samedi 28 septembre 2013

Le prochain Goncourt est bien poussif

Comment ? Apprendrait-on en lisant cet article que roman sera récompensé cette année par le prix Goncourt ? Voyons, je ne suis pas devin. Il est question ici d’un recueil de pastiches intitulé Le prochain Goncourt, signé par Etienne Liebig et publié aux éditions Michalon.
Tout se veut pastiche dans ce livre, jusqu’à sa couverture, évoquant – à l’exception des couleurs – celles de la collection blanche de Gallimard. Jusqu’à un bof imitant le graphisme du nrf qui orne les livres sortis de chez Gallimard.
Justement, bof…
 
Pastiches : aimez l’ange !
Aimez-vous les pastiches ? Pour ma part, je professe un goût immodéré pour ce genre, lorsqu’il est réussi. Citons parmi les monuments du pastiche les Pastiches et mélanges, de Proust ou les Dix perles de culture, de Jacques Laurent et Claude Martine, sans oublier les A la manière de… de Reboux et Muller. Ni, de Philippe Jullian et Bernard Minoret, Les Morot-Chandonneur, histoire d’une famille s’étendant du XVIIIe siècle aux années 1950 sous la forme de pastiches d’écrivains contemporains de chaque épisode. Plus récemment, on trouve les pastiches de Pascal Fioretto (Et si c’était niais ? ou L’élégance du maigrichon), ou encore le Jourde et Naulleau, qui prend des airs de Lagarde et Michard du XXIe siècle. Et j’allais oublier le Virginie Q qu’écrivit, voici vingt-cinq ans environ, Patrick Rambaud, sous le pseudonyme de Marguerite Duraille.
Qu’est-ce au juste qu’un pastiche ? Souvent, pour paraphraser Jacques Laurent, c’est un exercice de critique littéraire consistant à produire des échantillons factices concentrant, pour les faire ressortir, les traits les plus frappants d’un écrivain : son style ou ce qui en tient lieu, et les situations ou prétextes auxquels il l’applique.
Le pastiche peut ainsi être un éreintement ou un exercice d’admiration, voire une critique assez équilibrée quant aux éloges et aux réserves. D’ailleurs les pastiches « critiques » les plus réussis me semblent ceux où le pasticheur fait sentir l’amour ou le goût qu’il a pour le pastiché, en le nuançant par la mise en évidence de ses faiblesses, de ses tics d’écriture… Ce ne sont pas toujours les plus drôles, mais souvent ils font naître chez le lecteur un sourire de connivence (je pense notamment au pastiche de Flaubert par Proust).
Le pastiche penche parfois vers la parodie : c’est évidemment le cas lorsqu’il s’agit de massacrer – par le ridicule – l’écrivain que l’on critique ainsi[i]. Ou quand le pasticheur cherche, tout simplement, à s’amuser et à amuser ses lecteurs, même aux dépens d’un auteur qu’il ne déteste pas nécessairement (on peut penser à certains des A la manière de…). La difficulté, dans un tel cas, consiste à n’en point faire trop, à ne pas tomber dans la pochade.
J’écarterai de mon propos le pastiche qui n’est pas une critique littéraire, mais plutôt un clin d’œil occasionnel ou un hommage plus ou moins moqueur (par exemple le Posteriores Terrae d’Antoine Blondin, nouvelle pastichant Mauriac, dans Quat’ saisons), voire un acte d’allégeance au pastiché, quitte à ce que cela soit pour s’opposer à un autre écrivain (allez voir, dans le recueil posthume Les écrivains sont-ils bêtes ?, de Nimier, Un déjeuner de Bernanos : imitant le style de Bernanos, Nimier tourne en dérision le vieux romancier catholique « Francis Cantal » et la petite cour de jeunes écrivains qui l’entoure, dont fait d’ailleurs partie l’insupportable « Roger Lainier » ; Mauriac se le tint pour dit, le prit mal et se brouilla avec Nimier). Les deux exemples que je viens de citer sont excellents, je les aime beaucoup, mais ils ne me semblent pas constituer des exercices de critique.
Quelle forme peut prendre un recueil de pastiches ? La plus simple consiste à faire se succéder les morceaux, avec plus ou moins de suite logique, comme on le ferait dans un recueil de critiques. C’est le cas des A la manière de… et des Dix perles de culture.
Les Pastiches et mélanges de Proust (pour leur partie « pastiches ») présentent déjà un début de prétexte, qui leur donne une touche de raffinement : la contrainte consistant à s’imposer un sujet unique (ce sera l’affaire Lemoine, aujourd’hui oubliée : un escroc – Lemoine – avait prétendu être l’inventeur d’un procédé de fabrication de diamants artificiels et avait piégé quelques gogos avant la découverte de sa grossière supercherie).
Sinon plus raffiné, en tout cas astucieux, acrobatique et fort drôle, le cas du Jourde et Naulleau est intéressant : non seulement quelques écrivains sont pastichés, mais les pastiches sont eux-mêmes présentés par des commentaires imitant ceux des Lagarde et Michard, questions, exercices et sujets de dissertations compris (après tout, Jourde sait de quoi il retourne, enseignant lui-même la littérature dans une université).
Vient enfin le recueil de pastiches qui est lui-même un récit, où l’intrigue est le prétexte à enchaîner les imitations. Les recueils de Fioretto que j’ai évoqués plus haut entrent dans cette catégorie. Tout l’art – outre celui du pasticheur – consiste alors à amener de la manière la plus naturelle possible chaque auteur pastiché. Fioretto y parvient plutôt bien (même si les intrigues sont minces) mais à mon goût le sommet est atteint dans Les Morot-Chandonneur, de Jullian et Minoret, sorte de fausse saga familiale dont chaque chapitre serait un pastiche illustrant un membre de la famille Morot-Chandonneur. Et ça marche !
Vous voudrez bien, je l’espère, me pardonner ce préambule quelque peu pédant. Il était nécessaire, vu ce qui suit.
 
Et Le prochain Goncourt ?
Eh bien… résumons-nous : Le prochain Goncourt est candidat à l’admission dans la dernière catégorie – la plus ambitieuse – de recueils de pastiches. Voyons pourquoi cette candidature, à mon avis, ne peut être que rejetée.
Commençons par l’intrigue, ou le prétexte : cette intrigue est insignifiante, lourde et invraisemblable. Ce qui pourrait être pardonnable si sa loufoquerie ne tombait pas à plat : on suit l’enquête d’un inspecteur de police sur l’assassinat de Jean-Pierre Coffe, dont le cadavre a été trouvé cuit dans une tarte à la citrouille géante ; cette enquête nous ramènera notamment à l’époque de l’Occupation, où nous rencontrerons des SS chargés de mener à bien la solution farinale, laquelle consiste à vider la France de toute sa farine blanche, tandis que les résistants du réseau Farine, qui côtoient un certain jean Moulin (ho, ho !) tâcheront de s’y opposer… Je suppose que les Monty Python eussent pu penser à un tel scénario pour un sketch de dix minutes, avant d’y renoncer : trop grumeleux, trop farineux, tout ça ; pas si drôle, en somme[ii]… Cette intrigue, de plus, est menée poussivement ; les chapitres sont placés au chausse-pied, s’enchaînant si mal qu’il faut à chaque fois un lourd paragraphe de transition bavard et dénué d’intérêt.
Passons aux titres des chapitres et aux noms des auteurs pastichés. Dans ces domaines, Le prochain Goncourt, qui me semble loucher du côté de chez Fioretto, reprend des procédés de ce dernier : le titre de chaque chapitre est un jeu de mots sur le titre du roman pastiché et quelques homophonies nous rappellent les noms des auteurs. Chez Fioretto, ce dernier procédé est systématique et assez bien utilisé ; qu’on en juge : cela peut donner Christine Anxiot, Patrick Modiamo, Jean d’Ormissemon, Anna Galvauda ou encore Guillaume Muzo. Chez Liebig, on trouvera François Weyergland ou Marie Ndxwsiaye[iii].
Venons-en, quand même, à l’art du pastiche. Je ne m’y attarderai en fait pas trop et ne prendrai qu’un exemple : Les malvoyantes, censé pasticher Les bienveillantes, de Jonathan Littell : en gros, un officier SS (mais qui de temps en temps appartient à la Wehrmacht) raconte d’un ton nonchalant, amusé et nostalgique ses turpitudes variées sur fond de solution farinale. Les noms des Allemands sont à peu près tous des caricatures (le Hoptegénéral « Hansi von Von Vonlépetitemarionet », ou encore Schtrrrenckkle) et tous ont des grades de la plus haute fantaisie : outre le déjà nommé Hoptgénéral, on rencontre un Grossecommandantuppersuperführer, un Öglenfurgegengeneral, un Furstenbergcamemberführer, un Gestaldtefreudconneriführer, etc. Et, te demps en demps, les tialoques zont égrits afec un kros agzent allemand.
Je n’ai pas lu Les bienveillantes, mais j’ose supposer que Jonathan Littell, s’il a écrit un roman qui fit quelque peu scandale, ne s’est pas exposé inutilement en commettant par exemple d’aussi krozes infraissemplanzes que confondre Wehrmacht et SS ou inventer des grades SS admissibles au mieux dans La 7ème compagnie[iv]. Les noms des vrais grades SS étaient déjà d’un grotesque achevé, bons exemples du massacre de l’allemand nommé lingua tertii imperii par Victor Klemperer[v]. De telles potacheries me font sentir que je n’apprends rien des bienveillantes en lisant ce chapitre. Le pastiche a donc manqué son but et se limite à une épaisse parodie, qui arrache parfois – oh, laborieusement – un pâle sourire. Il se trouve que je n’ai lu aucun des autres auteurs « pastichés » ici, sauf (un peu) Houellebecq : la perte totale de confiance provoquée par Les malvoyantes fait tomber à plat l’ensemble.
Une dernière remarque : les onze chapitres constituant Le prochain Goncourt sont des « pastiches » des onze derniers lauréats du prix Goncourt. Vu la manière dont Etienne Liebig les traite, il est visible qu’à son avis les œuvres récompensées sont surfaites et ne méritaient pas ce prix. Il est permis (et peut-être même juste) d’être de cet avis, mais pourquoi alors ne pas simplement l’écrire de manière explicite dans un essai ou un pamphlet, au lieu de se livrer à de lourdes parodies ? Vers 1950, c’est ce que fit Julien Gracq dans La littérature à l’estomac ; et ce que fit aussi Pierre Jourde (cité plus haut parmi mes pasticheurs préférés) en 2002 dans La littérature sans estomac.
Je compterai donc pour rien ces « pastiches » et en resterai à ma liste. J’en suis le premier navré.



[i] Virginie Q en est un exemple assez réussi. Mais Marguerite Duras ne produisait-elle pas déjà (malgré elle ?) des parodies de Marguerite Duras ?
[ii] Quoiqu’il existe un sketch des Monty Python qui ne m’ait jamais fait beaucoup rire : Mr Hilter. Ce n’est pas à cause du sujet, mais parce que ce sketch est raté.
[iii] En gros : chez Fioretto, l’homophonie peut révéler quelque chose de ce qu’il pense de l’auteur (une anxieuse anxiogène, un écrivain pas inintéressant mais dont les romans se ressemblent presque mot-à-mot, un vieillard sympathique mais un peu lassant, une romancière surfaite… Chez Liebig, un g---d et une femme au nom étranger et donc ridiculement imprononçable : quelle classe !
[iv] Et puis non, quand même ; les scénaristes auraient sans doute trouvé ces blagues un peu trop pachydermiques.
[v] Pour la petite histoire, le cousin d’Otto Klemperer.

mercredi 25 septembre 2013

Absurdographie (2)

Pour commencer, un aveu : je laisse là l’absurdométrie. Impossible, en effet, de disposer d’appareils fiables ; ils s’emballent tous avant de se mettre à fumer. Contentons-nous donc de poursuivre nos observations absurdographiques. Et tâchons de procéder avec ordre et méthode.
A travers le monde
Je ne ferai pas de longs commentaires sur les massacres commis ces derniers jours au Kenya et au Pakistan. Il me semble que le ton badin que j’aime à employer ici serait inconvenant. Je me bornerai donc à relever que l’assassinat de soixante-dix chrétiens pakistanais à la sortie de l'église, ce dimanche, aura fait moins de bruit sur ma radio d’état préférée que l’interdiction faite à la succursale d’un gros marchand de parfum sise sur les Champs-Elysées d’ouvrir après 21 heures[i].
Sur cette dernière question, essentielle, n’est-ce pas, une seule remarque : en bon Parisien, je ne fréquente guère les Champs-Elysées (pensez-donc : je ne suis pas allé m’y promener depuis le 24 mars) ; cet endroit est donc réservé aux touristes, qui ont tout loisir de s’acheter du parfum pendant la journée. 
Post-modernités
Dans quelques grandes villes françaises, des arrêtés municipaux autorisent désormais les cyclistes à « griller » certains feux rouges. Saluons cette reconnaissance du trait gaulois bien connu : oui, je sais, je ne respecte pas les règles, mais parfois si, et moi c’est différent, parce que.
Allons, assez d’ironie sur notre beau pays. De magnifiques exemples du grand principe post-moderne qui consiste à faire bouger les lignes (en français : n’importe quoi vaut tout) nous viennent aussi de l’étranger. Des Etats-Unis, par exemple. Voyons plutôt.
En lisant FromagePlus (merci, monsieur Plus !), j’apprends que deux messieurs yankis, vivant en concubinage depuis plus de quarante ans, ont trouvé une belle astuce pour éviter de payer trop de droits de succession en cas de décès de l’un d’entre eux : l’un a adopté l’autre. Et c’est le plus jeune (65 ans) qui a adopté le plus âgé (73 ans). Ce qui s’explique par le fait que le plus jeune a encore son père et ne saurait donc en avoir deux.
Avouons qu’avoir un fils adoptif plus âgé que soi, c’est plutôt cool, non ? Mais je trouve que deux pères, cela vous eût posé un homme. Ces messieurs, s’ils ont l’esprit contemporain, ont dû hésiter longtemps.
Amusé par cette anecdote, je me suis permis de laisser un commentaire chez Fromage Plus : désormais, j’envisage de me marier seul et, par piété et amour filiaux, d’adopter mes parents. J’étais encore tout fier de ma bonne blague quand je lus la réponse d’un autre lecteur : les mariages à une personne existent déjà ; et de m’en fournir la preuve, à moins que ce ne soit un canular. Mais, aujourd’hui, plus cela ressemble à un canular, plus il y a de chances que cela soit vrai.
 
Esprit de parti (1)
En Suède, Mme Elisabeth Svantesson, ministre du travail, fait l’objet de sévères critiques. Vous me direz : « Et alors ? C’est le jeu politique ! » Ce serait le cas si ces critiques venaient de l’opposition. Or elles émanent de son propre parti, ou plus précisément d’une faction de ce parti, les Modérés pour l’ouverture[ii].
Que lui reprochent donc des gens si ouverts ? De s’être acoquinée avec des néo-nazis ? Dieu merci, non. D’être corrompue ? Pas plus. De participer à des orgies ? Vous n’y êtes toujours pas.
Non, simplement, cette dame a été membre d’organisations chrétiennes (oh !) et a refusé au nom de ses convictions personnelles de voter pour l’extension du mariage aux couples homosexuels il y a quelques années, alors qu’elle était députée (horreur !). Ce qui, d’après les Modérés pour l’ouverture, n’est pas dans la ligne du parti.
Voilà que les bourgeois se mettent à parler comme des communistes, désormais. Un député n’a pas le droit d’avoir des convictions personnelles. Raison de plus pour mépriser tous les partis politiques[iii].
Esprit de parti (2)
Chez nous, M. François H., à qui une rumeur persistante prête de hautes fonctions, bénéficierait encore, selon un récent sondage, de la confiance de 23% des Français. Une personne de ma famille m’a dit à ce sujet : « ce doit être une erreur ; ils ont écrit 23 pour cent en voulant dire 23 personnes. » Je citai le lendemain ce propos savoureux à un collègue, qui enfonça le clou : « Vingt-trois personnes ? Selon les organisateurs ou selon la police ? »
La France est fébrile : elle cherche ces vingt-trois personnes.
En attendant de toutes les retrouver, M. François H. (dont je préfère préserver l’anonymat, pour lui éviter des ennuis) ne chôme pas : à l’occasion d’un renouvellement partiel des effectifs du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) il y a fait entrer quelques-unes des vingt-trois personnes susmentionnées. Sachant que ce monsieur attend un avis du CCNE pour se prononcer quant à l’autorisation de la procréation médicalement assistée aux couples lesbiens, il aura à présent les coudées franches dans ce domaine.
La démocratie n’est-elle pas une belle chose, quand même ?
 
Le vrai François
Mais ne faisons pas de ce problème une idée fixe. Le Pape l’a d’ailleurs dit dans un entretien récemment accordé à une revue jésuite. Et il a raison : être chrétien, ce n’est pas être membre d’un parti et passer tout son temps à s’exprimer sur tel ou tel sujet (ce qui n’implique pas qu’il faille se taire, mais ce n’est pas tout !). Je n’ai pas eu le temps de lire en détail cet entretien, mais ce que je sais est que bien des journalistes y sont allés de leurs commentaires, en disant comme d’habitude n’importe quoi, désireux qu’ils sont de voir l’Eglise se plier à toutes les manies du moment, c’est-à-dire se renier. Le peu que j’ai lu de cet entretien me semble très juste, ce qui a peu d’importance, car qui suis-je pour commenter les propos du Pape ?
J’en tirerai une conclusion (provisoire ?) sous la forme d’un proverbe : quand le Pape parle, les journalistes jacassent[iv].
Mais ne soyons pas trop dur : Dieu aime aussi les journalistes[v]. Puisqu’Il est infiniment bon et infiniment aimable, comme nous le disons dans l’acte de contrition (car nous sommes pécheurs).




[i] Certainement un effet de ce que Jean Dutourd nommait, dans ça bouge dans le prêt-à-porter, le kilomètre sentimental
[ii] Traduction libre de Öppna Moderaterna. En gros, le parti modéré est un parti de centre-droit, plus bourgeois que conservateur. Un peu comme l’UMP chez nous ?
[iii] Et comme l’avait noté Barbey d’Aurevilly dans Omnia : « Un chef de parti n'est jamais après tout qu'un bon caporal. »
[iv] J’ai cependant lu dans le quotidien suédois Svenska Dagbladet le roboratif avis d’un jésuite suédois (mais oui, il y en a !). Navré, pas de lien, c’est dans l’édition « abonnés » et c’est en suédois (mais rien ne vous interdit d’apprendre cette langue, la plus douce et la plus facile qui soit, avec le français – un point de vue objectif).
[v] Ce qui me rappelle un passage dans Léon Morin, prêtre, de Béatrix Beck : « Pourquoi est-ce que le bon Dieu ne ferait pas de miracles pour les hérétiques ? Vous croyez qu'il les aime moins que les autres ? »

dimanche 22 septembre 2013

Fourrez-moi tout ça au Panthéon !

Force m’est d’avouer que j’entretiens un rapport étrange avec M. Vincent Peillon, ministre de l’éducation nationale, depuis quelques mois. Un jour d’avril, en effet, alors que je déjeunais dans un café, le garçon se mit à me dévisager d’un air curieux. Il finit par me dire qu’il me trouvait une ressemblance avec un ministre, mais lequel ? Ah oui, Peillon ! Devant mon étonnement, il ajouta que cette ressemblance lui avait sans doute été suggérée par la monture de mes lunettes. Et, vu la tiédeur de ma réaction, précisa que cette ressemblance lui paraissait somme toute assez vague. Je lui confirmai, plus souriant, qu’elle devait être bien vague, en effet.
-          Ils n’ont pas la cote, en ce moment, conclut-il.
-          Non, acquiésçai-je.
D’autant que M. Peillon est l’auteur de propos assez ahurissants, comme :
« La révolution implique l’oubli total de ce qui précède la révolution. Et donc l’école a un rôle fondamental, puisque l’école doit dépouiller l’enfant de toutes ses attaches pré-républicaines pour l’élever jusqu’à devenir citoyen. C’est une nouvelle naissance, une transsubstantiation qu’opère dans l’école et par l’école cette nouvelle église avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelles tables de la loi. »
J’avoue ne pas avoir lu La révolution française n’est pas terminée, livre publié par M. Peillon en 2008 aux éditions du Seuil, mais une telle citation suffit à m’édifier. Venant de je ne sais quel zinzin utopiste de 1848, cela prêterait à rire et aurait sa place dans un tableau digne de L’éducation sentimentale, mais voilà, l’auteur de tels propos est aujourd’hui ministre. Je me demande si je ne vais pas devoir remplacer la monture de mes lunettes.
Cette allusion à 1848 n’est pas un hasard. La dimension religieuse du républicanisme le plus forcené et la rage à se substituer à l’Eglise ne sont pas des nouveautés.
 
Le sacré républicain
J’ai déjà évoqué cet été les haussements d’épaules que provoquent chez moi les festivités du 14 juillet. On croit souvent que ces festivités commémorent la prise de la Bastille en 1789 alors qu’officiellement elles commémorent la commémoration de cet événement que fut la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. Ce jour-là, une messe fut célébrée sur le Champ-de Mars, présidée par Talleyrand, évêque dont on connaît l’élévation mystique.
Ce goût de la mascarade ou de la substitution aux signes du catholicisme se retrouverait, si l’on en croit Léon Bloy[i], dans les bustes de Marianne (qu’il qualifie de « salope de plâtre ») qui se multiplièrent dans les édifices publics dès la troisième république : on donna à la vénération des Français, au lieu d’une personne incarnée (la Sainte-Vierge) un personnage imaginaire, censé symboliser je ne sais quelle abstraite liberté, auquel on donne de temps à autre la tête d’une actrice célèbre du moment…
Tout cela (pétards et jolis minois) n’est bien entendu que de la petite bière à côté du temple des grands hommes de la nation, le Panthéon. Encore un bel exemple de substitution.
 
Encore un souvenir personnel
Je suis entré une fois dans cette intimidante commode. Ce devait être au printemps de 1978, ce qui me faisait un peu moins de six ans. Le souvenir de cette visite est donc un rien confus, quoique je me rappelle un lieu sombre et poussiéreux, suintant l’ennui. Des peintures froides (Puvis de Chavannes ?) qui l’ornent, je n’ai retenu que celles qui représentent le martyre de Saint-Denis et le miracle qui s’ensuivit : Saint-Denis marchant, sa tête fraîchement coupée sous le bras, pour aller trouver le repos éternel au lieu qui prendra pour nom Montmartre. Commençant à connaître quelques bribes d’histoire de France, je pensai qu’il était dommage que Louis XVI n’ait pas eu le droit d’user d’un tel procédé.
Comme on le voit, la République et moi, c’était mal parti.
L’ennui presque angoissant qui suintait d’un tel lieu est, je veux bien en convenir, un souvenir largement reconstitué. Mais je parierais que la différence d’avec une basilique ou une cathédrale devait déjà confusément m’apparaître. Dans une église d’une certaine taille (comparable à celle du Panthéon), on peut voir à toute heure des gens qui prient, des cierges ou des veilleuses qui brûlent, prolongeant des prières et une présence divine signifiée par la lampe qui brûle auprès du tabernacle. Peut-être toute cette vie est-elle rendue possible par le fait de savoir que l’on s’adresse à Quelqu’un (ou à l’intercession auprès de Quelqu’un) en priant. Au Panthéon, rien[ii].
Un peu d’histoire
Mais je vous entretenais de substitution. Le bâtiment qui abrite le Panthéon fut à l’origine une église, érigée à la suite d’un vœu de Louis XV. La croix qui surmonte encore aujourd’hui son dôme en témoigne. Ce n’est que pendant la révolution qu’elle connut sa transformation en caveau républicain. Avant de redevenir église, puis Panthéon, puis église, puis Panthéon…
Cette histoire est fort bien résumée dans le Dictionnaire historique des rues de Paris de Jacques Hillairet[iii] et savoureusement évoquée dans un chapitre du XIXe siècle à travers les âges, de Philippe Muray.
Le souvenir sépulcral, quelque peu rebutant, de l’intérieur du Panthéon me revient toujours lorsque je passe sur la place du même nom : avez-vous remarqué, en effet, comme ses murs sont aveugles ? On dirait d’un tombeau géant, comme hypertrophié. Or il se trouve que l’église Sainte-Geneviève (tel était son nom, à l’origine) possédait de grands vitraux dont les ouvertures furent murées à la Révolution. Le Dictionnaire déjà cité plus haut présente sobrement cette transformation :
« L’église, achevée au début de la Révolution, était loin d’être le monument de nos jours. Elle avait alors 42 hautes baies (on reconnaît leur emplacement dans les mornes façades actuelles), deux clochers de section carrée, de près de 40 mètres de haut…[iv] »
En cherchant bien, on pourrait conclure de cet emmurement que là où le catholicisme appelle et utilise la lumière et les couleurs comme moyens missionnaires, le sépulcral culte républicain des morts se plaît à une obscurité qui aurait un caractère pourquoi pas ésotérique, voire occultiste. Je ne m’attarderai pas sur ces considérations, qui sont exposées et développées avec érudition et ironie par Muray dans le déjà évoqué XIXe siècle à travers les âges (à ceci près que ce livre traite plus précisément des rapports du socialisme avec l’occultisme).
Toujours pour comparer la religion catholique et la religion républicaine appelée par les vœux de M. Peillon, il me semble que la seconde, fabriquée de bric et de broc par la seule volonté de quelques-uns, est terriblement datée. Et que, comme tout ce qui est daté, elle se démode.
 
Panthéonisez-les tous !
Qui, du reste, s’intéresse au Panthéon, de nos jours ? Oh, quelques touristes venus de loin doivent bien s’y égarer. Je ne saurais dire combien de Parisiens s’y sont aventurés.
Nos politiciens, en revanche, et quelques intellectuels aussi (pour ne pas mentionner les journalistes), parviennent encore, en se battant les flancs, à s’échauffer momentanément sur ce lieu de leurs rituels fatigués[v]. Et, de temps en temps, un président caresse le projet d’ajouter un grand homme à la liste des pensionnaires.
En ce moment, par exemple, l’individu-dont-j’ai-oublié-le-nom (etc.) manifeste cette haute ambition. On parle d’y mettre le corps d’une femme célèbre, car la Panthéon manquerait de femmes. Des noms circulent (Olympe de Gouges, Simone de Beauvoir…). Une consultation a même été lancée sur le site internet du Panthéon (attention, elle prend fin ce soir !). Personnellement, je n’ai pas profité de cette consultation, n’étant pas de la secte. J’aurais bien, sinon, proposé le nom de quelques femmes qui illustrèrent l’histoire de notre république : pourquoi pas Thérèse Humbert, Marthe Hanau ou, mieux encore, Marthe Richard (vous savez bien, la veuve qui clôt) ? Cette dernière me semble parfaite : vraie prostituée, fausse espionne (ses exploits de la Grande Guerre, intégralement inventés, lui valurent la légion d’honneur !), fausse résistante… Avec elle, on entre enfin dans le monde moderne : tout n’est que récit (pardon : story-telling), sauf le sordide.
Mais au fond, si ces gens aiment à prendre des vessies pour des lanternes, je leur suggère de transférer les cendres (comme ils disent) d’Emma Bovary, pionnière de l’esprit contemporain. Ce serait d'autant plus pratique qu’aucun de ses parents ne serait en mesure de s’y opposer.
En tout cas, de grâce, personne d’estimable ou de sérieux. Certains ont cité le nom d’Albert Camus. Pour ma part, je respecte trop cet esprit probe (avec lequel je me sens peu en commun, mais…) pour voir sa dépouille finir en un tel lieu. Qu’on laisse reposer son corps là où ceux qui l’aimaient – et ceux qui l’aiment – ont choisi de l’enterrer.
Proposition de renouvellement des pompes républicaines
Pourquoi, aussi, toujours se tourner vers les morts ? Et les vivants, alors ? Oui, créez donc un Panthéon vivant ; à peu près toute la classe politique y serait admise. Abrités de nos regards et de nos oreilles par les murs sourds et aveugles du grand édifice, les politiciens pourraient à loisir s’époumoner et s’empoigner sur leur interprétation du pacte républicain (tic de langage à la mode ; ne me demandez pas ce que cela signifie). Sans déranger personne, laissant chacun vaquer à ses occupations en paix. Chaque semaine, un détachement de la Garde Républicaine, musique en tête, viendrait ravitailler les grandes femmes et les grands hommes. Ce serait un spectacle édifiant pour les enfants et cela ferait prendre l’air aux magnifiques chevaux de notre gendarmerie.
Et lorsqu’il en mourrait un, de temps en temps, il pourra être enterré aussitôt, sur place. Dans un moment solennel, les politiciens rivaliseraient d’éloquence pour saluer sa mémoire. Et ils en seraient fort émus.

[i] Bloy évoque aussi un 14 juillet en ne cachant rien de ce que lui inspire la grossièreté de telles réjouissances, dans un beau passage de La femme pauvre.
[ii] Sinon quelques ossements et de vagues sentiments, comme l’annonce fièrement le dernier couplet de la Marseillaise, le plus allumé, le plus kitsch de tous ; je ne résiste pas à l’envie de vous le rappeler :
Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus.
Nous y trouverons leur poussière
Et la trace de leurs vertus (bis)
Bien moins jaloux de leur survivre
Que de partager leur cercueil,
Nous aurons le sublime orgueil
De les venger ou de les suivre.
Sublimement amphigourique, non ?
[iii] Magnifique ouvrage en deux lourds volumes, paru aux éditions de Minuit pour la première fois en 1963, et dédié à tous les Parisiens et amis de Paris. Indispensable.
[iv] J’aime assez ce mornes façades. Quelques autres entrées de ce dictionnaire, lorsqu’elles retracent des épisodes de la Révolution – et en particulier de la Terreur – qui s’y produisirent, me font soupçonner que le colonel Coussillan (vrai nom d’Hillairet) ne devait pas être un républicain des plus ardents. Mais je peux me tromper.
[v] Comment ne pas rappeler cette descente de François Mitterrand dans ces ennuyeuses cryptes, en 1981 ? L’homme, au milieu des grands hommes, seul avec toute une équipe de télévision… Je me demande à quel point Mitterrand, grand cynique, ne se moquait pas de ses admirateurs éperdus…

samedi 14 septembre 2013

Quelques relevés absurdographiques

Comme je me proclame absurdologue, autant vous faire profiter de quelques notes alimentant la patiente et désintéressée étude de notre monde que je prétends mener. Nommons absurdographie la discipline qui consiste à prendre ces notes. Cette quête, digne des travaux de Sisyphe, ne saurait se passer de l’absurdométrie, qui est la mesure de ce monde. Ensemble, elles nourrissent cette haute science – encore peu formalisée – que je prétends servir et que je nomme absurdologie.
Il est à regretter, toutefois, que l’absurdométrie n’en est qu’à ses balbutiements, voire à ses vagissements, les instruments qui la servent étant ces temps-ci facilement détruits (trop sensibles, peut-être). Patience !
Fumisteries
C’est là le titre d’une anthologie parue chez Omnibus en 2011 et que j’ai enfin pris le temps de lire sérieusement. Précisons qu’elle est sous-titrée Naissance de l’humour moderne, 1870-1914. Elle procure le plaisir ou la joie de relire quelques textes déjà connus ou disponibles par ailleurs – de Bloy (tirés surtout des Histoires désobligeantes et de l’Exégèse des lieux communs), de Villiers de l’Isle-Adam (principalement tirés des Contes cruels) ou encore d’Alphonse Allais – mais aussi de découvrir quelques autres plumes et cerveaux loufoques comme on en trouvait au Chat noir ou parmi les fumistes, les hydropathes et les zutistes.
Ma préférence va, parmi, ces oubliés, à un certain Gaston de Pawlowski – peut-être pas le plus drôle, mais assez prophétique quant à certains traits de notre époque, notamment en matière d’ennui, d’uniformité et d’absence de goût. Bien sûr, on y trouve aussi des noms allant de Flaubert à Jarry, en passant par Barbey, Huysmans, Cros…
Comme ces textes sont courts, il est possible de les lire aussi bien en bûcheron de la première à la dernière page – il y en a un bon millier – qu’en picorant selon son plaisir, son goût ou ses intérêts, voire au hasard, lequel est parfois un déguisement que revêt par humilité la Providence.
Un tel recueil permet de s’interroger sur notre époque : ne serions-nous pas devenus les personnages d’une longue épopée qu’essaierait d’écrire un hydropathe sévèrement attaqué par l’absinthe ?
Une chance au grattage ?
Qu’on en juge plutôt : récemment, un homme, ayant perdu la foi, a demandé à la paroisse où il avait été baptisé de faire rayer son nom du registre des baptêmes. En somme : d’annuler son baptême. Devant le refus de cette paroisse, le voici qui décide d’attaquer celle-ci en justice. Et qui l’emporte !
(Ici, chers lecteurs, vous n’aurez qu’à imaginer une ligne faite d’un savant entrelacs de points d’exclamation et de points d’interrogation, du meilleur effet à mon avis.)
La paroisse ayant fait appel, ce jugement a, Dieu merci, été annulé.
A ce sujet, j’ai apprécié deux remarques de Victor Loupan, entendues hies sur Radio Notre-Dame : les esprits modernes semblent avoir perdu de vue le fait qu’un baptême n’est pas l’adhésion à un parti politique (j’ajouterais pour ma part : ni à une société de pêche) mais un sacrement qui ne saurait être « défait » ou « annulé » ; et, si c’était le cas, pourquoi ne pas exiger que la Seine coule d’ouest en est ?
 
Sur les ondes
Pendant ce temps, une autre radio, France-Culture, proclame, tambourine et trompette sa présence ce week-end à la Fête de l’Huma. On ne refera pas nos amis les gens de gauche (journalistes ou artistes), qui se sentent encore obligés d’apprécier la conversation du cadavre d’un vieux bandit.
Je sais : je devrais quand même finir par comprendre que le communisme visait de nobles idéaux, ce qui le rend éternellement admirable, en dépit de tout ce qu’il s’avéra être.
 
Qui ???
Je me suis laissé dire qu’un homme dont le nom m’échappe, quoique je me rappelle qu’il m’évoque curieusement une province des Pays-Bas, et à qui des rumeurs prêtent de hautes fonctions dans notre belle France a prévu de parler dimanche soir au journal de 20h d’une chaîne de télévision connue pour louer du temps de cerveau à une pharmacie d’Atlanta qui a mal tourné…[i]
Eh bien, je n’en pense rien. Si ce n’est que je me félicite de ne plus avoir depuis quelques années un poste de télévision chez moi.


[i] Avez-vous compris quelque chose ? Peut-être un atavisme scandinave explique-t-il mon goût immodéré pour les périphrases ? Borges a étudié la chose bien mieux que je ne saurais vous le dire dans son Essai sur les littératures germaniques médiévales.

dimanche 8 septembre 2013

Un pays de conte de fées

Un récent survol de la presse suédoise m’a appris le passage du président Obama à Stockholm, sur le chemin de Saint-Pétersbourg. Occasion pour un journal de rappeler quelques clichés sur la Suède répandus, paraît-il, aux Etats-Unis.
 Exotisme
Il ressortait d’un article que j’ai pu lire que, selon les Yankis, la Suède serait en gros un pays peuplé de sociaux-démocrates blonds, dépressifs (voire suicidaires) mais sexuellement débridés. Voilà de quoi faire sourire poliment et avec quelque condescendance tout Suédois qui se respecte (lequel n’éclatera ou ne hurlera de rire que s’il a l’excuse d’être ivre ; autre cliché, peut-être, plus local ?).
Les Suédois ne seront pas les seuls à sourire : quels grands enfants, ces Américains ! Nous devrions cependant balayer devant notre porte.
Pour avoir personnellement quelques liens avec le pays qui nous intéresse aujourd’hui, je puis vous assurer que les clichés sur la Suède ne manquent pas ici non plus. Passons sur ceux que vous partagez, chers demi-frères gaulois, avec les Américains. Je n’énumérerai pas les remarques sur Abba[i] ou Ikea. Les plus cultivés me citent Bergman ou Strindberg[ii], et tous me demandent, lorsque je leur dis que je me rends en Suède tous les étés, s’il n’y fait pas trop froid[iii].
Pour clore cette énumération (certainement incomplète) de clichés, citons aussi la fascination que semble exercer l’élan[iv] sur les Allemands, si j’en crois des reportages diffusés sur Arte du temps où j’avais un poste de télévision ou publiés dans quelque Géo (édition allemande). Certains semblent même croire que les pendentifs d’oreilles en laissers d’élans sont une spécialité très portée. J’imagine le rire des paysans qui en vendent aux touristes allemands, rire sans doute aidé par quelques bières… Mais nous reparlerons plus loin et plus sérieusement de la Suède vue par des Allemands.
En fait, la Suède paraît receler bien des mystères pour les étrangers (comme d’autres pays, me direz-vous). A tel point qu’il y a quelques années, Jacques Chirac, lors d’une visite officielle, gratifia le roi Charles XVI d’un « monsieur le gouverneur général ». Gageons que le roi, qui est un homme bien élevé, se gardera bien, s’il le rencontre jamais, d’appeler « monsieur le gouverneur » un successeur de M. Chirac qui fait en ce moment plus de cas de l’avis du Congrès américain que de celui des Français. Mais glissons, glissons…
Peut-être au fond la vérité est que la Suède est un pays de contes de fées. Ce n’est pas moi qui l’ai écrit, mais un Suédois, un vrai, l’humoriste Tage Danielsson, dédiant un de ses livres au roi, « grâce à qui nous savons que nous vivons dans un pays de conte de fées »[v]. Voilà un point de vue sans doute républicain, auquel on a envie de répondre, en bon Français, que grâce à notre république nous savons que nous vivons dans un pays d’histoires drôles.
 
Vieille Suède et Suède nouvelle
Lorsque je vais en Suède, il me plaît de me plonger dans des lectures m’apprenant un pays révolu, encore plus lointain, peut-être, que la France d’autrefois. Ce peut être sur l’époque où la Suède était une puissance en Europe (un genre de Prusse en plus rustique et en moins forcé). Ou sur la vie de petites gens, en des endroits que je connais aujourd’hui, telle qu’ils la menaient jusque vers 1950 : des pêcheurs de l’Archipel de Stockholm. Quelques livres lus cet été m’ont fait apparaître des gens pauvres, mais pas malheureux ni envieux pour autant ; et habitués à une vie simple et rude. Des hommes et des femmes qui savaient lire et écrire au point de pouvoir, pour certains, noter ou raconter sur le tard quelques souvenirs d’un temps qui s’effaçait déjà. Ils s’y livrèrent sans artifices, ne se mentant pas sur leurs faiblesses ni sur celles de leurs prochains, mais connaissant – au moins par nécessité – la vertu du pardon ; et avec ça capables de vous citer à bon escient des passages des Evangiles[vi]. En somme, des gens plus civilisés que bien des bourgeois d’aujourd’hui.
Il reste peu de chose de ce monde si réel, aussi loin de l’idylle romantique que des noirceurs naturalistes. La modernité n’eût peu s’en accommoder.
Je parlais plus haut du cliché d’une Suède sociale-démocrate. Il n’est pas entièrement infondé, reconnaissons-le. A ce propos, jetons un rapide regard sur certains traits modernes qui me semblent typiques de cette démocratie sociale.
Deux traits anecdotiques pour commencer :
Jusque vers 1970, la politesse suédoise était d’une complication charmante et désuète ou insupportable et archaïque selon les points de vue ; on nommait une personne par son titre, quel qu’il fût, et, à moins d’être un intime, on s’adressait à elle à la troisième personne : « M. le directeur Larslund voudra-t-il un verre de cognac ? » Ces us tombèrent un beau jour et l’on passa, pour plus de simplicité, à un tutoiement généralisé et furieusement égalitaire. Ce qui dut scandaliser quelques personnes âgées. Personnellement, je me demande si cela simplifie vraiment la conversation : « Hmm… M. Larslund… euh… veux-tu un verre de cognac ? ». D’ailleurs, il se dit que certains jeunes s’essaient au vouvoiement (deuxième personne du pluriel ; forme déjà essayée par des libéraux au XIXe siècle, sans succès : cela faisait « vulgaire »). Cette tendance dont l’avenir nous est inconnu scandalise certainement quelques personnes âgées. L’intérêt de cette anecdote me semble résider dans le caractère éventuellement réversible d’un usage – sans qu’un retour à des formes en effet assez lourdes et intimidantes soit à envisager.
Une autre anecdote pourrait sembler plus inquiétante : la tentative menée par quelques esprits progressistes d’introduire un nouveau pronom personnel « neutre », qui permettrait de parler de quelqu’un sans faire de discrimination quant à son sexe – pardon : à son genre. A ce propos, j’ai récemment entendu dire sur France-Culture[vii] que la grammaire suédoise permet d’utiliser un pronom personnel neutre. La personne qui affirmait cela était visiblement ignorante de la nouveauté de cet artifice. Je m’explique : il se dit han, et elle se dit hon. Au neutre, il y aurait bien det, pour ceci ou cela. Mais c’est un pronom démonstratif, qui existe au masculin ou au féminin sous la forme den. Or voici que les susnommés progressistes voudraient imposer le pronom personnel hen, qui n’existe tout simplement pas. Une telle entreprise de modification par la force d’une langue ne me dit rien de bon. Elle a comme je ne sais quoi de totalitaire. Souhaitons-lui donc une mort aussi rapide que discrète.
La mort d’une mesure revêtant un caractère totalitaire n’est du reste pas impossible. Pour revenir aux Allemands, je me rappelle avoir vu, toujours sur Arte, il y a quinze ans environ, un documentaire allemand sur les Lapons. On nous y expliquait combien les Lapons avaient pu être maltraités par les autorités suédoises, norvégiennes ou finlandaises, lesquelles les auraient longtemps considérés comme des sous-hommes. Une femme d’un certain âge racontait qu’elle avait été dans sa jeunesse stérilisée en tant qu’asociale.
Ce documentaire m’avait alors irrité : de la part d’Allemands, c’était un peu l’hôpital qui se moque de la charité. Autant que je sache, ni les Suédois, ni les Norvégiens, ni les Finlandais n’ont pourchassé les Lapons pour les enfermer dans des camps en vue de les mettre à mort !
Cependant, en y réfléchissant, la mention de la stérilisation laisse un goût amer. Oui, dans le paradis social-démocrate, on stérilisa, par exemple, des idiots ou des alcooliques en tant qu’asociaux pendant quelques décennies. Cela dut cesser dans les années 1960 ou 1970, je ne sais pas précisément. C’est l’abandon de cette pratique terriblement hygiénique et moderne qui donne des raisons d’espérer.
Quittons maintenant la Suède et allons où vous voudrez. Regardez autour de vous. Comptez les avancées qui vous désolent, quelle que soit leur nature[viii]. Et espérez. Elles ne seront pas toutes éternelles !
Quand je vous dis que la Suède est un pays de contes de fées, où les envoûtements peuvent être réversibles !


[i] Pour moi, ce nom évoque plus une marque de conserves de poissons (surtout de harengs) qu’un groupe pop oubliable à mon goût…
[ii] Ce qui n’est déjà pas si mal. N’omettons pas non plus l’assommante vogue du polar scandinave.
[iii] Soyons justes : j’ai vu des Suédois étonnés de constater qu’à Paris, l’hiver, il peut neiger en abondance ; mais certains Français aussi s’en étonnent…
[iv] A propos d’élans : à Ingarö, près de Stockholm, des élans saouls ont été récemment dénoncés à la police. Ils auraient été enivrés par des pommes pourries qu’ils avaient trouvées au pied d’un arbre. L’amateur d’exotisme en sera pour ses frais : mais oui, il pousse des pommiers dans ce royaume de glace.
[v] Le livre est un recueil de nouvelles ou de contes comiques, intitulé Sagor för barn över 18 år, soit : Histoires pour enfants de plus de 18 ans. Navré de vous décevoir, mais ce n’est pas cochon. A l’époque de ce livre, dans les années 1960, le roi était Gustave VI.
[vi] Saluons ici des noms comme ceux de Frans Öhman et d’Ernfrid Karlsson. Deux pêcheurs de Långviksskär. Ils ne diront rien à la quasi-totalité de mes lecteurs, mais peu importe.
[vii] Décidément, j’aime bien relever les perles de cette radio omnisciente, qui vient de fêter ses cinquante ans. Je recommande au passage la lecture de ce qu’en dit Basile de Koch dans le dernier numéro de Causeur.
[viii] Vous ne vouliez quand même pas que j’afflige ce texte d’un hideux sociétal ! Ah non !

mercredi 4 septembre 2013

Géopolitique de comptoir ?

Avant de commencer, un avertissement s’impose : ne vous trompez pas au ton apparemment badin de cet article. Je vous suggère d’y voir une forme de politesse…
C’est attablé, tranquille, chez moi, plutôt qu’accoudé à quelque bruyant comptoir, que je me suis fait les réflexions qui suivent. Devant une savoureuse pinte d’India pale ale ou un flacon de Morgon 2004, doucement patiné comme un petit Bourgogne sans prétention servi localement ? Allez savoir…
 
Si vous voulez mon avis
Tout le monde parle de la Syrie, s’indigne, s’inquiète. Nos aimables gouvernants, invoquant de hauts sentiments humanitaires, balanceraient bien, tout en demeurant dans un confort aussi doux que le mien lorsque j’y songe, quelques missiles de ce côté-là du monde. Sans réfléchir, semble-t-il, aux buts d’une telle action, ni à ses possibles conséquences….
J’étais dans la perplexité quant à la manière de formuler de tels soupçons (puisque tout un chacun donne son avis, s’improvisant expert en géopolitique ou en stratégie), quand je tombai, en lisant Les abeilles de Delphes, de Pierre Boutang, sur un passage où il est question de don Quichotte :
« Quand il prend, en apparence, la justice pour fin (et en réalité la liberté de sa grande âme), sa démesure est cruelle, indifférente aux effets. Il délivre le jeune garçon du maître qui le fouette, mais sa "justice" s’épuise dans le moment : le garçon sera fouetté plus fort, laissé pour mort ; retrouvant plus tard don Quichotte il aura pour son "libérateur" les paroles amères que les pauvres de tous les temps sont amenés à prononcer contre ceux que le souci de leur grande âme, et non la charité catholique, pousse à soulager la misère des autres. »
Difficile, vous me l’accorderez, de citer de tels propos accoudé à un comptoir sans être interrompu… Plus sérieusement, tout y est, non ? Après les démonstrations viriles et généreuses qu’on nous promet, qu’adviendra-t-il des Syriens, et notamment des Chrétiens qui, pacifiques, endurent en plus des souffrances partagées avec leurs compatriotes des violences dont ils sont en particulier les cibles (de la part de qui ? d’un peu « tout le monde », c’est à redouter).
Le goût, à gauche (ou disons chez certains rrrépublicains), pour les guerres entamées au petit bonheur n’est pas d’hier, du reste. Je ne puis que vous renvoyer, outre ce bref passage (ou cette trop longue citation ?) de Boutang, au chapitre du Grand d’Espagne de Nimier (décidément !) qui a pour titre Les Girondins.
 
Avantages de la république
Cette situation, le comportement de notre cher président et quelques autres récents exemples me rappellent une conversation tenue voici quelques années avec un Anglais. Je ne me rappelle plus pourquoi celui-ci m’avait fait part de ses doutes quant aux capacités intellectuelles des membres de la famille royale de son pays.
- De quoi vous plaignez-vous donc ? lui avais-je répondu. Vous, au moins, on ne vous demande pas de choisir l’andouille suprême tous les cinq ans.
Evidemment, mon propos était quelque peu outré. Mais, en bon Français, j’avais sans doute préféré ce jour-là la caricature à la vérité pour le plaisir de faire un bon mot (lequel avait eu l’effet escompté). D’autant qu’il m’est arrivé de temps à autre d’être sensible à l’objection qui est le plus souvent opposée à ce que je nommerai par commodité ma sensibilité royaliste : la monarchie héréditaire ne peut nous garantir que jamais un imbécile ou un incapable ne montera sur le trône pour y exercer de hautes responsabilités auxquelles il serait inapte ; tandis que l’élection présidentielle au suffrage universel serait un mode de sélection assez dur pour écarter les individus dont la candidature serait par trop fantaisiste.
J’avoue avoir depuis quelques années des doutes.
Pendant ce temps, au Royaume-Uni, le premier ministre (qui n’est pas le chef de l’Etat, autant que je sache), a pris acte d’un vote du parlement opposé à ses intentions et s’y est plié. Devant une telle manifestation d’ordre et de mesure, j’ai failli pencher pour l’India pale ale