur). Forme d’esprit qui consiste à présenter la réalité de manière à en dégager les aspects plaisants et insolites. »
Les définitions données par le Trésor de la langue française sont à peu près les mêmes, celle de l’humour précisant toutefois que l’humour se caractérise par le détachement avec lequel il est pratiqué.
De telles acceptions pourront nous faire penser, en matière d’humoristes, à des écrivains comme Alphonse Allais, des dessinateurs comme Forain, voire à des fantaisistes comme Pierre Dac ou, plus récemment, Pierre Desproges.
Faisons alors l’expérience d’ouvrir un journal ou d’allumer notre radio. Nous entendrons parfois parler d’humoristes. De qui sera-t-il question ? Uniquement de fantaisistes qui débitent des sketches plus ou moins rôdés, qu’ils n’auront pas toujours écrits eux-mêmes, devant un public qui se sentira obligé d’en rire parce qu’il a payé (parfois cher) pour cela.
Un bon exemple d’une telle carrière serait celui de Guy Bedos. Ce dernier peut même s’offrir le luxe d’insulter Mme Morano en expliquant ensuite : premièrement, que c’est de l’humour, puisqu’il est humoriste ; deuxièmement, que son statut d’humoriste lui assure une forme d’immunité (!) ; troisièmement, qu’il n’a pas l’intention de présenter quelques excuses que ce soit car il est, lui, un résistant (?!?!?!)[i].
Je suis peut-être mauvaise langue, au fond : faut-il vraiment prendre au pied de la lettre de telles explications ? Peut-être est-ce là de l’humour, une fine ironie ? Auquel cas il faudrait saluer le génie comique de Guy Bedos.
Quoi qu’il en soit, il vaut peut-être mieux être un professionnel pour insulter impunément qui on veut en se justifiant par l’humour. Ou alors être de gauche et invoquer les mânes des grands anciens, comme Hara-Kiri. C’est ce qu’a fait pour s’exonérer de tout reproche un assistant parlementaire socialiste après avoir voulu faire « du Bedos » aux dépens de Mlle Maréchal-Le Pen.
En revanche, si on ne répond à aucun de ces critères, pas de chance : nous serons tenus de nous indigner de blagues du même tonneau. Un député UMP qui caquète pendant l’intervention d’une de ses collègues écologistes ou une putative candidate du FN à je ne sais plus quelle élection qui verrait mieux Mme Taubira dans un arbre que dans un ministère[ii], c’est ignoble, voire inqualifiable, enfin, je ne sais pas, oh, ah !
Pour ma part, qu’elles viennent de gauche, de droite, d’amateurs ou de professionnels de la gaudriole, ces blagues me paraissent bien épaisses et parfaitement dépourvues de l’humour (en particulier du détachement qu’il implique selon certaines de ses définitions) que revendiquent leurs auteurs.
C’est que, voyez-vous, je me réserve pour le grand humour, pour le moment où il viendra enfin…
 
Des noms des peuples
Nous avons tous lu ou entendu en abondance, ces derniers temps, le mot rom. Je me garderai bien d’entrer dans les discussions actuelles autour de ces Roms, discussions qui me semblent assez caricaturales, entre ceux (à gauche de la gauche) qui les parent de toutes les vertus les plus sympas et ceux pour qui ils sont pourris de tous les vices. Non, c’est le mot rom qui m’intéresse. Avec d’autres, comme on le verra.
Au sujet de ce mot, je lisais récemment dans la presse suédoise[iii] un article faisant un simple constat : le mot rom n’apparaissait dans aucun dictionnaire suédois il y a quinze ou vingt ans, tandis qu’aujourd’hui on ne voit plus les Tsiganes être nommés autrement. Cette remarque vaut aussi bien en français : le Trésor de la langue française, par exemple, cite bien romani ou romanichel, mais pas rom. Des cas analogues sont cités dans le même article : ceux des Lapons, appelés désormais Sames, et des Esquimaux, qu’il convient de nommer Inuits.
A propos des Esquimaux, on peut lire parfois en français eskimo. Cette orthographe bizarre a sans doute un caractère à la fois plus exotique et plus pédant, mais s’expliquerait par l’adoption chez les ethnologues d’une transcription danoise (encore que la première attestation de ce nom remonte au XVIIe siècle et soit en français, sous la forme eskimau). Ce qui m’amène à un cas plus cocasse (ou devrais-je dire kokas’ ?), celui des Canaques. On les appelle toujours ainsi, mais il semble être devenu de rigueur, en français, d’écrire Kanak. Qui pourra me faire avaler que kanak serait une transcription plus juste que canaque ? Il est vrai que kanak, c’est plus amusant, ne serait-ce que parce que c’est un palindrome. Mais quid de ces deux k, bien peu français ? Serait-ce justement pour leur caractère peu français que des indépendantistes canaques (ou certains de leurs amis bien intentionnés) l’ont adopté ? L’exotisme aura très bien pu faire ensuite le reste : ah, le klakement du k, appel brut, érotike et tropikal, kri du bon sauvage[iv]
Il y a certainement aussi dans ces glissements une manifestation d’orgueil de la part de quelques ethnologues ou anthropologues, du genre : « avant, on disait tsigane ou romani ; mais moi j’ai découvert et établi qu’il faut dire rom, ce dont mes imbéciles de prédécesseurs étaient incapables. » Cette nouveauté sera tombée dans l’oreille ou sous l’œil d’un quelconque journaliste qui, contaminé par ce genre de snobisme[v], l’aura massivement utilisé, se conférant ainsi une aura de spécialiste. Pour ne pas être en reste, ses collègues l’auront imité et auront répandu partout cette évolution.
De tels changements, en soi, n’ont rien de particulièrement bon ou mauvais. Mais la vitesse à laquelle ils s’imposent peut nous donner une bonne mesure de la perméabilité de beaucoup d’esprits à n’importe quelle idée, fût-elle démente, d’ailleurs[vi].


[i] Autoproclamation proche de celle, par exemple, d’un Jean-Michel Ribes, qui résista à l’oppression sarkozyste en dirigeant un théâtre subventionné sous la terrible tyrannie de l’affreux Sarkozy. Aujourd’hui toujours directeur du même théâtre, lui échoit sans doute la lourde responsabilité de résister à l’opposition !
[ii] Reconnaissons aux dirigeants du FN le mérite d’avoir décidé de remplacer cette candidate. Cas à comparer avec celui de l’assistant parlementaire socialiste susmentionné.
[iii] Plus précisément dans Svenska Dagbladet.
[iv] Quelque chose que Marcel Aymé eût sans doute qualifié d’un primitivisme bouleversant (cf. Travelingue).
[v] Ajoutons à ce snobisme le plaisir douteux éprouvé à contester, voire à dénigrer tout usage précédemment établi, en se réclamant obligatoirement du point de vue de ces peuples, notre point de vue étant nécessairement mauvais.
[vi] L’imposition en quelques années de ce qui a pris en France la forme du pourtoussisme hollando-terranovesque sous l’influence de quelques groupuscules fumeux m’en semble un bon exemple.

samedi 12 octobre 2013

Absurdographie (4) : et après ?

Voici donc quelques relevés pour cette semaine. Pas toujours joyeux.
 
A propos de naufrages
Il a beaucoup été question de naufrages et de naufragés ces derniers jours : à Lampedusa la semaine dernière et cette semaine près de Malte, des barques remplies de centaines de migrants africains ont chaviré, tuant bon nombre de leurs passagers. Naturellement, il n’est pas question d’en rire : quiconque a une âme ne peut que le déplorer et avoir une pensée (ou une prière) pour ces gens.
En me promenant ici et là sur quelques blogs ou sites où les intervenants disent parfois vouloir défendre l’occident chrétien, il m’arrive cependant de lire que ces migrants seraient des envahisseurs, des agents du grand remplacement, et partant des ennemis ; et que, de ce fait, il ne conviendrait pas de verser une seule larme sur ces naufragés, mais au contraire de considérer qu’un nouvel assaut a été repoussé. Drôle de manière de défendre l’Europe et la chrétienté, sans être chrétiens. Les intéressés pourront toujours me répliquer que je me trompe, que je me fais le complice du susnommé remplacement, sans trop me dire pourquoi, mais sûrs de leur autorité, car ils sont certainement plus catholiques que le Pape.
Que leur répondre ? Essayons toujours ceci :
Premièrement : même dans le cas où il serait un ennemi, un naufragé est un naufragé et un blessé un blessé. Lui porter secours autant que possible est un devoir. De même que déplorer sa mort s’il n’a pu être sauvé. Voilà pour les devoirs humains les plus élémentaires. Du point de vue chrétien, on peut aussi se rappeler que le Christ nous enseigne d’aimer nos ennemis. Si tant est que ces gens sont nos ennemis, ce que je ne crois pas.
Deuxièmement : je ne suis pas plus désireux qu’eux de quelque remplacement que ce soit de la civilisation à laquelle je prétends appartenir. Seulement, je ne crois pas qu’elle survivra longtemps si elle s’abrite derrière de hauts murs, à l’abri desquels nous pourrions rester entre nous. Elle se dessécherait. Et, pour ma part, je crois bien que je finirais par m’ennuyer.
Troisièmement : le problème n’est pas là. Il me semble qu’accueillir des étrangers n’est pas impossible à une civilisation qui a la force de les assimiler. Si nous avons peur d’être remplacés, c’est que nous sommes faibles et parvenus à un degré d’avachissement qui fait que tout migrant ne peut nous considérer qu’avec mépris. Et s’installer comme chez lui, nous dictant ses règles, puisqu’il en a, lui. Le seul point où je rejoins ces tristes défenseurs, c’est qu’il est nécessaire de s’opposer à cet avachissement moral aussi bien que spirituel, à cette destruction systématique et voulue de toutes nos traditions. Il y a bien du travail et, lorsque le gros sera fait, il sera possible d’accueillir qui viendra ou de l’aider à acquérir les moyens de vivre décemment chez lui.
J’en conviens, il y a peu à espérer du côté des politiciens, en France ou en Europe. Lorsqu’il s’agit d’Afrique, par exemple, je me demande quelle est la part des budgets de « coopération » vraiment utilisée de manière efficace et non à organiser d’inutiles sommets avec quelques potentats – vieux et corrompus ou jeunes et brutaux – pendant que le quidam africain peine à cultiver son champ.
Pourtant, ce sont bien les politiciens qui ont le pouvoir de faire quelque chose. Je n’ai pas de solution précise à leur proposer, mais ils sont payés pour réfléchir à ce genre de question, non ? A moins qu’ils n’en aient pas le temps, retenus par des sujets plus brûlants.
 
Pipes de réglisse et potagers
Songez, par exemple, que ce mardi, le parlement européen a débattu et voté au sujet de je ne sais quelle réglementation antitabac, et a dû notamment statuer sur le sort des pipes en réglisse et des cigarettes en chocolat. Grave question ! Les enfants seraient-ils incités à fumer par de telles friandises ? C’est quand même plus sérieux que le bousin permanent en Afrique et le désespoir de pas mal d’Africains, prêts à n’importe quoi pour partir de chez eux, non ?
(Pour ceux qui souhaiteraient connaître l’issue de ces essentielles délibérations, les pipes en réglisse et les cigarettes en chocolat, si j’ai bien compris, demeureront légales dans l’Union Européenne jusqu’à nouvel ordre.)
On sait, du reste, que l’Union Européenne ne veut que le bonheur des Européens. En envisageant, par exemple, de leur éviter de cultiver n’importe quoi dans leur potager, si j’en crois le blog de Patrice dePlunkett.
 
On n’est pas plus mort
La semaine dernière, on apprenait qu’en Belgique une femme souhaitant devenir un homme s’était « fait euthanasier » à la suite d’une opération manquée, afin de mettre un terme à ses « souffrances psychiques ». En résumé, voilà une personne qui a exigé – et obtenu – l’assentiment et l’assistance d’un service public pour se suicider, après avoir voulu subir une opération folle et certainement dangereuse.
Je pourrais ironiser sur cette sinistre histoire si elle n’avait pas amené cette personne à la mort, avec la complicité active de la société qui l’entoure, trop heureuse de se débarrasser d’un « cas » délicat, ce qui est toujours plus facile que d’aider – patiemment – cette personne à comprendre qu’elle était une femme et qu’elle devait bien l’accepter. Mais non : à la trappe, les soucis !
Cette horrible affaire me rappelle un court roman d’Evelyn Waugh, Love Among the Ruins, que j’avais évoqué ici il y a quelques mois (mais dans ce roman il s’agit plutôt d’une femme à barbe qui souhaite mourir en s’adressant à un centre d’euthanasie d’Etat). Ce roman est extrêmement drôle, et il faut supposer qu’il y a soixante ans, ce qui n’était qu’une possibilité romanesque pouvait être traité par un éclat de rire aussi ravageur que salutaire. Maintenant, c’est à balles réelles.
A propos de mort et de balles, si je puis dire, nous avons pu voir quels hommages ont été rendus en France cette semaine au général Giap, tant par la presse que par notre ministre des affaires étrangères. Je n’ai rien à dire de ses qualités – supposées ou réelles – de stratège, n’étant pas expert en la question, mais il serait bon de se rappeler quel fut le traitement réservé aux prisonniers français de Diên-Biên-Phu et combien moururent de faim, de tortures ou d’exécutions sommaires. De cela, rien : nos journaux auront parlé du héros de l’indépendance vietnamienne ou encore du tombeur des Français. Joli exemple de haine de soi.
Puisqu’il est question de communistes et de mort, voilà qui me fait penser à certains passages d’une lecture récente, La Volga naît en Europe (dont il faudra que je vous parle plus longuement, mais pas ce soir), où Curzio Malaparte décrit des tombes de soldats soviétiques, sur le front finlandais, en 1942 : des monuments de tôle qui donnent aux cimetières où ils se trouvent l’aspect de cours d’usines abandonnées. J’y ai été aidé, il faut en convenir, par un article lu jeudi sur le site du Figaro : Les tombes colorées, une nouvelle tendance. L’article commence ainsi : « couleurs vives ou formes étonnantes, les monuments funéraires évoluent. A l’image des défunts, les tombes sont désormais sources de créativité ». Et de nous vanter les nouvelles créations, « légères et modulables », « rapides et faciles à poser », faisant « rentrer l’art dans le funéraire ». Cité dans ce même article, le directeur général de la confédération des professionnels du funéraire et de la marbrerie affirme que de telles initiatives ne peuvent qu’être encouragées : « Il faut que le cimetière vive avec son temps », assure, joyeux ou grave, je ne sais, le primus inter pares des croque-morts.
Cela ne m’a pas, évidemment, fait penser qu’à Malaparte. Revenons donc à Waugh, qui était décidément un prophète ! La disneylandisation – fort lucrative – des cimetières est le prétexte d’un autre bref roman, paru en 1948 : Le cher disparu (The Loved One). Mais, à l’époque, une telle farce n’était possible qu’en Amérique !
La parution dans le Figaro d’un tel article m’amuse : voilà un journal prêt à défendre tout ce qui fonde notre civilisation et nos traditions, dès lors que le gouvernement les attaque : c’est que nous sommes gouvernés par des socialistes, ce qui est très mal. En revanche, pour le reste, eh bien, les affaires sont les affaires, n’est-ce pas ?
 
Vers la contre-révolution ???
Résumons-nous : alors qu’elle devrait se montrer forte et généreuse (l’un ne va pas sans l’autre, à mon avis, dans les deux sens) pour permettre à des continents moins fortunés de vivre mieux (je ne dis pas parfaitement, n’étant pas de gauche, mais simplement mieux), l’Europe est trop occupée à se renier, à se haïr et à se suicider. N’en accusons pas seulement les gouvernants, constatons aussi qu’il y a pas mal de margoulins et de gogos pour suivre le mouvement. Et c’est ainsi que nous serons remplacés, par des populations plus jeunes, plus vives, qui n’auront pour nous que du mépris là où elles auraient pu éprouver de l’admiration et de la reconnaissance.
Les exemples sont assez grotesques pour en rire parfois, mais il y a aussi de quoi pleurer.
Que faire, alors ? Je ne suis pas devin.
Cependant, nous avons vu apparaître, dans le sillage des « manifs pour tous » de la saison dernière, un mouvement que je trouve intéressant. Je veux bien sûr parler des « Veilleurs ». Voilà de jeunes gens (pour la plupart), qui s’entêtent à protester contre le simulacre de mariage que l’on sait, par de paisibles rassemblements où sont lus des poèmes, des textes philosophiques ou que sais-je…
On pourrait leur reprocher d’avoir une idée fixe (et-puis-cette-loi-a-été-votée, bla, bla, bla…), et de s’attarder sur ce qui pourrait passer pour un motif en somme assez futile. Motif qui serait en effet futile sans les autres « avancées » qu’espèrent les partisans du « mariage pour tous ». Ils ont donc raison de se mettre en travers de la route tant qu’il est encore temps.
(Je les trouve quand même un peu déloyaux, pour ne pas dire vicieux, à l’égard des forces de police, n’hésitant pas à agresser des CRS à coups de lectures à voix haute, sans même hurler…)
Laissons donc aux « Veilleurs » où à d’autres, avec des méthodes analogues, le temps d’aborder d’autres questions. Il finira peut-être par en sortir quelque chose de fécond, infiniment plus en tout cas, que les discours et les gesticulations de quelque parti politique que ce soit.
Certains jours, je me prends à rêver de l’amorce d’une contre-révolution. Qui ne serait pas une révolution en sens contraire, mais le contraire d’une révolution. Qui a écrit cela ou quelque chose d’approchant, déjà ? Joseph de Maistre ?

samedi 5 octobre 2013

Le dernier Jourde

Les habitués de cette chronique connaissent au moins depuis la semaine dernière le nom de Pierre Jourde. Et peut-être, j’ose quand même l’espérer, depuis plus longtemps. Dans ma critique du Prochain Goncourt, j’ai évoqué Jourde le critique et Jourde le pasticheur. Passons donc à l’auteur.
Force m’est d’avouer que le livre précédent de Pierre Jourde, Le maréchal absolu, paru l’an dernier, m’avait déçu. Il m’était même tombé des mains – fait rare chez moi et en l’occurrence dangereux, vu le poids de l’opus – malgré certains passages réussis, dont le chapitre VIII, qui est en soi un chef-d’œuvre de comique délirant[i].
En revanche, La première pierre, paru cette saison, n’est en rien une déception.
 
Aventures au Far Centre
De quoi est-il question ici ? D’un incident pour le moins regrettable, survenu l’été 2005 à Lussaud, dans le Cantal : une violente bagarre entre Pierre Jourde et ses voisins, le jour même de son arrivée, avec femme et enfants, en vacances dans le hameau où vivent des Jourde depuis plus de trois cents ans et où ses ancêtres, jusqu’à son père, sont enterrés. Personne n’en sort très grièvement blessé, mais il s’en faut de peu (en particulier pour son plus jeune fils, âgé alors d’un an et demi environ) et il doit prendre la fuite dans sa voiture, sous une copieuse pluie de pierres, de « gros fragments de roche basaltique, aux arêtes tranchantes… »
Un procès et quelques années plus tard, si un calme apparent est revenu et si Pierre Jourde et sa famille peuvent revenir à Lussaud, où ils ont gardé quelques amis[ii], ce sera quand même pour constater que même les estivants, propriétaires de fraîche date venus de Corrèze ou de Corse, ont été chapitrés à leur égard. Délicieuse ambiance.
L’origine de tout cela ? Un livre, Pays perdu, paru en 2003, où Jourde évoque ces lieux noirs, égarés, crasseux, sauvages, (presque pas) peuplés d’êtres étranges, des Auvergnats[iii]. En apparence, c’est peu flatteur, mais à bien le lire, on sent qu’il aime ces lieux et ces êtres – il est, après tout, un peu l’un d’entre eux – et qu’il perçoit quelque chose d’épique dans la vie dure, impossible, presque décourageante, de ces paysans et dans la dureté que ceux-ci opposent à cette vie en retour ; il le rappelle dans La première pierre :
« Oui, il y a là-haut, pour qui sait écouter et sentir, au cœur de la matérialité la plus brutale, au cœur de ce qui paraît le plus éloigné de ce que nous sommes convenus d’appeler le beau, un noyau de spiritualité d’autant plus déchirante qu’elle est à la fois familière et hors d’atteinte. »
Seulement, Pays perdu n’a pas été lu ainsi par les intéressés, ni par la presse ou les élus locaux :
« Ils veulent s’arracher aux âges sombres, à l’arriération, à l’enclavement, et surtout, surtout, ils veulent une bonne image. »
 
Le Jourde absolu…
La violence et la haine dont Jourde a eu à pâtir à cette occasion[iv] sont autrement blessantes que les attaques assez basses (et sans doute plus lassantes que douloureuses) dont il a pu faire l’objet, en d’autres temps, de la part du Monde des livres, Josyane Savigneau en tête, qu’il évoque rapidement ici et dont il a parlé plus longuement, dès 2003, dans Le crétinisme alpin, paru dans le même volume (et sur le même sujet) que Petit déjeuner chez Tyrannie, pamphlet écrit par son éditeur d’alors, Eric Naulleau[v]. On ne saurait trop le comprendre : Josyane Savigneau et quelques-uns de ses satellites, ce ne sont que des étrangers, des figures qui passent en s’agitant dans la faune littéraire ou journalistique de Paris. Tandis que les gens de Lussaud, eh bien, c’est presque lui-même ; du moins avait-il pu le croire.
Le procès qui suivra le lamentable épisode que l’on sait sera l’occasion de nouveaux malentendus, de nouvelles incompréhensions, cette fois de la part des journalistes qui en rendront compte. Pour faire de la copie bien troussée, quelle aubaine que ce paradoxe à bon marché, que cette incongruité, toute inventée, du reste : l’auteur rossé par ses personnages.
Voilà donc un homme bien seul.
Mais lui-même ? A-t-il bien compris pourquoi une telle violence s’est déchaînée ? Pas sûr… Il essaie, en tout cas, avance des hypothèses, cherche presque rageusement des explications. Et tâche au passage de dissiper le malentendu qui est à l’origine de ce déchaînement. Au fond, il n’est pas facile de comprendre ce pays perdu, qui lui est si proche et si lointain, « un compromis entre l’Asie centrale et le Far West : le Far Centre. »
D’ailleurs, il y a quelques années, Jourde nous avait régalés avec Le Tibet sans peine : ce n’était pas L’Auvergne sans peine !
 
… Et le Jourde relatif
Pour mieux essayer de comprendre cette situation, sans chercher du reste à s’exonérer de son éventuelle part de responsabilité, il lui est nécessaire de s’extraire de Lussaud et de ses villageois, donc aussi de lui-même. Comment alors parvenir à parler d’un épisode de sa vie avec le détachement nécessaire à sa compréhension ? Il me semble que cette question est la raison de l’emploi de la deuxième personne du singulier[vi] que fait Pierre Jourde pour parler de… Pierre Jourde. Il s’adresse à lui-même (« mon pauvre ami ») avec une voix dont on ne saurait dire si elle est celle de sa conscience, de son intelligence, ou simplement la sienne propre, mais plus tard : après tout, est-on jamais tout à fait la même personne ?
 
Une consolation prestigieuse ?
En 1887, August Strindberg publia Hemsöborna (en français Les gens de Hemsö), roman réaliste assez réussi pour ce genre, dont les personnages lui avaient été inspirés par les habitants de l’île de Kymmendö, dans l’archipel de Stockholm. On m’a raconté que dans ses vieux jours, celle qui avait été le modèle de la jeune et jolie servante de ferme disait encore : « Ce Strindberg, ça n’était qu’un menteur ! » Inutile de préciser que Strindberg ne remit jamais les pieds à Kymmendö – on ne sait jamais, un coup de faux au moment de la moisson, on est si maladroit, parfois…
Cela pour dire qu’un écrivain doit parfois être prudent, mais aussi que ses lecteurs doivent être capables, de leur côté, de faire la part de la réalité (ou de l’idée qu’ils s’en font) et celle de la littérature. Non, Strindberg n’était pas un menteur. C’était un romancier.
Mais je doute de pouvoir consoler Pierre Jourde (et j’en suis marri) avec ce prestigieux exemple. Après tout, Strindberg n’avait aucune attache particulière, ni affective ni familiale, à Kymmendö. Il pouvait bien aller passer ses étés ailleurs, sans trop s’en émouvoir.
Quoi qu’il en soit, gageons que ce Jourde-là ne sera pas le dernier. Et ce n’est pas moi qui irai jeter La première pierre.



[i] Allez, il faudra quand même que j’essaie à nouveau de le lire. Laisser une lecture inachevée me déplaît.
[ii] La première fois, ce sera pour participer avec ces amis à une estive, une des dernières, peut-être, hors le folklore touristique, racontée dans de fort belles pages.
[iii] On sait, au moins depuis Vialatte, que les Auvergnats sont une race magnifique, mystérieuse, incroyablement prosaïque et poétique en même temps.
[iv] Haine et violence dont on lui souhaite, en tout cas, de pâtir moins.
[v] Mais oui, Eric Naulleau ! Celui qui passe à la télé avec Zemmour ! Il dirigeait alors une maison d’édition des plus estimables, L’esprit des péninsules.
[vi] Jourde a déjà utilisé un procédé analogue, réussissant fort bien à troubler le lecteur, dans un roman, Festins secrets.

mercredi 2 octobre 2013

Absurdographie (3) : les pâtes, le calendrier et Léon Bloy

Ce que j’aime dans notre époque, c’est le caractère inépuisable qu’elle confère à mes travaux absurdographiques. Quelques esprits sages me diront qu’il en a toujours été ainsi, mais j’en doute. Foin de bavardage. Commençons donc.
 
Dove e la pasta ?
On apprenait la semaine dernière que M. Guido Barilla, président de la société fabriquant les pâtes du même nom, avait déclaré ce qui suit :
« Je ne ferai jamais un spot avec une famille homosexuelle, pas par manque de respect, mais parce que je ne suis pas d’accord avec eux. Notre famille est de type traditionnel ; la femme y occupe un rôle fondamental. »
Cette déclaration, tirée je crois d’un entretien télévisé ou radiophonique, a aussitôt soulevé des cris d’indignation chez les pleureuses officielles du moment. Il en est même pour appeler au boycott des pâtes fabriquées par M. Barilla et ses ouvriers. Ce qui ne m’empêchera pas de continuer d’apprécier mes linguine genovesi.
Pirouette à part, l’épisode donne quand même un peu à penser. Je ne veux pas parler des réactions hystériques provoquées chez les quelques énervés de service, qui ne sont en rien une surprise. Il convient de les saluer d’un haussement d’épaules. Non, je pense plutôt aux propos mêmes de M. Barilla. Il y a fort à parier qu’il les a tenus en répondant à une question : mais quel pouvait être l’intérêt d’une telle question ? Et celui de la réponse à cette supposée question ? A la place de M. Barilla, je me serais contenté de répondre à cette question oiseuse par une autre question : « Auriez-vous, je vous prie, des questions intéressantes à me poser ? Le temps de vos auditeurs et le mien sont précieux. La vie est toujours trop courte. »
On accuse souvent les personnes attachées à une société reposant sur des traditions, et en particulier les catholiques[i], d’être obsédées par tout ce qui tourne autour de l’homosexualité. En ne manquant pas d’insister sur leur (notre) arriération culturelle. Mais je voudrais bien que quelqu’un me dise qui commence par poser les questions auxquelles certaines de ces personnes se croient obligées de répondre.
J’évoquais brièvement la semaine dernière les récents propos du Pape. Sur ce genre de questions, il a, je crois, cent fois raison : ne tombons pas dans le piège qui consiste à nous enfermer dans la critique permanente de quelques aspects du monde jusqu’à ne voir que ces aspects. Ce n’est pas l’essentiel, même s’il est nécessaire parfois de l’ouvrir[ii]. Ou de dire leur fait aux policiers de la pensée en refusant de répondre à leurs interrogatoires.
 
Bricolages dans le calendrier
Toujours la semaine dernière, Mme Dounia Bouzar, membre de l’Observatoire de la laïcité, déclarait que « la France doit remplacer deux fêtes chrétiennes par Yom Kippour et l’Aïd. » Passons sur ce que peut être cet observatoire, un de plus parmi les innombrables comités, commissions ou conseils qui fleurissent sur le noble fumier de notre non moins noble république. J’ignore leurs fonctions précises à part celle de donner des jetons de présence à quelques copains… Peu importe.
L’important est plutôt ce que nous dit Mme Bouzar : pourquoi deux fêtes chrétiennes ? Pourquoi pas une ou trois ? Pourquoi des fêtes chrétiennes, pourquoi pas le 14 juillet ? Pourquoi les remplacer et ne pas accumuler les fêtes ? Pourquoi les remplacer seulement par des fêtes juives ou musulmanes ? Quid des Hindous, des Bouddhistes, des Sikhs (et j’en oublie) ?
Je signale à toutes fins utiles à ceux que les propositions de Mme Bouzar pourraient séduire que certains jours du calendrier chrétien ne sont déjà pas officiellement fériés en France. Pour ma part, je prends un jour de congé le Vendredi Saint. Sans rien revendiquer. D’autres peuvent en faire autant en ce qui concerne leur religion.
A propos de congés et de religion, revient en ce moment le sempiternel débat sur le travail du dimanche. Ne me demandez pas un avis définitif. Je n’ai aucune autorité pour imposer quoi que ce soit à qui que ce soit. Chacun peut faire ce qu’il veut. En se rappelant que le dimanche est un jour de liberté : liberté de baguenauder, de dormir, de voir sa famille ou ses amis ; de prier aussi. Et qu’à force de vouloir posséder toujours plus on peut finir par être un esclave qui n’aura que plus de chaînes (je dis cela pour ceux qui ont déjà tout le nécessaire). De plus, on peut aussi veiller à ce que l’autorisation de travailler le dimanche ne devienne pas une obligation (tout en sachant que certains métiers imposent des astreintes indispensables – pompier ou médecin, par exemple – et qu’il faut leur rendre grâce de se soumettre à ce service).
 
Défense et illustration (en quelques mots) de Léon Bloy
Vendredi dernier, une brève sur le site du Figaro m’apprenait que la LICRA avait attaqué en justice les éditions « Kontre Kulture » (nom qui ne s’invente pas), liées à M. Alain Soral, pour avoir réédité cinq livres qu’elle qualifie d’antisémites. Or, parmi les cinq titres cités par la LICRA, on trouve La France juive d’Edouard Drumont et Le salut par les Juifs de Léon Bloy.
La présence de ce dernier titre dans cette liste, à côté de celui de Drumont, me laisse pour le moins perplexe, pour deux raisons. J’en suis à me demander qui, de M. Soral ou de la LICRA, manifeste le plus d’inculture. Je m’explique :
J’ignore quelles sont les intentions de M. Soral en plaçant côte à côte dans la même collection Le salut par les Juifs (ou tout livre de Bloy) et La France juive, mais cela me semble relever d’un grossier contresens.
Quant à la LICRA, qu’elle attaque donc aussi les éditions « La part commune », lesquelles ont réédité il y a quelques années Le salut par les Juifs. Je possède d’ailleurs un exemplaire de cette réédition, ainsi que de celles d’autres ouvrages de Bloy rendus accessibles par cette méritante maison (Le désespéré, La femme pauvre, Sueur de sang…). Signalons au passage que le Mercure de France avait réalisé entre 1964 et 1975 une remarquable édition des œuvres complètes de Bloy, largement épuisée maintenant : on se demande ce qu’attendent ces gens, assis sur un trésor.
Pour revenir au Salut par les Juifs, ce n’est en rien un livre antisémite, au contraire. C’est un ouvrage dont la lecture est difficile, certes, prenant la défense du peuple juif d’un point de vue mystique et eschatologique, propre à susciter des malentendus et des contresens, à une époque où de telles préoccupations peuvent paraître folles – ce qui du reste était déjà le cas en 1892. Il fut écrit contre Drumont et sa France juive, que Bloy abhorrait. Il commence par ces mots :
« L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau… »
Au demeurant, le journal de Bloy est rempli d’allusions à son aversion pour l’antisémitisme et au moment de l’affaire Dreyfus il marqua son mépris aussi bien pour les Dreyfusards (qui pour certains défendirent moins le capitaine Dreyfus qu’ils ne voulurent attaquer l’armée ou l’Eglise) que pour les Antidreyfusards (bêtes, vulgaires, antisémites) : qu’on lise à ce sujet Je m’accuse pour se faire une idée (Je m’accuse est de plus une expérience littéraire originale et intéressante).
Quant au Salut par les Juifs, on rappellera qu’il fut un des livres de Bloy qui rapprochèrent Jacques et Raïssa Maritain de son auteur, firent naître et croître leur amitié pour lui (une amitié qui demeurera au-delà de la mort de Bloy en 1917) et contribuèrent de la sorte à leur conversion. Pour leur baptême, en 1906, Bloy sera leur parrain. Et Véra Oumantsoff, la sœur de Raïssa Maritain, les suivra…
Comment veut-on que deux jeunes femmes d’origine juive (Raïssa et Véra Oumantsoff) aient pu vivre une si grande amitié avec Léon Bloy et, sous son influence, se convertir au catholicisme, en ayant lu un vulgaire pamphlet antisémite ???
D’ailleurs, si la LICRA tient absolument à chercher des poux à un grand écrivain mort, qu’elle s’attaque plutôt à La grande peur des bien-pensants, de Georges Bernanos[iii]. Lequel, il est vrai, amenda ses propos sur les Juifs après les atrocités que l’on sait. A ce sujet, on citera la préface de Bernard Frank qui figure dans une réédition de 1998 (au « Livre de poche », dangereuse officine antisémite) :
« Vous pouvez lire La grande peur des bien-pensants. D’ailleurs, vous n’aviez besoin de personne pour le faire. Quand un écrivain est un écrivain, on peut tout lire de lui forcément. Avec tendresse et férocité, comme Bernanos lisait. »
Bernard Frank devait savoir de quoi il parlait, ayant dû, disons, passer une adolescence assez discrète pendant l’occupation, pour échapper à la persécution des Juifs. D’une manière plus confortable que d’autres, certainement, mais quand même je crois qu’il était plus qualifié pour parler d’antisémitisme que je ne sais quel sycophante de la LICRA en 2013.
Et enfin, il y a écrivain et écrivain : je lis, je relis Bloy et Bernanos, j’aime leurs écrits et il est probable que d’autres, de sensibilités et d’opinions diverses, les lisent, les relisent et les aiment aussi, pour des raisons variées, bonnes ou mauvaises. Quant à Drumont, si vous tenez absolument à connaître mon avis, eh bien, je m’en fous.




[i] Rappelons-nous alors que si nous sommes souvent « conservateurs », voire « réactionnaires », cela n’est qu’une conséquence de certaines raisons spirituelles…
[ii] A ce propos, l’article du père Ulf Jonssson, S.J., dans Svenska Dagbladet est accessible aux quidams comme vous et moi, ici ! Si vous ne lisez pas le suédois, vous trouverez des choses pas sottes chez Koztoujours, ici et
[iii] Pour résumer grossièrement cet écrit : un éloge de Drumont…